Corps de l’article
L’exploitation des ressources naturelles de l’île d’Anticosti a toujours suscité de vifs débats dans l’opinion publique. Si l’appât des hydrocarbures est aujourd’hui un enjeu majeur, c’est l’exploitation forestière qui était au coeur de son développement dans les années 1930. L’historien Hugues Théorêt revient ainsi sur un événement a priori bien ordinaire – la volonté d’intérêts étrangers d’acquérir l’île en 1937 pour en tirer profit – afin de traiter plus largement du système de défense canadien durant la Seconde Guerre mondiale. Bien des ouvrages se sont consacrés à la participation des troupes canadiennes en Europe et à la reconnaissance du Canada au lendemain du conflit (Keshen, 2007). Dans la plupart des cas toutefois, la guerre paraît toujours bien loin, assourdie par l’immensité de l’océan. Or, si la présence de sous-marins allemands dans le golfe et le fleuve Saint-Laurent n’est plus à prouver (notamment après les ouvrages magistraux de Hadley [1985] et de Sarty [2012]), il reste encore bien des choses à dire et à écrire sur la perception des Canadiens et des Canadiennes face à ces attaques intérieures.
Les éditions du Septentrion publient ainsi un court ouvrage de six chapitres pour répondre à la question. L’introduction présente le mystère qui sera, au fil des 186 pages, démystifié. L’auteur cherche à comprendre les motivations derrière la tentative d’achat de l’île d’Anticosti par des investisseurs allemands à la veille du déclenchement des hostilités. Le projet était-il issu de stratégies militaires destinées à ériger un point de ravitaillement directement dans les eaux ennemies ? Comment a été perçu ce dessein chez les autorités canadiennes et la population en général ? Pour répondre à ces interrogations, Théorêt a non seulement plongé dans les archives nationales allemandes et les archives de la Défense nationale canadienne, mais elle a également épluché des récits et des témoignages d’Anticostiens et analysé, de façon exhaustive (et là est sans doute l’apport majeur de l’ouvrage !), douze journaux canadiens, du Québec et de l’Ontario, autant francophones qu’anglophones. Jusqu’à maintenant, ses sources n’avaient été que peu exploitées sous cet angle.
Le premier chapitre dresse un bref historique de l’île d’Anticosti depuis l’époque où les Autochtones y chassaient l’ours jusqu’à son achat par une papetière au début du XXe siècle. Une fois le contexte mis en place, Théorêt se dirige ensuite rapidement vers son objet d’étude. Dès le second chapitre, il explore les prémisses de la Deuxième Guerre mondiale. L’auteur s’attarde à un épisode spécifique. En 1937, une équipe d’experts et d’ingénieurs allemands visite l’île dans le but de s’en porter acquéreurs afin d’y exploiter le bois. La nouvelle fait la manchette et suscite une vive controverse. Théorêt s’intéresse surtout à la réaction du premier ministre King et à la nature inquiétante de cette expédition.
Le chapitre trois se consacre à la perception de la presse face à ce projet. Théorêt la compare carrément à une « psychose nationale ». Il y résume la bataille que se livrent King et Bennett sur la scène fédérale au sujet de l’avenir de l’île, de l’enquête qui a cours et de la sécurité des eaux du golfe du Saint-Laurent. Le chapitre suivant raconte l’entrée en guerre du Canada, qui pousse le gouvernement à mieux planifier son système de défense. Sur la scène provinciale, c’est au tour de Duplessis et de Godbout de s’affronter au sujet de l’épisode de 1937.
Le chapitre cinq est assurément le plus intéressant. Alors que l’Allemagne intensifie ses attaques dans l’océan Atlantique, la Marine royale canadienne s’emploie à se développer, à accroître sa flotte et à inaugurer des bases navales. Les premières attaques de sous-marins allemands ont lieu dans le golfe en 1942. Comme l’écrit Théorêt, « le Canada est attaqué sur son territoire pour la première fois » depuis 1866. L’auteur revient une fois de plus sur les débats à l’Assemblée nationale, rapportés par la presse. Le dernier chapitre redonne la parole aux journaux. L’« affaire Anticosti » devient littéralement « une arme politique à deux tranchants » pour l’Union nationale. Cette redondance des débats entre Duplessis et Godbout, au sujet de la protection du territoire, fait sans contredit partie des points faibles de l’ouvrage. L’auteur aurait gagné à mieux synthétiser le sujet. Il aurait également pu éviter de lister les différents navires torpillés dans le fleuve, d’autant plus qu’un tableau en dresse le bilan en annexe.
Si le titre de l’ouvrage porte sur Anticosti, l’histoire de l’île et de ses habitants en cette période trouble est plutôt laissée de côté, voire constamment reléguée en arrière-plan, ce qui est somme toute bien dommage. Ayant été aux premières loges de la bataille du Saint-Laurent (1942-1944), il aurait été intéressant d’explorer davantage cette facette. Théorêt revient très brièvement, et assez inopinément il faut le dire, à la fin du dernier chapitre, pour consacrer deux maigres pages sur le sort de la villa Menier et de l’île après la guerre. L’auteur se sert plutôt du prétexte de la tentative d’achat de l’île d’Anticosti en 1937 pour reconstituer la trame des événements qui ont lieu dans le fleuve Saint-Laurent, et pour évaluer leur impact sur la scène politique et journalistique canadienne.
Tout en résumant le contexte qui secoue le Vieux Continent, Théorêt réussit à faire revivre un épisode de notre histoire – plus modeste certes – qui va lancer une réflexion de la part des deux paliers de gouvernement au sujet du niveau de sécurité et de défense du Canada, devant la présence d’espions allemands et d’attaques répétées de « loups gris » dans le fleuve Saint-Laurent. Ses recherches en archives ne lui permettent pas d’alléguer une nature autre que commerciale à l’expédition allemande, mais il démontre toutefois avec brio à quel point cet épisode a soulevé les passions et comment il a servi de bouton déclencheur pour renforcer la défense nationale.
Malheureusement, l’ouvrage n’offre que peu de mise en contexte, tant historique qu’historiographique. L’auteur suppose que le lecteur est avisé et qu’il possède déjà les connaissances pour remettre l’épisode dans son contexte plus général. Formulé d’abord et avant tout pour le grand public, avec une documentation moins étoffée que nous aurions pu le souhaiter, cet ouvrage gagne toutefois son pari d’attiser la curiosité et d’y répondre franchement.