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Jean-Pierre Pichette fait partie de toute une génération d’ethnologues-collecteurs spécialistes de la chanson de tradition orale en Amérique francophone qui ont beaucoup oeuvré depuis les années 1970 et qui ont atteint aujourd’hui l’âge de la retraite (on peut penser parmi d’autres à Marcel Bénéteau pour la région de Détroit, Donald Deschênes pour la Gaspésie, Georges Arsenault pour l’île du Prince-Édouard, Robert Bouthillier et Vivian Labrie pour la péninsule acadienne ou Barry Ancelet pour la Louisiane). Au cours de sa carrière partagée entre l’Université de Sudbury – comme professeur de littérature orale – et l’Université Sainte-Anne – comme titulaire de la Chaire en oralité des francophonies d’Amérique –, il a rassemblé un large corpus d’enregistrements de traditions orales (notamment des contes et des chansons) dans plusieurs provinces du Canada, mais a aussi été un acteur important du rayonnement international des études de folklore et d’ethnologie, tant par ses activités de recherche et d’enseignement que par la direction de la revue Rabaska. Les orientations récentes des départements d’ethnologie ont placé au second plan ce domaine d’études pourtant autrefois très reconnu, et une relève peine à s’imposer dans le milieu universitaire. Dans le même temps, des milliers d’enregistrements, pour beaucoup déposés dans des centres d’archives, attendent une édition critique de grande ampleur qui constitue un travail coûteux et chronophage.
Dans ce contexte, l’ouvrage de Jean-Pierre Pichette consacré aux chansons qu’il a enregistrées auprès de Donat Paradis, premier volume d’une collection visant à mettre en valeur le répertoire recueilli au cours de ses enquêtes orales, est d’autant plus appréciable. Il a l’originalité d’être centré sur le répertoire d’un seul interprète à la mémoire remarquable, dans une région moins prospectée que d’autres par les folkloristes : l’Ontario francophone. Donat Paradis, habitant de Blezard-Valley à une vingtaine de kilomètres au nord de Sudbury, a grandi dans une famille de chanteurs, et ses beaux-frères ont d’ailleurs été enregistrés par d’autres collecteurs. C’est peu après son arrivée à l’Université de Sudbury que Jean-Pierre Pichette a rencontré cet informateur qui n’était autre que le grand-père de l’un de ses collègues universitaires. Alors âgé de 89 ans, Donat Paradis connaissait plusieurs centaines de chansons. 118 ont été recueillies au cours de 5 séances d’enregistrement en 1982, avant que la dégradation de son état de santé n’interrompe le travail de collecte. À cela s’ajoutent trois cahiers olographes dans lesquels le chanteur avait pris l’initiative de mettre par écrit une partie de son répertoire (avec une orthographe très phonétique comme le montrent les photos présentées dans le livre). Cent six chansons sont transcrites et analysées par Jean-Pierre Pichette dans l’ouvrage.
Une très utile introduction situe le répertoire de Donat Paradis dans son contexte. Elle évoque brièvement l’histoire du peuplement canadien-français en Ontario et fait une précieuse synthèse des témoignages anciens sur la pratique du chant dans cette région depuis le XVIIIe siècle. L’auteur présente ensuite un historique des collectes de traditions orales franco-ontariennes depuis les enquêtes de Marius Barbeau, Édouard-Zotique Massicotte, Gustave Lanctot et Louis-Honoré Cantin dès la première moitié du XXe siècle, puis de François-Joseph Brassard, Lionel Bourassa et surtout du père Germain Lemieux après la Seconde Guerre mondiale, avant de terminer par les collectes réunies par le département de folklore et ethnologie de l’Université de Sudbury et par Marcel Bénéteau et Lucien Ouellet dans les années 1990. La biographie de Donat Paradis est aussi présentée, en insistant sur la place du chant dans son environnement quotidien et sur les réseaux d’informateurs qui lui ont transmis son répertoire : ce dernier peut être qualifié, comme le résume Jean-Pierre Pichette, de « blézardois par la géographie, familial et vicinal par l’inspiration, et paysan par le milieu social » (p. 43). Enfin, les caractéristiques des chansons sont analysées : le répertoire de Donat Paradis comporte une minorité de chansons strophiques mais beaucoup d’autres en laisse ou énumératives. Trois grandes catégories thématiques peuvent être distinguées : les chansons d’amour, les chansons sur le mariage et les chansons sur les métiers et facéties diverses. Ce répertoire montre sans surprise beaucoup d’affinités avec celui qui a été recueilli ailleurs en Ontario (et que l’on retrouve largement au Québec) mais diverge en partie d’espaces comme l’est du Québec et l’Acadie où ont été collectées beaucoup plus de complaintes. Certaines chansons de Donat Paradis sont rares ou non répertoriées par Conrad Laforte et Patrice Coirault dans leurs catalogues de la chanson de tradition orale francophone, tandis que d’autres constituent la première attestation répertoriée en Ontario d’une version d’une chanson-type connue ailleurs. L’introduction s’achève par un intéressant tableau-sondage (p. 57-58) d’environ 90 chanteurs auprès desquels ont été enregistrées le plus grand nombre de chansons de tradition orale francophone en Amérique du Nord d’après les collectes déposées dans les principaux centres d’archives. Il montre que beaucoup connaissent plusieurs centaines de chansons, avec un maximum recensé de 550 – sachant de plus que les collecteurs n’ont de toute évidence jamais pu enregistrer l’intégralité du répertoire d’un interprète.
Le reste de l’ouvrage est consacré à la transcription du répertoire de Donat Paradis, en le classant par thèmes. La partition musicale et le texte des couplets sont donnés, suivis des références aux catalogues et le lieu et nombre d’occurrences de la même chanson dans d’autres espaces francophones. Un commentaire resitue également chaque chanson dans le répertoire francophone international et donne des précisions sur le texte, la métrique ou les variantes. Le livre se termine par des annexes très détaillées qui permettent de retrouver les chants par de multiples entrées : tables des cahiers manuscrits, index typologique de concordance avec les catalogues Coirault et Laforte, index des incipits, des noms de personnes, lieux et thèmes.
Enfin, un CD encarté dans l’ouvrage présente 22 des enregistrements réalisés par Jean-Pierre Pichette, en commençant par la belle chanson d’amour dont le dernier couplet donne son titre à l’ouvrage. Il faut avoir en tête que Donat Paradis était âgé de près de 90 ans au moment de l’enquête : sa voix est donc affaiblie mais toujours vigoureuse, et l’écoute de ces enregistrements, couplée aux photos de lui et de sa famille à différents âges qui sont publiées dans l’introduction, permettent de donner vie et chaleur humaine à ce répertoire chanté. Il reste à souhaiter la parution prochaine d’autres volumes dans cet esprit qui permettront de rendre accessible au plus grand nombre la richesse des traditions orales francophones d’Amérique du Nord.