Corps de l’article

Les réflexions sur l’identité et la formation des élites en territoire canadien foisonnent depuis le tournant des années 2000, comme en témoigne le nombre important de mémoires et de thèses publiées sur le sujet. La monographie de Lysandre St-Pierre, tiré de son mémoire de maîtrise terminé en 2016, ajoute une pierre à cet édifice. L’auteure y propose un examen du processus de construction de la culture élitaire au sein d’une petite ville régionale (Joliette), réalisé à partir d’une perspective franchement socioculturelle – en phase avec les récents développements de l’historiographie dans ce champ. La démarche s’articule autour de trois objectifs : mesurer l’impact de la sociabilité dans la construction de l’identité élitaire joliettaine, étudier les rapports de genre qui sous-tendent cette même sociabilité et enfin observer le rôle de la culture matérielle dans l’affirmation de cette identité (p. 14-15). L’analyse, qui s’appuie en grande partie sur des fonds de correspondance privée et un dépouillement systématique des hebdomadaires régionaux, s’effectue en prenant à témoin « l’évolution de la vie d’un couple de l’élite à Joliette entre 1860 et 1910 » (p. 22).

L’ouvrage, composé de quatre chapitres, reprend à quelques détails près la structure du mémoire. Le premier chapitre rend compte des différents lieux de rencontre entre jeunes gens, et dans le prolongement des premières fréquentations, de la formation du nouveau couple. Si l’idée est en soi intéressante, elle aurait bénéficié d’une mise en contexte plus approfondie du milieu joliettain, notamment en situant la ville à l’étude par rapport à d’autres agglomérations de taille semblable, en brossant sommairement l’évolution de sa structure démographique (à l’aide de recensements nominatifs par exemple), et enfin en présentant les principaux groupes familiaux interpellés par l’analyse – en marge des Tellier et des Baby, dont les correspondances sont au coeur de l’analyse. En dépit de ces lacunes, l’auteure parvient à décrire de manière vivante et juste les rituels qui rythment la vie sociale de l’époque, qu’ils soient attachés au calendrier religieux ou non. Des fêtes chrétiennes aux soirées dansantes, en passant par la visite du bazar, l’auteure nous introduit à l’éventail des situations qui s’offrent aux jeunes gens pour des rencontres. Le dépouillement des journaux locaux donne une belle profondeur à cette trame et l’analyse des correspondances des familles Tellier et Baby permet à l’auteure de mettre en évidence l’instrumentalisation de ces pratiques rituelles par les élites locales.

Le parcours du couple-modèle – personnifié en fait par différents couples – se poursuit au second chapitre avec la vie maritale. L’apport des journaux locaux apparaît ici névralgique, dans la mesure où ces derniers représentent un des principaux leviers de la construction d’une culture de référence pour les élites. Pour St-Pierre, ces journaux relaient et « propagent des images stéréotypées, semblables à celles présentées dans les guides moraux et manuels de politesse diffusés à travers le Québec » (p. 64). De la figure d’autorité du père à l’éducation des enfants, ces manuels construisent des modèles qui trouvent un certain écho dans les représentations joliettaines. Le récit sur le rituel des cadeaux de mariage offre de belles pistes d’analyse sur la distinction et la formation du lien social des cercles de privilégiés. Mettant à contribution une approche ethnologique, l’auteure fait découvrir au lecteur tout un pan de la culture matérielle qui supporte les rituels élitaires.

Cet intérêt pour l’univers matériel des élites occupe un espace encore plus grand dans le chapitre suivant, consacré à l’étude d’une maison construite pour le notable Joseph-Adolphe Renaud. Mobilisant les théories de l’architecte Thomas Markus sur les relations à l’espace, l’auteure présente la richesse du mobilier de la famille Renaud ainsi que les codes qui régissent cet environnement où chaque pièce a une signification particulière. L’exercice, qui a nécessité la récolte de témoignages et des observations sur le terrain, permet de restituer les formes et les objets rattachés à une maison bourgeoise du second XIXe siècle. Sans mise en contexte étoffée du bâtiment dans l’environnement joliettain ni comparaisons avec d’autres habitats de la région, il demeure toutefois difficile de savoir jusqu’à quel point le cas de la maison Joseph-Adolphe Renaud est représentatif des pratiques élitaires. Cas exemplaire ou non, le chapitre témoigne tout de même de la porosité des frontières entre vie privée et vie publique.

