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La loi spéciale imposée contre la grève étudiante en 2012, qui donna lieu à un mouvement de désobéissance civile, a servi d’inspiration aux auteurs de Grève et paix afin d’interroger à nouveaux frais la dimension politique des lois d’exception en régime démocratique libéral. Pourquoi, au Québec, les lois spéciales – imposées aux travailleurs – ne sont-elles plus du tout « spéciales » ? Comment expliquer la raréfaction de la grève, principal moyen d’action du syndicalisme ? Deux questions auxquelles cet ouvrage nous offre de précieux éléments de réponse. Cette histoire de la grève au Québec au prisme des lois spéciales imposées par les gouvernements successifs depuis les années 1960 a le mérite de déterrer les épisodes d’un enjeu du monde du travail qui aujourd’hui ne suscite plus la controverse ; les lois spéciales n’ayant plus de spéciales que leur nom. À partir d’une documentation peu traitée (délibérations du ministère du Conseil exécutif) et d’une perspective comparative avec le reste du Canada, les auteurs en viennent à étayer, pour le Québec, la thèse de Léo Panitch et de Donald Swartz – développée à partir du cas canadien – selon laquelle les lois spéciales tendent à s’inscrire dans le quotidien des relations de travail et révèlent le caractère répressif du régime néolibéral. L’originalité de l’ouvrage tient également à la combinaison d’une analyse des stratégies gouvernementales autant que de celles des syndicats.
Le premier chapitre nous plonge dans les ramifications de l’encadrement législatif de la grève. Considérée comme une liberté au XIXe siècle, la grève n’est pas elle-même criminalisée. Dès lors qu’elle devient un droit reconnu par les lois du travail, au Canada comme au Québec en 1944, elle devient l’objet de nombreuses restrictions, d’amendes et de mesures répressives – paradoxe qu’avait d’ailleurs déjà souligné Walter Benjamin en 1920, auquel les auteurs auraient pu se référer avec profit[3]. L’action syndicale est alors encastrée dans la régulation étatique et la grève rendue illégale pour la majorité des travailleurs, puisque ce droit n’est pas accordé aux non-syndiqués ni au secteur public (avant 1964-1965). Le Code du travail adopté dans la foulée de la Révolution tranquille soumettra ce droit au respect de nombreuses procédures et délais et surtout, insistent les auteurs, rend impossible l’organisation de grève de nature politique. Dans les années 1960, ce droit n’exclut par ailleurs en aucun cas le recours aux injonctions des tribunaux, assorties de lourdes amendes et de peines d’emprisonnement. Les auteurs défendent que c’est la menace portée à la légitimité des institutions judiciaires, entraînée par la désobéissance récurrente aux injonctions, qui convaincra les gouvernements de recourir plus souvent aux lois d’exception, considérées comme la « solution miracle ».
Le deuxième chapitre rend compte de l’intégration des lois spéciales à la pratique gouvernementale dans la période de 1965 à 1980. Au Québec, non seulement ces lois deviennent de plus en plus fréquentes avec le temps – plus que partout ailleurs au Canada –, mais également de plus en plus sévères. Elles modifient les stratégies syndicales en incitant les organisations à développer un front politique, à côté des enjeux de relations de travail, afin de contester le caractère répressif de l’« État-patron ». La radicalisation des conflits profite tout de même aux travailleurs qui font de nombreux gains, tout en tirant vers le haut les conditions de tous les travailleurs. L’arrivée du Parti québécois (PQ) au pouvoir, parti largement appuyé par le mouvement syndical, se traduira certes par certaines augmentations de salaires et la consolidation des droits syndicaux, conformément à son « préjugé favorable aux travailleurs », mais n’interrompra pas la longue liste de lois spéciales. Ces lois traduiraient toutefois une volonté, durant ce premier mandat, de « résolution des conflits de travail » plutôt que de répression.
Mais dès le deuxième mandat du PQ (1980-1985), auquel les auteurs consacrent un chapitre complet, l’usage des lois spéciales retrouve son caractère répressif à un degré inédit dans l’histoire du Canada, provoquant des bouleversements majeurs dans les relations de travail qui contribueront à l’établissement du néolibéralisme au Québec. La « thérapie de choc » du deuxième gouvernement Lévesque pour régler la crise des finances publiques se traduira par des baisses de salaires et une réduction des pensions de retraite, mais surtout par des lois spéciales dont la répression établira un lourd précédent. Dans son action législative contre la grève illégale de 1983 (loi 111), le gouvernement, parmi d’autres mesures répressives, s’octroie le pouvoir de soustraire des années d’ancienneté aux contrevenants. Cette dernière mesure – suggérée pour la première fois par Gérald Godin comme nous le révèlent les délibérations du Conseil exécutif déterrées par les auteurs – serait une première dans l’histoire des lois spéciales, par son application individuelle et ses effets permanents. À cette loi s’est ajoutée, en fin de mandat, la consolidation du Conseil des services essentiels à titre de régulateur permanent des conflits de travail de la fonction publique (loi 37), ce qui anéantit tendanciellement la possibilité de la grève dans la fonction publique.
À partir de cette période transitoire, les lois spéciales se normalisent et ne font alors plus l’objet de débat politique. Les syndiqués se résignent à l’idée que la grève n’est plus un moyen d’action pertinent, puisque les lois spéciales vont décréter inévitablement leurs conditions de travail. Leurs demandes deviennent ainsi « raisonnables » et flexibles. Enfin, durant la période de 1994 à 2012, la conformité à la loi observée par les syndicats est interprétée comme une stratégie – mise en échec – visant à « éviter le pire ». La diminution du rythme des lois spéciales durant cette période se comprendrait, elle, comme la conséquence du fait que les seules menaces de lois spéciales suffisent à obtenir les concessions de la part des syndicats.
Sur une note critique, le lecteur pourrait être insatisfait par la fragilité des liens de causalité établis entre l’établissement du néolibéralisme et le régime d’exception permanente. Cette idée aurait mérité des développements plus conséquents. Enfin, la question de l’exceptionnalité du Québec dans la fédération canadienne, tant en termes du nombre de lois spéciales que de sévérité des peines, demeure peu expliquée, outre l’évocation de la centralisation des négociations du secteur public.
Parties annexes
Note
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[3]
Walter Benjamin, « Critique de la violence » dans Oeuvres I, trad. Maurice de Gandillac et al. (Paris, Gallimard, 2000), p. 210-243.