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Une phrase intrigante donne un bon aperçu du projet intellectuel à l’origine de ce livre ambitieux : « people who live in different types of societies, or do differing things within the same society, not only need to know different things, but need to know the same thing differently ». Cette affirmation témoigne du fait que ce livre est plus qu’un ouvrage consacré à la question fondamentale de la transition au capitalisme industriel à Montréal. L’auteur y présente en effet sa conception d’un savoir critique visant à dépasser l’empirisme naïf ayant servi de fondement épistémologique à la discipline historique. Cette posture empiriste, aveugle quant à l’impact des inégalités sociales sur la production même du savoir, aurait globalement détourné les historiens et les historiennes de l’objectif de produire une « connaissance différente » du passé et du présent. À la fois récit autobiographique du parcours intellectuel de l’auteur et analyse minutieuse du problème historique de la transition au capitalisme industriel à Montréal, ce livre original et stimulant ouvre de multiples pistes de réflexion méthodologique, épistémologique et historiographique.
En tant que monographie, Why Did We Choose to Industrialize ? cherche à comprendre pourquoi les Montréalais de la première moitié du XIXe siècle ont participé à la transition au capitalisme industriel qui a engendré une transformation des rapports sociaux et des rapports à la nature qui s’est rapidement avérée « désastreuse ». La réponse à cette question nécessite une brève contextualisation : à la période moderne, l’utilisation massive du travail forcé (et notamment l’esclavage) et l’arrivée massive des métaux précieux ont eu un impact considérable sur un petit nombre de pays marqués par les Lumières et la remise en cause de l’État absolutiste. Cela a entraîné une baisse, à très long terme, du prix des biens et l’effondrement d’une production domestique rurale et urbaine qui avait traditionnellement procuré les conditions matérielles d’une existence populaire relativement autonome. Ce contexte mondial, sur lequel l’auteur ne s’attarde pas, est toutefois bien insuffisant pour comprendre les caractéristiques particulières de la transition au capitalisme industriel dans chacune des sociétés touchées. Inspiré notamment par les réflexions d’Albert Soboul sur la variété des « voies de passage » au capitalisme et les travaux de Louise Dechêne sur les spécificités des rapports sociaux féodaux en Nouvelle-France, Robert Sweeny s’est donc lancé, à partir des années 1970, dans une recherche impressionnante sur les caractéristiques spécifiques de la transition à Montréal et au Bas-Canada.
Pendant une quarantaine d’années, l’auteur a conçu sa recherche dans les perspectives ouvertes par le matérialisme historique : c’est principalement dans les contradictions internes à la société préindustrielle bas-canadienne, saisies au niveau des conditions matérielles d’existence, que l’on peut comprendre pourquoi les acteurs du passé ont finalement « choisi » la transition au capitalisme industriel. L’importance accordée à certaines sources comme les actes notariés, les rôles d’évaluation foncière, les annuaires municipaux, les cartes géographiques, les recensements, etc., s’explique par le fait que les rapports sociaux dans une société préindustrielle se reproduisent par le biais de la distribution et de la transmission de la propriété. Ces sources, questionnées en respectant ce que l’auteur appelle leur « logique historique » de production, ont effectivement un potentiel considérable pour comprendre les multiples conflits surgissant de la reproduction des conditions matérielles d’existence. Aussi, l’une des contributions importantes de ce livre est de reprendre le fil d’une discussion méthodologique sérieuse sur toutes ces sources et leur intégration dans une pratique rigoureuse d’administration de la preuve.
Comme le rappelle l’auteur, il faut voir la propriété autrement qu’une marchandise que l’on possède pour bien comprendre son rôle central dans le problème de la transition. En effet, la propriété est indissociable des rapports sociaux au début du XIXe siècle, que ce soit par le biais du régime seigneurial, du douaire, du régime matrimonial, des formes de rémunération, du suffrage censitaire, etc. Cet encastrement de la propriété dans les rapports sociaux découle d’une économie morale domestique dans laquelle la valeur ne relève pas des lois anonymes du marché, mais plutôt des conceptions du bien général, de l’utilité sociale, etc. C’est ce qui explique, par exemple, que les règles coutumières de la transmission du patrimoine ont permis aux femmes de posséder jusqu’au tiers des immeubles du centre-ville de Montréal avant les années 1840. Alors que le Conseil spécial (1838-1841) transformait la propriété immobilière en marchandise, les femmes ont vu les anciennes protections de l’économie morale tomber une à une, et leur emprise sur le patrimoine immobilier reculer en conséquence. Si on ajoute à cela un processus de différenciation sociale précoce au sein de la production artisanale domestique, où les femmes jouaient un rôle essentiel, on comprend pourquoi celles-ci ont été de plus en plus confinées dans la sphère privée du foyer, et donc de plus en plus soumises à l’autorité d’un mari ou d’un père.
