L’abandon des religions traditionnelles en faveur de croyances alternatives est loin d’être l’apanage de la postmodernité. Au XIXe siècle, alors que les sociétés occidentales composent avec les effets de l’industrialisation et les chocs des révolutions démocratiques, une « nouvelle religion » déferle sur l’Europe et les États-Unis : le spiritisme ou spiritualisme. La communication avec les esprits des trépassés, qui s’expriment à travers des médiums, constitue sa principale pratique, associée au radicalisme des abolitionnistes, féministes et autres réformateurs. Dans les États esclavagistes, la relation entre spiritisme et radicalisme limite l’implantation de ce phénomène. En Louisiane, cependant, ce mouvement trouve des adeptes parmi la population créole de La Nouvelle-Orléans, notamment chez les gens libres de couleur, victimes de discrimination raciale. Concis mais très soigné, cet ouvrage de Melissa Daggett, professeure d’histoire américaine au San Jacinto College (Texas), explore les résonances idéologiques du spiritualisme des Créoles progressistes en retraçant la vie d’Henry Louis Rey (1831-1894), militant des droits civiques à l’époque de la guerre de Sécession et de la Reconstruction. L’approche micro-historique fait l’originalité et la richesse de cette étude qui approfondit des voies ouvertes par Caryn C. Bell (1997), Sheri Abel (2009) et, plus récemment, par Emily S. Clark (2016). Bien que Rey ne soit pas un acteur majeur des événements de son temps, il aura joué un rôle digne de mention. Capitaine au sein de la première unité noire de l’armée américaine, il est ensuite élu à la législature de l’État de la Louisiane avant d’oeuvrer à l’intégration raciale des écoles. Né dans une famille originaire de Saint-Domingue, il découvre son don de médium à la fin des années 1850. À Rey et à ses camarades, les messages parvenus d’outre-tombe – aussi bien de leurs proches que de Toussaint Louverture, d’Abraham Lincoln ou de Vincent de Paul – procurent réconfort spirituel et direction idéologique pendant près d’une trentaine d’années de combats politiques menés par l’élite francophone de couleur. Si la figure de Rey présente des traits représentatifs de son groupe social, son activité spiritualiste aura laissé une source singulière et précieuse : des registres de communications « dictées » par les morts, d’environ deux mille pages, presque toutes en français. Ces documents, qui font partie des archives de l’University of New Orleans, ont été bonifiés d’annotations marginales par le beau-fils de Rey, René Grandjean, Français d’origine. C’est à la suggestion de Bell que l’auteure s’est résolue à dépouiller ces registres Bell en vue de réaliser cette biographie. Divisé en neuf chapitres, certains très courts, suivis d’un épilogue, l’ouvrage de Daggett nous plonge dans un univers socioculturel au carrefour de l’Atlantique francophone et de la jeune République américaine. Venus à La Nouvelle-Orléans en 1809, lorsque les réfugiés français de Saint-Domingue sont expulsés de Cuba, les parents de Rey contribuent au dynamisme de leur communauté. Son père, tailleur puis gestionnaire immobilier, aide à fonder une école très réputée pour enfants de couleur ; suprême contradiction, il est aussi propriétaire d’esclaves, alors que le fils finira par répudier « l’institution particulière ». Jeune homme, Rey bénéficie d’une instruction rigoureuse et empreinte de culture française. Il travaille comme commis dans une quincaillerie et, au moment où la guerre éclate, il est marié et père de famille. Quand l’armée fédérale s’empare de La Nouvelle-Orléans en 1862, Rey s’engage dans les Native Guards, régiments noirs, mais une blessure va couper court à sa carrière militaire. Ensuite, il sera de toutes les luttes pour l’équité raciale, cheval de bataille de l’aile progressiste du Parti républicain de Louisiane. La cause de l’intégration scolaire, qui lui tient particulièrement à coeur, connaîtra des avancées considérables, avant d’être révoquée …
Daggett, Melissa, Spiritualism in Nineteenth Century New Orleans : The Life and Times of Henry Louis Rey (Jackson, University Press of Mississippi, 2017), 208 p.[Notice]
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Clint Bruce
Département des sciences humaines, Université Sainte-Anne