Ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage que de nuancer le tableau d’une province de Québec monolithique, sous la férule de l’Église catholique durant les trois dernières décennies du XIXe siècle. Jean-Philippe Warren a reçu le prix du Gouverneur général pour cette étude minutieuse qui examine les multiples facettes d’Honoré Beaugrand, du politicien à l’homme de lettres, en passant par le journaliste et le patron de presse. On y découvre l’apprenti soldat qui s’installe à Montréal en 1865 pour entrer à l’École militaire. Le jeune Chasseur revêt l’uniforme français pendant la guerre du Mexique. En 1871, il immigre en Nouvelle-Angleterre, où il épouse une protestante, Eliza Walker. Il s’affilie à la loge maçonnique King Philip et dirige plusieurs journaux de langue française destinés à ses compatriotes émigrés. La presse des États-Unis fait alors figure de modèle : dès qu’il revient au pays en 1878, Beaugrand utilise son expérience américaine pour rénover un système d’information québécois miné par des luttes intestines. Son audience est telle qu’il se fait élire maire de Montréal en 1885, à 36 ans, et réélire en 1886, cédant volontairement sa place à un candidat anglophone (John Caldwell Abbott) en 1887. La métropole est alors en pleine expansion, dépassant les 150 000 habitants. Le port favorise son essor économique : c’est « une immense plaque tournante du commerce de la farine, du sucre, du grain et du coton » (p. 282). Agglomération à moitié anglaise, sa prospérité est liée aux îles Britanniques et aux États-Unis, qui achètent ses produits manufacturés (papier, textile, alcool, tabac, etc.). Le journalisme y est un tremplin pour la politique : les deux carrières vont de pair. Mais l’ascension du maire libéral va être freinée en raison des transformations et du brouillage du paysage politique. Il aura néanmoins fait preuve de sang-froid et de détermination pendant son mandat. En 1885, la variole fait près de 6000 victimes, canadiennes-françaises à 90 %. Le maire se débat pour faire adopter par une population rétive des mesures prophylactiques de vaccination. La même année, le procès et la pendaison de Louis Riel mettent en émoi le Canada français et suscitent une vague de protestation sans précédent, à laquelle se joint le maire de Montréal. L’analyse dégage la présence au Canada français d’un pôle contestataire – républicain, radical et agnostique. Loin de suivre le conformisme religieux ou de faire mine de s’en accommoder, cette force politique s’oppose frontalement à la puissance de l’Église catholique. Après la lecture de cet ouvrage, devant les chiffres de vente de La Patrie, il n’est plus possible de considérer ce courant comme une fraction marginale de la société québécoise. Beaugrand fonde ce journal en 1879 et le dirige jusqu’en 1886. Il en reste propriétaire jusqu’en 1897. C’est une feuille importante dans l’histoire de la presse au Québec : son tirage initial à 5000 exemplaires passe rapidement à 8000, prenant une ampleur considérable dès le début des années 1880 grâce à des « améliorations technologiques qui mettent le quotidien au diapason de ce qui se fait de mieux en Amérique du Nord » (p. 273). Les combats dans l’arène politique et journalistique sont rudes : pour ne pas risquer l’excommunication, il est nécessaire d’adopter des stratégies de contournement à l’égard des préceptes de l’Église. Les lecteurs se délectent du registre de l’allusion et du sous-entendu, des jeux de mots et d’esprit qui caractérisent La Patrie. Beaugrand joue-t-il la carte de la Confédération pour mieux s’opposer aux ingérences politiques du clergé ? Nationaliste canadien-français, il se veut un loyal partenaire de ses compatriotes anglophones. Sa francophilie ne l’empêche pas de prôner …
Warren, Jean-Philippe, Honoré Beaugrand. La plume et l’épée (1848-1906) (Montréal, Boréal, 2015), 534 p.[Notice]
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Gérard Fabre
Chercheur au CNRS, Institut Marcel Mauss, Paris