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C’est à un fascinant récit que nous convie A Not-So-New World de l’Américain Christopher Parsons, à la croisée de l’histoire environnementale, de l’histoire des sciences et de l’histoire du colonialisme européen. Dense et bien fourni en références bibliographiques (tout autant françaises qu’anglaises), l’ouvrage consigne une multitude de points de vue d’auteurs français ayant décrit l’environnement nord-américain aux XVIIe et XVIIIe siècles, principalement son climat et sa flore, mais aussi les activités humaines avec une emprise sur l’environnement (par exemple l’horticulture et l’agriculture). Sans chercher à évaluer la justesse des descriptions ou des constats avancés par les explorateurs, par les missionnaires et par les botanistes coloniaux, Parsons s’intéresse plutôt à diverses facettes de la construction et de la circulation d’un savoir environnemental, depuis les motivations des acteurs, leur rapport à l’État, l’importance de la recherche de la nouveauté, l’économie de la botanique et l’établissement de réseaux d’information. La question du savoir autochtone - sa crédibilité, son intégration partielle dans les réseaux savants de l’époque, sa difficile appréhension, sa traduction linguistique - y est finement étudiée.
L’un des principaux axes d’analyse consiste à déceler la part de nouveauté et de familiarité dans ce qui est entraperçu par les Français. Comme l’annonce le titre de l’ouvrage, l’auteur a surtout repéré des descriptions faisant écho à des espèces végétales et des paysages qui sont familiers aux voyageurs (chapitres 1 et 2). Pour Samuel de Champlain, Marc Lescarbot, Paul Le Jeune, Pierre Biard, Gabriel Sagard et d’autres commentateurs du XVIIe siècle, la Nouvelle-France n’est pas si différente de la France, écologiquement parlant. Ces visiteurs écrivent comme s’ils étaient chez eux en Amérique. Leurs récits laissent rarement transparaître des moments de choc et d’émerveillement.
Pour Parsons, ces descriptions familières du territoire, du climat et de la flore soutiennent implicitement l’idéologie coloniale ambiante : les travaux horticoles des Français, partout où ils s’installent, ne sont pas seulement liés à la survie d’un établissement colonial, ils sont en quelque sorte des « actes politiques de revendication territoriale » (p. 8), des moyens qui soutiennent une « politique écologique » (p. 11). Quoique familière, la flore découverte était dite « sauvage », imparfaite, mais réhabilitable grâce à l’intervention française et l’introduction de pratiques horticoles et agricoles européennes. Cette vision coloniale optimiste portait aussi ses espoirs sur un climat hivernal trop rigoureux, qu’une colonisation française pourrait adoucir, croyait-on (p. 19, 23). Les missionnaires aussi sont imprégnés de cette idéologie, puisqu’ils cherchent à sédentariser les peuples autochtones nomades qu’ils rencontrent (chapitre 3), sans grand succès, au final.
Parsons dénote un changement de paradigme au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, alors que des auteurs comme l’arpenteur Gédéon de Catalogne, le baron de Lahontan, le colon Pierre Deliette font valoir les limites de cette vision coloniale (chapitre 4). Ainsi, au XVIIIe siècle, plus personne – ni colons ni administrateurs – ne croit que l’environnement de la Nouvelle-France partage une familiarité essentielle avec la France (p. 150). Les colons n’envisagent toutefois plus de cultiver les productions locales américaines, mais ont plutôt foi en l’importation d’espèces européennes. Les observateurs utilisent aussi plus amplement des termes autochtones pour décrire des espèces locales qui n’ont pas d’équivalents français. Accentuant cette tendance, des représentants de la science européenne s’intéressent de près à l’environnement nord-américain et alimentent les botanistes européens en renseignements nouveaux. Correspondants de l’Académie royale des sciences, Michel Sarrazin et Jean-François Gaultier mettent l’accent sur le caractère typiquement américain des espèces qu’ils rencontrent en Nouvelle-France (chapitre 5). Les grilles de description et les circuits en place ont la vertu de faire circuler des informations sous forme standardisée depuis les colonies vers un centre métropolitain où des spécialistes s’activent à compiler le tout. Ils ont toutefois l’inconvénient d’occulter les détails de la provenance locale et de marginaliser les savoirs autochtones, puisque la paternité des informations s’évanouit presque systématiquement lorsque les spécimens traversent l’océan pour atteindre la tête des réseaux officiels dominés à Paris par les botanistes des jardins du roi. Le phénomène est plus particulièrement décortiqué dans l’étude de la « découverte » du ginseng par le jésuite Lafitau (chapitre 6), où Parsons confronte le discours des botanistes coloniaux et métropolitains qui cherchent à légitimer leurs voix au sein ou en marge des réseaux savants officiels.
