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Par ce travail tiré de sa thèse de doctorat, Alex Gagnon nous entraîne avec lui dans l’imaginaire littéraire québécois du XIXe siècle. Il contribue ainsi à découvrir un domaine encore loin d’avoir révélé toute sa richesse. Ce livre constitue, en particulier, la recherche d’un imaginaire social du crime, c’est-à-dire qu’il présente les façons par lesquelles certains récits de crimes investissent ce que le philosophe Cornelius Castoriadis – convoqué comme référent théorique principal du livre – appelait les « figures du pensable ». Dans les mots de Gagnon, il s’agit de donner à voir, par l’étude des discours sur le crime, « l’ensemble des significations par l’entremise desquelles les individus et les groupes sociaux donnent forme et sens à leur existence de même qu’à tout ce qui les entoure » (p. 41). Concrètement, l’auteur restreint sa recherche à une période historique qui va des années 1830 jusqu’au tournant du XXe siècle, ainsi qu’à trois crimes devenus célèbres : « les exactions commises à Québec par la bande de Charles Chambers (1834-1835), l’homicide perpétré à Saint-Jean-Port-Joli par François Marois [surnommé le docteur l’Indienne] (1829) et le meurtre du seigneur de Kamouraska (1839) » (p. 28). Tour à tour, ces cas conduisent à imaginer de quoi le crime était le nom dans le Québec du XIXe siècle.
Cette approche centrée sur l’imaginaire marginalise la description factuelle des crimes étudiés. Elle présente ce que ces crimes, d’abord rapportés comme faits divers, donnèrent à penser à ceux qui en ont fait le récit. Quels personnages imaginaires animaient-ils dans la mémoire de chacun ? Et comment cette activité imaginaire en venait-elle à persister dans la mémoire collective ? On remarque ce préjugé favorable à l’imaginaire dans la structure même de chacune des trois parties du livre : un exposé succinct – quelques pages au plus – des faits connus à propos de chaque crime précède l’analyse des discours par lesquels ces faits ont été rapportés, dans les journaux notamment. C’est l’occasion pour Gagnon de remarquer certains tropes (l’épidémie, la bande, la contagion, le caractère bestial, le diable, etc.) qui composent par association libre la figure publique des criminels à l’époque. On en vient ensuite à l’exposé des manières par lesquelles chacun de ces cas entre dans la légende et, dès lors, sauf dans le dernier cas, passe à la postérité (ce que Gagnon nomme la « fabrication du mémorable » [p. 30]). En dernier lieu nous est présenté comment, en s’inscrivant ainsi dans la durée, les représentations de ces crimes fonctionnent dans l’imaginaire, cette fois, de la société entière. En l’occurrence – c’est la thèse générale du livre, exposée en conclusion – les représentations des crimes célèbres ont servi à tracer les contours d’une « communauté du dehors » imaginaire, celle des criminels, et d’appuyer ainsi la formation d’une conscience du Québec comme nation au tournant du XXe siècle. Autrement dit, les figures des criminels dans les discours de faits divers, en dessinant le profil ennemi de celui des membres jugés légitimes de la société, « fabriquent efficacement de la cohésion sociale en antagonisant ce contre quoi ils [les membres de la nation] sont ensemble » (p. 482).
Les qualités du travail de Gagnon sont évidentes et nombreuses. Que ce dernier maîtrise des méthodes propres à différentes disciplines n’en est pas la moindre. En effet, si nous sommes en présence ici des résultats d’un doctorat en littérature, discipline dont les outils d’analyse demeurent à la lecture les plus évidents, on y bénéficie cependant d’un sérieux travail de documentation dans les archives. Le corpus de sources maîtrisé impressionne par son envergure. Ce livre s’inscrit donc volontiers, comme Gagnon le reconnaît d’ailleurs, dans la rubrique de l’histoire culturelle. De fait, on peut trouver par moment que la dimension véritablement sociale de l’imaginaire dont il est question aurait été plus manifeste si, par exemple, la ligne éditoriale des journaux cités et, par suite, leur contexte politique et idéologique de production, apparaissaient plus en détail. L’écriture de Gagnon, par ailleurs, est remarquable. La langue riche, agile et précise, traduisant un souci de la métaphore juste, présente un style attentif aux sonorités, non dépourvu d’humour, qui sert autant le propos que la lecture. On garde en mémoire, par exemple, ces pages authentiquement inspirées sur les symboliques du « sous-terrain » (p. 91-92).
Dans ce livre, les spécialistes trouveront une contribution éloquente à l’étude d’un Québec littéraire bien antérieur à celui de la Révolution tranquille. Un public plus large pourra l’apprécier, non seulement en raison de son écriture limpide, mais parce que ce livre revisite une histoire assez connue (l’avènement au sein de la société québécoise d’une conscience de former une nation), mais en l’observant par son envers fantasmé. Au reste, ce livre fournit l’exemple d’une dynamique d’affirmation identitaire nourrie d’ostracismes, en ce qu’elle crée les monstres dont elle a besoin pour se définir contre. Les trois crimes présentés ne sont ni plus ni moins que des cas exprimant une problématique plus générale : les façons dont l’imaginaire social produit son propre dehors pour se retrouver lui-même, en érigeant les murs qui le séparent des criminels – et de tant d’autres – qui peuplent ses rêves pourtant.