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En couverture, on lit d’abord Imprimés interdits, puis en plus petit La censure des journaux jaunes au Québec, 1955-1975. D’un sujet très large, on annonce donc une matière limitée : un type de publication dans un court temps.
Le terme « jaunisme » est connu depuis la fin du XIXe siècle et renvoie à un type de publication misant sur des faits divers plus ou moins scandaleux du monde du spectacle ou de la criminalité. La tradition veut qu’en Angleterre, où le genre fait alors florès, ces journaux de format tabloïd surtout sont imprimés sur du papier de couleur jaune, mais on retient aussi que le papier journal jaunit assez rapidement. D’où l’appellation répandue de « journaux jaunes ».
Dès les années 1920, les milieux catholiques québécois s’élèvent contre ces publications, venues surtout des États-Unis, où, selon Georges Pelletier (Le Devoir, 6 juillet 1923), on donne « au public naturellement curieux cette sorte de nouvelles faisandées, on pousse à l’extrême l’appétit qu’il a des récits où se mêlent la cupidité, le sang, la boue, une conduite scandaleuse ou cynique ».
Dans son ouvrage, Viviane Namaste se concentre sur une dizaine de ces « journaux jaunes » de langue française qui font la fortune de leurs propriétaires pendant deux décennies, soit de 1955 à 1975, au moment où le maire nouvellement élu Jean Drapeau et son chef de l’escouade de la moralité, Pacifique Plante, leur font la lutte la plus virulente. En 1975, la vie nocturne de Montréal s’est transformée et la presse qui en rend compte ne suscite plus de censure. Les plus populaires de ces publications vivent encore de nombreuses années, parfois sous un autre nom.
Ces « journaux jaunes » sont souvent « liés au monde des cabarets et du nightlife » (p. 15) et au monde interlope montréalais, de sorte qu’ils deviennent « un objet symbolique pour représenter le dévergondage de la ville » (p. 38). Pour les autorités religieuses et politiques, ils sont une « presse pestilentielle » (p. 25), « responsable de la corruption des moeurs » (p. 25) et de la « dépravation » de la jeunesse. Ils ont pour noms, en commençant par les plus populaires, Nouvelles et potins, Allô police, Montréal confidentiel, Crimes et sensations, Ici Montréal, Tous les secrets de l’amour, Minuit, Jour et nuit, etc. (p. 29). L’auteure illustre leur contenu en reproduisant des pages titres de plusieurs d’entre eux, et l’on découvre des titres comme « Fais de moi ce que tu veux… » ; « Tu tins ses mamelles dans ta bouche… » ; « Un sexathon à Westmount… » ; « Soyez populaire tout en restant vierge… » ; « J’aime mon docteur parce qu’il a les mains très douces… (72) ». Sans surprise, on lit que tout ce qui touche la sexualité porte le plus à controverse.
Qui publie cette littérature ? La question semble ne pas avoir intéressé l’auteure. Pourtant, une courte recherche aurait amené au-devant de la scène les Pierre Péladeau, Berthold Brisebois, Serge Brousseau, etc.
Menée par les autorités religieuses, le cardinal Paul-Émile Léger en tête avec les Chevaliers de Colomb et les Ligues du Sacré-Coeur (p. 56), la lutte contre ces magazines bénéficie d’un triple apport juridique (p. 106-125). Un, tout citoyen peut intenter une poursuite au nom de la loi fédérale sur l’obscénité. Deux, le gouvernement du Québec a voté en 1950 la Loi concernant les publications et la morale publique, qui fournit toutes les armes possibles pour lutter contre « toute publication contenant quelque illustration » et dont l’application est confiée au Bureau de censure du cinéma, qui ne ménage pas ses condamnations. Trois, les municipalités édictent des règlements quant à la distribution des magazines.
La censure porte sur la morale publique principalement en tant que lutte contre la pornographie, mais elle se fait aussi au nom de la survie de la race canadienne-française, car « c’est à cette condition – et seulement à cette condition – que notre race pourra avoir une élite aux convictions solides qui la hissera vers la supériorité », peut-on lire dans L’Écho du Bas-Saint-Laurent en 1955. À cet égard, on peut regretter que l’auteure n’ait pas retenu et développé cette constatation d’un article de Vrai (11 mai 1957), article que pourtant elle cite : « Toutes les feuilles jaunes que nous venons de mentionner ne font pas que de la pornographie, mais aussi de la politique. Comme par hasard, elles sont toutes duplessistes. »
À la suite des travaux de Pierre Hébert, l’auteure assume le volet souvent négligé de la censure, celui de la prescription qui s’ajoute aux proscriptions (p. 79-87). Ainsi, elle relate le travail de promotion d’une « bonne littérature », fournissant même la liste des « 100 livres que tout enfant doit avoir lus » que des Ligues du Sacré-Coeur publiaient.
Cette lutte contre les imprimés dits obscènes se déroule dans tout le Québec. À cet égard, l’auteure consacre tout un chapitre à la situation de Rimouski, où cependant, rien de bien particulier ne se passe (p. 149-188). Là comme partout, la censure n’a que très peu d’efficacité.
Pour terminer, Namaste consacre une longue « conclusion » (p. 189-226) à tenter d’actualiser dans les années récentes les paradigmes de censure développés pour la période étudiée. Elle relate quelques tentatives de censure selon divers modes, pour ramener l’idée que les directives les plus efficaces s’effectuent en amont des oeuvres. Les exemples ne sont guère probants : le Projet de loi C-20 de 2002 sur la pornographie juvénile est mort au feuilleton ; les films Young People Fucking de Martin Gero et Hommes à louer de Rodrigue Jean ont eu une distribution normale ; les problèmes de distribution des essais Noir Canada d’Alain Deneault et La caisse dans tous ses états de Mario Pelletier sont plus complexes qu’elle ne le laisse entendre.
Il y a quelques petits irritants. L’absence d’un index des noms et titres d’oeuvres est impardonnable pour ce type d’ouvrage. Dans la liste de magazines incriminés en page 30, on trouve Poubelles et crottins ; il aurait dû être noté que c’est le surnom méprisant que les intellectuels de Vrai attribuaient à Nouvelles et potins. À plusieurs reprises, on lit des répétitions d’informations. L’éditeur Septentrion, habituellement exigeant, aurait dû faire ici un meilleur travail de révision.
En complément de cet ouvrage, je signale qu’il y a plusieurs articles sur le même sujet dans le Dictionnaire de la censure au Québec : littérature et cinéma de Pierre Hébert, Kenneth Landry et Yves Lever.