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Selon Martin Petitclerc, dans Why Did We Choose to Industrialize ?, j’écarte la question centrale de la formation de l’État et ainsi relègue à l’arrière-plan toute question politique. Donc, mon livre « risque de limiter notre capacité à développer un savoir historique critique sur le capitalisme[2] ».
Pour moi, la question centrale fut autre chose : pourquoi, dans cette colonie de peuplement, avons-nous choisi de remplacer une économie morale par une économie libérale ? Afin de répondre à cette question, je l’aborde par le local et, ce faisant, je modifie considérablement notre vision de l’État. Au lieu de voir l’État par le haut, on le voit par le bas.
Grâce à ce changement de perspective, on voit apparaître la raison d’être de l’État lui-même. Il se révèle comme une structure complexe de contrôle des échanges de choses, afin d’assurer la stabilité de l’unité économique de base de cette colonie de peuplement : les foyers de petits producteurs marchands, organisés pour la plupart en unités familiales. Cela n’est pas la seule tâche de l’État, mais dans cette colonie de peuplement, elle en constitue la plus importante.
Cet « État des choses » intervient quotidiennement dans la vie des Montréalaises et Montréalais au début du XIXe siècle. Il encadre, compte, inspecte et rend légitimes des milliers de transactions par jour. Il contrôle la formation et supervise la dissolution des familles, car elles sont les unités productives clés. Cependant, ici à Montréal, en l’espace de quelques décennies, cet État des choses, qui se développe en Europe depuis près de mille ans, s’effondre. Ainsi, mon livre est plutôt une étude locale de la transformation de l’État que de sa formation.
Une lutte démocratique précise domine l’historiographie québécoise de cette période, soit les Rébellions de 1837-1838. Or, vues de Montréal, les Rébellions me semblent prendre une tout autre signification que l’historiographie québécoise leur prête.
J’analyse en détail l’élection partielle de 1832 et les événements à Montréal avant et après les Rébellions, mais ces moments sont insérés dans une chronique de lutte cosmopolite. Car je considère qu’on établit la nature des rapports avec le pouvoir impérial par la recherche historique ; ces rapports ne sont pas prédéterminés par une quelconque identité nationale préexistante. De plus, la formation de ces identités coloniales - complexes, contradictoires et cosmopolites comme elles le sont - mérite une attention particulière, vu leurs rôles fondamentaux dans le brouillage subséquent des inégalités socio-économiques et politiques au Canada, dont l’effacement historique des Premières Nations compte parmi les plus importants.
Je commence par les perceptions populaires de la justice et les actes de désobéissances civiles aux marchés. Ma chronique des Rébellions prend fin avec la conceptualisation très restrictive de bien public prônée par le Conseil spécial dans sa refonte complète du droit bas-canadien entre 1838 et 1840.
Je passe tout de suite à une analyse d’un cas d’étude de la formation de classe : la promotion sociale des médecins. Ce métier réussit à se tailler une place privilégiée grâce aux rentes et au contrôle de foyers dont la composition est complexe, reposant en grande partie sur une main-d’oeuvre féminine. L’agencement de ces deux discussions fut délibéré, car Dr Robertson, le magistrat qui a autorisé la fusillade meurtrière de mai 1832, et Dr Nelson, auteur de la déclaration d’indépendance de 1838, de même que Dr Arnoldi qui a visité les patriotes condamnés à mort au Pied du courant, ont tous employé les mêmes stratégies d’ascension sociale.
Les rapports de genres sont fondamentaux ici. Les liens sont étroits et multiples entre la lutte pour une démocratie bourgeoise et la consolidation d’un nouveau régime patriarcal. À Montréal, on passe d’un droit de vote basé sur la propriété à une franchise qui exclut les femmes, car elles sont femmes. L’analyse de Jacques Viger des résultats de l’élection partielle de 1832 fut l’élément déclencheur au Bas-Canada de ce processus.
Ainsi, la clef de voûte de la refonte législative par le Conseil spécial fut la quasi-élimination des droits sociaux à la propriété, dont le douaire des femmes mariées et les hypothèques spéciales des travailleuses et des travailleurs sur la propriété de leurs maîtres pour gages non payés. Or, ces droits faisaient partie intégrante de la défense des foyers de petits producteurs marchands et donc de l’État des choses. En passant au régime libéral, on rejette d’emblée le droit de regard de l’État à l’intérieur de ces foyers, en faveur d’une reconnaissance de l’autorité patriarcale du chef du foyer.
Qui sont les architectes qui conçoivent cette rénovation de fond en comble de l’État ? Pour la plupart, ils, car ceux que j’ai réussi à identifier sont tous des hommes, ne sont ni de riches hommes d’affaires ni de grands hommes d’État. De fortune modeste, mais de compétences certaines et variées, ils conceptualisent, à travers leurs publications, collectes de données, tableaux statistiques, esquisses, cartes et plans, un monde différent, auquel peu parmi eux vont participer et encore moins en bénéficier. L’effort de ces intellectuels n’est pas collectif, mais à la longue cumulatif. Leur expérience ne fut pas unique et ils nous offrent, il me semble, des leçons politiques toujours pertinentes pour ceux et celles qui veulent changer le monde.
