Les historiens québécois qui ont proposé un véritable bilan de leur carrière de recherche et d’enseignement ne sont pas légion. Sauf Lionel Groulx et Marcel Trudel qui ont laissé de véritable Mémoires, Guy Frégault et Jean Hamelin qui ont écrit sur certains pans de leur parcours, on en trouve malheureusement très peu qui ont osé coucher sur papier leur « autobiographie intellectuelle ». Un tel exercice demande du courage et de l’humilité. Que Serge Gagnon se soit risqué au genre n’étonne guère cependant. L’historien retraité a été notre premier véritable historiographe. Les textes qui l’ont fait connaître (Cité libre, 1966 ; RHAF, 1973) ainsi que son premier livre (Le Québec et ses historiens, 1978) soutenaient que les historiens, bien que soumis aux canons d’une discipline aux prétentions scientifiques, sont toujours le produit d’une époque, d’un cadre social, d’une idéologie qui les marque parfois à leur insu, oriente leur démarche de recherche, voire leurs interprétations. S’il continue de penser que le « savoir sur le passé est cumulatif » (p. 95), Serge Gagnon a toujours défendu que les historiens les plus rigoureux sont façonnés par leur milieu. Inspiré par ces réflexions épistémologiques sur l’histoire, Serge Gagnon a donc voulu situer ses recherches et peut-être ainsi servir les historiographes de demain qui voudront comprendre de l’intérieur sa génération d’historiens. De ce point de vue, ce livre bilan est une belle réussite. C’est aussi une manière pour lui de renouer avec la première séquence d’une carrière bien remplie et emblématique. Né en 1939, le fils de Jos Gagnon, travailleur forestier analphabète, grandit dans Charlevoix. Seul de sa famille à fréquenter le collège classique, il est caddy l’été sur les chics terrains de golf de sa région natale. Il y apprend l’anglais et découvre, de manière empirique, ce que sont les classes sociales. De 1960 à 1963, il complète une licence par cumul à la Facultés des sciences sociales de l’Université Laval. Éminent spécialiste de la culture populaire, Luc Lacourcière le charge d’enregistrer les conteurs de sa région l’été et lui propose de faire un doctorat à l’Université d’Helsinki, une offre qu’il décline poliment. S’il s’intéresse aussi à la littérature, Gagnon décide finalement de s’orienter vers l’histoire canadienne. Au début des années 1960, les maîtres de Laval ne manquent pas de prestige : Marcel Trudel, Jean Hamelin, Fernand Ouellet font alors leur marque et publient des travaux importants. Étudiant doué, Serge Gagnon ne manque pas de travail. Après avoir enseigné quelques années au collège de Sainte-Anne, il opte finalement pour une carrière universitaire qu’on lui offre sur un plateau d’argent. Même s’il n’a pas encore obtenu son doctorat, il décrochera deux postes de professeur d’université sans concours, le premier à l’Université d’Ottawa en 1967, le second à l’Université du Québec à Trois-Rivières en 1976. À quelques reprises, non sans culpabilité, Serge Gagnon se décrit comme un « promu de la Révolution tranquille » : on ne peut que lui donner raison. Ce que raconte Serge Gagnon sur son parcours de professeur d’université illustre bien les aléas du métier. Son récit des rivalités entre collègues n’est pas sans rappeler l’univers un peu comique du romancier britannique David Lodge (Un tout petit monde, 1984). Destin clandestin recense, trop lourdement parfois, la longue liste des évaluations anonymes et des critiques de ses livres. Gagnon en profite pour régler ses comptes avec celles qui l’ont le plus fâché ou blessé. On comprend que la charge de Fernand Ouellet contre Le Québec et ses historiens (Histoire sociale, 1980) serait à l’origine d’un article très savant sur les provenances sociales du …
Gagnon, Serge, Destin clandestin. Autobiographie intellectuelle (Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2016), 221 p.[Notice]
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Éric Bédard
Historien, TÉLUQ – Université du Québec