Ce déclassement des femmes propriétaires est l’un des principaux indices du fait que cette transformation des rapports sociaux de propriété a profondément miné la reproduction des pratiques relativement égalitaires de distribution des biens dans la société préindustrielle. Parallèlement, la différenciation sociale au sein de l’artisanat a engendré la montée d’une classe de travailleurs salariés qui, n’ayant plus accès à la propriété, contribuent à faire exploser la valeur du patrimoine immobilier par leur demande de biens locatifs. Cette dynamique favorise la concentration de ce patrimoine entre les mains d’un petit groupe d’hommes, alimentant ainsi l’accélération de la transformation des rapports sociaux de propriété. On trouvera d’autres indices de cette inégalité croissante dans l’accès au patrimoine dans l’espace montréalais, illustrée par l’analyse minutieuse des sources cartographiques. Bref, cette transformation dans l’accès à la propriété a lancé Montréal dans la voie du capitalisme industriel, soumettant par le fait même la société bas-canadienne aux impératifs d’une économie de marché potentiellement illimitée, libérée des contraintes d’une économie morale domestique centrée sur la valeur d’usage. Le « choix » de l’industrialisation, fait au moment de la crise de l’accès à la propriété au début du XIXe siècle, a évidemment été lourd de conséquences pour la suite des choses. Notre difficulté, en tant que citoyen et historien, à penser la crise sociale et environnementale du capitalisme avancé en témoigne, d’où l’urgente nécessité de ce retour sur le problème fondamental de la transition au capitalisme industriel.
Ce texte ne peut évidemment rendre totalement justice à l’argumentation détaillée et complexe de ce livre original et dense. D’autres chercheurs plus qualifiés que moi pourront discuter avec précision du rôle du capitalisme marchand et des banques dans le processus d’accumulation, de la distribution des propriétés foncières et de leur valeur, de la différenciation sociale dans les communautés artisanales et paysannes, etc. Ce livre mérite certainement une discussion approfondie sur tous ces enjeux, ce qui permettrait à de nouvelles générations d’historiens et d’historiennes de renouer avec le problème fondamental de la transition. Pour ma part, j’aimerais insister ici sur la réflexion historiographique et épistémologique de l’auteur.
Son grand mérite est de proposer une critique des pratiques du savoir historique tout en évitant les impasses du postmodernisme qui en serait venu à nier, au nom de caractère indépassable de la représentation, la possibilité d’une explication réfutable basée sur l’administration de la preuve. Alors qu’on nous annonce l’arrivée inquiétante de « l’ère post-factuelle » dans le discours politique, une saine critique d’un relativisme mal maîtrisé dans la pratique historienne est certainement un passage obligé, tout comme l’appel salutaire à une discussion méthodologique sur les sources et les preuves qui ne se limiterait pas à reformuler les poncifs empiristes de l’histoire sociale « classique ». Plus important, l’auteur affirme que c’est moins le « tournant culturel » que le retrait progressif d’une réflexion politique sur l’ordre social qui a été le fait marquant de l’évolution de l’historiographie au temps du néolibéralisme. Ce qui explique que lorsqu’une nouvelle génération d’historiens s’est réclamée de l’histoire politique, elle l’a fait en affirmant haut et fort l’autonomie d’une sphère politique des idées séparée du social et de l’économique, contribuant paradoxalement à légitimer la conception néolibérale d’un marché autonome, lui-même désencastré du politique. Tout cela a effectivement obscurci le projet historiographique d’une réflexion critique sur l’ordre social qui, pour être heuristique, doit nécessairement penser l’articulation du politique et de l’économique, de l’événement et de la structure, de l’agency et de la contrainte, etc.
Cela dit, malgré la grande richesse des réflexions de l’auteur, je ne suis pas entièrement convaincu que sa perspective d’analyse, en privilégiant les sources sérielles pour documenter la « dialectique de l’agentivité et de la contrainte » au niveau des relations sociales de propriété, permet pleinement de poser le problème politique du changement social. C’est un aspect essentiel, à n’en pas douter, mais est-ce suffisant pour réunir ce que l’auteur appelle « toutes les pièces du puzzle » de la transition au capitalisme ? Révélateur, me semble-t-il, est le fait que la question de l’État, plus ou moins écartée en introduction, est finalement assez peu analysée dans le livre. C’est également le cas des Rébellions qui, pourtant au coeur de la période, sont reléguées à un arrière-fond politique qui semble plus ou moins échapper à la dynamique des rapports sociaux de propriété. On retrouve ici, paradoxalement, le danger d’une séparation du politique et de l’économique qui me semble aller à l’encontre des ambitions les plus intéressantes du livre. En effet, sans une réflexion approfondie sur la façon dont la dialectique de l’agentivité et de la contrainte au niveau des conditions matérielles d’existence s’articule à la formation de l’État et au politique, la réponse à la question Why did we choose to industrialize risque de limiter notre capacité à développer un savoir historique critique sur le capitalisme.
Évidemment, cette critique ne change rien au fait qu’il s’agit d’un très grand livre. C’est à juste titre qu’il a remporté le plus prestigieux prix de la Société historique du Canada. Il faut donc remercier Robert Sweeny de nous avoir invité avec beaucoup de générosité dans son atelier d’historien, à la suivre tout au long d’une enquête approfondie sur l’une des questions les plus importantes de notre temps.