Le démantèlement de l’État des choses élimine plusieurs protections essentiels pour des foyers de petits producteurs marchands. L’effet est rapide et sans équivoque, mais devant les crises multiples qui en découlent, seules les Églises furent prêtes à répondre, en partie grâce aux Canadiennes qui investissent leurs propres ordres religieux. Financés à même la commutation précoce des terres seigneuriales sur l’île, les divers ordres religieux de l’Église catholique se taillent une nouvelle place qu’ils occupent sans concurrence réelle pendant plus d’un siècle. La communauté protestante, s’appuyant davantage sur la société dite civile, créa ses propres réseaux éducatifs, médicaux et sociaux. Là encore, on parle d’activités considérées étatiques ailleurs, mais à Montréal confessionnelles et de très longue durée.
Malgré les effets dévastateurs pour l’économie morale des réformes imposées par le Conseil spécial lorsqu’une certaine démocratie masculine fut établie à la fin des années 1840, on ne voit aucune tentative de rétablir l’ordre ancien. Les chefs de foyers masculins des classes populaires semblent avoir accepté l’économie libérale.
Cette restructuration en profondeur de l’État ciblait la colonie de peuplement proprement dite. Les peuples autochtones subiront un tout autre sort. Les divers modus vivendi locaux, lesquels ont géré tant bien que mal les rapports entre colons et indigènes, sont rapidement mis à l’écart. Ils seront remplacés par des institutions centralisées, lesquelles imposent une politique d’uniformisation qui nie la nature diversifiée des peuples indigènes afin de les réduire à un statut politique inférieur de dépendance. Il s’agit d’un état avec lequel la réconciliation reste toujours impossible.
Je conçois mon livre comme une tentative de libérer le matérialisme historique d’idées empruntées et anhistoriques, vieilles de plusieurs décennies, sinon de siècles. Il est vrai qu’une partie relativement importante du livre analyse l’évolution des rapports de propriété, parce que pendant la période examinée on développe pour la première fois à Montréal un marché immobilier capitaliste. Ainsi, ce recul de l’État d’un contrôle serré du marché ouvre la voie à une nouvelle forme de gouvernance avec une toute nouvelle définition de la valeur. Nos vies sont toujours assujetties à ce nouvel ordre des choses. De plus, en créant ce marché, nous transformons nos rapports avec la nature. La terre devient marchandise. Nous entrons dans l’anthropocène. Saisir cette nouveauté dans toute son ampleur requiert une redéfinition du concept de mode de production, afin de reconnaître que nos rapports au reste de la nature et nos rapports de genre sont aussi importants et dynamiques que les rapports sociaux.
Une partie importante de mon livre discerne un monde futur tel qu’il fut imaginé par certains des intellectuels oeuvrant à Montréal entre 1819 et 1849. C’était un monde libéral où l’autonomie économique primait sur les droits sociaux, où un nouveau patriarcat s’érigeait sur une redéfinition du travail comme étant distincte de la sphère domestique, où les biens essentiels n’étaient que des marchandises et où au nom d’une universalité masculine les droits de citoyenneté basés sur la propriété privée excluaient des femmes et des sociétés autochtones. Bref, ce monde qui n’existait pas encore ressemble davantage au nôtre que le leur. À maintes reprises, j’ai démontré comment cette ressemblance nous empêche de voir sa nouveauté et ainsi nous nous méprenons en voyant ces tentatives de reconstruire le monde pour de fidèles, voire routiniers, reflets de leur société.
La restructuration complète de l’État que ce nouveau monde exigeait n’est pas ce qui nous a fait choisir l’industrialisation. Cette restructuration fut nécessaire, mais non causale. Donc, je comprends la déception de Martin Petitclerc. Effectivement, je laisse plutôt implicites certaines choses qu’il considère devoir être explicites. Néanmoins, le rôle initial et l’abandon subséquent de l’État des choses dans cette colonie de peuplement me semblent bien décrits et la leçon politique pour notre époque de cette restructuration claire.
Parties annexes
Notes
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[1]
Ce texte est une version abrégée de ma communication au colloque sur la Grande Transition (17-20 mai 2018). À la demande de la rédaction, mes réflexions portant sur la théorie et la méthode furent enlevées, faute d’espace.
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[2]
Martin Petitclerc, « Compte rendu de Why Did We Choose to Industrialize ? », Revue d’histoire de l’Amérique française, 70, 4 (printemps, 2017), p. 117. La réponse de Martin Petitclerc à ce texte est disponible sur le site de la Revue d’histoire de l’Amérique française, dans la section Débats <http://ihaf.qc.ca/>.