L’ouvrage de Parsons nous rappelle avec force que les textes des premiers voyageurs et géographes de la Nouvelle-France sont teintés par leur formation et leurs intérêts, par les préoccupations d’une époque, par l’horizon d’attente du lectorat, par les grilles d’analyse en vogue. Sa thèse est séduisante. Elle reflète les préoccupations de l’histoire récente des sciences, qui a aussi perçu des changements significatifs dans la façon d’appréhender le monde au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. L’historien a le mérite d’évaluer les effets de ces changements chez différents acteurs, incluant ceux qui sont sur le terrain, qu’ils soient partiellement intégrés aux réseaux plus officiels ou qu’ils soient à leur marge. On apprécie notamment les appels faits aux textes de l’abbé Gosselin à Beauport, de Pehr Kalm en visite dans la vallée du Saint-Laurent, de l’ingénieur François-Madeleine Vallée à Louisbourg et du jésuite Joseph François Lafitau à Kahnawake. Par comparaison, ces auteurs situés à la périphérie des circuits étatiques nous permettent de constater à quel point les savoirs autochtones ont pu être occultés dans les circuits officiels. Parsons en profite également pour rappeler comment les Autochtones n’ont certainement pas d’emblée partagé les savoirs botaniques qui leur appartenaient.
Si la démonstration d’un changement de paradigme est séduisante, elle ne convaincra peut-être pas totalement ses lecteurs. Que les premiers auteurs de la Nouvelle-France décrivent de façon familière le paysage de la côte nord-est américaine, c’est beaucoup en raison de sa « continuité botanique » avec l’Europe. Dans les Antilles, l’exotisme du climat et de la flore est plus palpable. Que les Européens décrivent dans leurs textes une Amérique familière ou bien une Amérique étrangère, l’idéologie coloniale est toujours présente. Si parfois les textes d’époque s’appesantissent sur le singulier, c’est peut-être aussi dans un souci d’intriguer le lectorat européen, d’assouvir l’attrait de l’étrange, de faire valoir une expertise acquise sur le terrain, après plusieurs années d’observation. Le témoignage de Gédéon de Catalogne a ceci de pertinent qu’il est écrit par quelqu’un de présent en Nouvelle-France depuis près de 30 ans. Sa connaissance est évidemment plus profonde que celle des voyageurs de passage (comme Lescarbot par exemple). Et si, à l’inverse, des textes n’arrivent pas à déceler les spécificités des espèces nord-américaines, c’est peut-être aussi par manque de compétences, de connaissances, de vocabulaire et d’outils intellectuels disponibles pour décrire ces nouvelles espèces. La façon de décrire l’environnement dépend tout autant du contexte colonial dans lequel prend part l’acte de description, que des traits de la personne qui commet cet acte, sa formation, son habileté, son enthousiasme…
Malgré ces réserves quant à la grille d’interprétation de l’historien, il ne faut pas bouder son plaisir et s’empêcher de lire un ouvrage qui permet de revisiter et de lire différemment les premiers auteurs de la Nouvelle-France, au contraire. Un second opus dans le même esprit, sur la faune locale et le rapport des colons au monde animal, serait tout autant fascinant.