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Bien que connues des chercheurs, les Souvenances canadiennes de l’abbé Henri-Raymond Casgrain étaient jusqu’à présent difficiles d’accès. Et pour cause, l’interdiction de publication formulée par Casgrain lui-même avait amené les archivistes dépositaires du document à en limiter la consultation (p. 13). Ce temps est désormais révolu grâce à l’imposant travail d’édition de Gilles Pageau. Contournant la prohibition de Casgrain en rappelant que ce dernier avait entrepris de faire publier ses Mémoires de son vivant et qu’il avait, lui aussi, brisé un interdit en publiant les Mémoires de son défunt ami Antoine Gérin-Lajoie, Pageau livre au public et aux chercheurs une version annotée des Souvenances canadiennes.
L’édition de Gilles Pageau compte 559 pages réunissant 18 chapitres. Débutant par des souvenirs de jeunesse idylliques (chapitres 1 à 4), le récit s’attarde ensuite sur la vie à la campagne, son folklore et ses légendes (chapitres 5 à 9). Dans les chapitres 10, 11 et 12, Casgrain évoque ses études, sa formation religieuse et son vicariat. La fin des Souvenances est enfin consacrée à sa carrière d’homme de lettres, à ses recherches, puis à sa retraite (chapitres 13 à 18). Henri-Raymond Casgrain en profite pour dresser le portrait de plusieurs de ses plus proches collaborateurs et amis, nous donnant ainsi l’occasion de découvrir son implication dans le réseau littéraire canadien-français.
Comme il l’explique lui-même, l’éditeur n’a pas reproduit en intégralité les Souvenances canadiennes. Sur les 51 chapitres du tapuscrit légué par Casgrain au collège Sainte-Anne-de-la-Pocatière, Pageau en a édité intégralement 22 et a conservé des extraits de 23 autres (p. 45). Conformément à ses objectifs de mise en valeur de l’histoire du Canada français et de la région de la Côte-Sud, l’éditeur a finalement écarté 6 chapitres, qui avaient déjà été publiés, ou qui traitaient des voyages de Casgrain à l’extérieur du pays (p. 42-46). La présente édition des Souvenances canadiennes est donc centrée sur la vie et la carrière de Casgrain, mais aussi sur les us et coutumes des Canadiens français. Pageau a également réorganisé les Mémoires de Casgrain en favorisant un découpage thématique (p. 45). En opérant ainsi, il effectue parfois des sauts dans le temps qui provoquent à la longue une désorientation chronologique et spatiale. C’est par exemple le cas entre les pages 169 et 173, où une sous-partie prend place en 1839, et la suivante, en 1879. De même, entre les pages 357 et 363, une sous-partie évoque les recherches de Casgrain à Tadoussac, puis, sans transition, on se retrouve en France dans la sous-partie suivante. On pourrait ainsi multiplier les exemples. Pour pallier ce problème, il aurait été souhaitable d’insérer une courte note de mise en contexte au début des sous-parties de chaque chapitre afin que le lecteur puisse mieux se situer.
Cela étant dit, la lecture des écrits intimes de Casgrain donne à voir un personnage qui s’intéresse de près au monde qui l’entoure. Ces Mémoires, que l’on peut qualifier d’externes, sont donc d’abord ceux d’un observateur de son temps et d’un intellectuel. Certains passages prennent ainsi des formes qui relèvent de l’essai. Ses sujets de prédilection sont la littérature (p. 279-284) ou encore les Canadiens français et l’histoire nationale (p. 331-345). Cependant, si Casgrain évoque peu ses émotions et son ressenti, il est loin d’être effacé de son propre récit. Ses Souvenances canadiennes sont effectivement plutôt autocentrées. Ainsi, il revient longuement sur son rôle dans l’émergence d’une littérature nationale en évoquant ses oeuvres et son implication dans des revues littéraires. Il nous emmène également dans les coulisses de la création littéraire et historique de son temps (la sienne et celle des autres). En tant qu’historiens, on redécouvre avec lui le plaisir de mettre la main sur des sources inédites (p. 368-369 et 378-379). Toutefois, en revenant sur ses oeuvres, Casgrain a parfois tendance à faire de l’autoglorification, notamment en reproduisant des éloges reçus (par exemple aux pages 291, 292 et 348). Il revient également sur le prix qu’il a obtenu à l’Académie française pour Un Pèlerinage au pays d’Évangéline (p. 324-329). En outre, les Mémoires ont parfois tendance à se transformer en sorte de compilation des oeuvres de l’abbé. Ce dernier reproduit effectivement à plusieurs reprises des extraits de ses autres écrits, comme ses poèmes (par exemple aux pages 72 et 234), ou des fragments de ses biographies (entre autres aux pages 226-227 et 405-407), pour ne citer que ceux-là.
Malgré ces défauts, qui tiennent plus à la personnalité de leur auteur, les Souvenances canadiennes constituent une source d’intérêt et l’on ne peut que remercier Gilles Pageau de nous en avoir facilité l’accès. En lisant cet ouvrage, on prend rapidement conscience de l’ampleur du travail abattu par l’éditeur, et de l’étendue de son érudition. Dans sa présentation (p. 13-55), Pageau démontre sa maîtrise de l’historiographie relative à Casgrain, mais aussi sa connaissance approfondie du personnage et de son oeuvre. De plus, ses nombreuses annotations, qui apportent essentiellement des précisions sur des événements, des personnages, des ouvrages, des citations, du vocabulaire, etc., témoignent d’une ample culture, même si elles manquent parfois de profondeur historique. Par ailleurs, dans le cadre d’une source publiée, il aurait été préférable que les notes figurent en bas de pages plutôt qu’à la fin de l’ouvrage. Le manque de praticité de ce choix éditorial impose effectivement au lecteur des allers-retours fatigants. En plus des notes, Pageau a créé des repères chronologiques (p. 537-539) et une bibliographie assez complète qui constitue un bon point de départ pour l’étude des milieux littéraires, politiques et religieux canadiens-français au XIXe siècle. Il a aussi conçu une série de notices biographiques (p. 503-520). En cela, cet ouvrage, qui a nécessité un travail de recherche et d’annotation considérable, représente un gain évident pour les chercheurs qui s’intéressent à divers sujets en histoire québécoise. Pageau a aussi le mérite de mettre à la portée de tous une oeuvre majeure du patrimoine historique québécois.