Le quatrième et dernier chapitre invite à sortir du microcosme du couple pour examiner de quelles manières il participe à la vie civile et tisse ultimement des liens avec ses semblables. La démarche rend compte de la vie associative, de la participation des hommes influents à l’aménagement de la ville et du développement des loisirs dans cet environnement urbain en pleine croissance. De la même façon que dans les deux premiers chapitres, l’auteure axe son analyse sur la mise au jour des mécanismes de la sociabilité informelle qui alimentent le processus de formation des réseaux élitaires. Ici aussi, St-Pierre trace aux lecteurs tout un panorama des différents lieux d’expression des groupes influents de la ville. Cette mise au jour exclut cependant une analyse systématique des réseaux qui occupent ces lieux ; la publication en annexe des listes de membres des organismes, institutions et associations auxquels participent les élites (membres de l’Institut d’artisans ou de l’Union Saint-Joseph de l’Industrie, officiers de la corporation municipale, listes d’élèves des collèges, etc.) aurait notamment permis de rendre plus explicite la cohésion des cercles élitaires évoquée à quelques reprises.

En bout de ligne, sur le plan de l’appréciation de la sociabilité dans les milieux ruraux et bourgeois, la démarche de l’auteure s’inscrit dans le sillon des travaux de Françoise Noël (2003) et de Maude-Emmanuelle Lambert (2005, 2007), dont elle prolonge le souffle. Par ailleurs, la place occupée par le discours normatif dans la démonstration nous apparaît plus importante que celle annoncée au point de départ. La sociabilité propre aux réseaux d’élites joliettaines est certes mise en scène, mais la manière avec laquelle elle s’ancre le discours normatif ambiant de l’époque (à l’échelle de la vallée laurentienne) s’impose. St-Pierre accorde ainsi un espace important à la construction de la norme plutôt qu’aux différents individus qui constituent le groupe d’élites en tant que tel. Le menu n’est pas destiné aux historiens attachés à l’empirie : la perspective adoptée ne cherche pas à établir le profil social des membres du groupe qui partagent une sociabilité particulière, pas plus qu’à établir une analyse fine des réseaux qui le constituent et l’animent. L’auteure dépeint plutôt la naissance et la structuration d’un environnement petit bourgeois dans une agglomération rurale en analysant un vaste ensemble de discours, de pratiques, de normes, de règles et de symboles qui concourent à définir les contours d’une sociabilité idéale pour encadrer cette élite naissante. Aussi, si certains raisonnements relatifs au statut d’élite apparaissent circulaires (ex. « L’objectif de l’élite est de se distinguer économiquement, socialement et culturellement », p. 62 ; voir également p. 77 et 99), ils doivent être appréciés à l’aune de cette sociabilité de référence que l’auteure cherche à circonscrire.

La définition large de la fibre élitaire embrassée d’entrée de jeu (p. 11-12) engendre en quelque sorte cette ornière épistémologique, particulièrement lorsque couplée au cadre d’analyse de la sociabilité de Markus retenu par l’auteure (p. 14). Conçu sur une dialectique inclusion/exclusion, ce cadre laisse en effet peu de place aux zones grises, confinant du même coup à une conception étroite de la reproduction sociale, ou les laissés-pour-compte n’occupent qu’un espace restreint (p. 77). La démonstration fait donc l’économie d’une réflexion sur les effets de la mobilité sociale et des conflits sur l’apparente cohésion des élites, qui apparaissent le plus souvent comme un tout homogène. Une absence qui traduit encore une fois les finalités de l’analyse : tracer les contours d’un modèle culturel véhiculé par certains médiums et institutions qui trouve écho dans la communauté joliettaine.

Au final, l’auteure livre aux spécialistes un large éventail de représentations de la petite bourgeoisie au tournant du XXe siècle, fruit d’un imposant travail de dépouillement des imprimés de l’époque. L’étude réserve également une place accrue à la dimension matérielle de la culture élitaire, ouvrant de belles perspectives. Il faut toutefois souligner que ce labeur n’est pas toujours bien appuyé par l’éditeur, alors que les mailles du mémoire apparaissent à découvert à quelques endroits. Néanmoins, en liant les approches propres à l’histoire, à l’ethnologie et à l’architecture et en prenant le pari des enquêtes de terrain, l’auteure propose une lecture stimulante de la formation de la culture élitaire dans un contexte régional.