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Avec Familles et presbytères, l’historien Serge Gagnon signe le troisième et dernier volet d’un triptyque centré sur l’étude des dynamiques socioreligieuses à l’oeuvre dans les communautés rurales bas-canadiennes. Spécialiste des moeurs catholiques, l’auteur y poursuit l’exploitation d’un formidable matériau de recherche accumulé au fil de sa carrière de chercheur, à savoir les riches correspondances et registres des institutions religieuses, qui offrent un accès privilégié à l’existence des sociétés préindustrielles. Le pari a certes été fructueux jusqu’à présent, l’auteur ayant produit une relecture stimulante de la pratique catholique bas-canadienne (Quand le Québec manquait de prêtres, 2006), en plus de restituer de manière fort éclairante l’écosystème de la gestion des cures paroissiales (L’argent du curé de campagne, 2010). La dernière oeuvre s’inscrit en droite ligne avec ces précédents ouvrages, dans la mesure où la figure du prêtre apparaît comme le fil conducteur de l’analyse.

Au fil des pages, l’historien restitue toute l’importance du presbytère comme lieu de sociabilité fondamental et espace de conciliation dans la construction de la culture catholique locale. L’insertion dans le titre du concept de familles traduit la volonté de l’auteur de dépasser la perspective « administrative et gestionnaire » des activités des prêtres pour rendre compte du tissu social dans lequel leurs parcours s’imbriquent. L’objet presbytère apparaît ici comme une interface avec les communautés canadiennes, un truchement par lequel l’auteur fait émerger le dialogue entre les prêtres et les autorités étatiques, les sociétés locales et les réseaux familiaux – auxquels ils participent eux-mêmes. L’historien présente ainsi la maison curiale successivement comme un projet communautaire, un lieu de défense des droits de cette même communauté et enfin une plate-forme de transit pour les familles des prêtres. Les trois parties qui constituent l’ouvrage sont en phase avec ces thématiques.

Le premier chapitre (« Enjeux du presbytère ») aborde les aspects relatifs à l’aménagement, à l’entretien et à l’occupation des maisons curiales. En retraçant dès le départ les tribulations qui conduisent à clarifier le processus administratif qui encadre l’érection de ces bâtiments à compter de la période bas-canadienne, l’auteur fait oeuvre utile pour les futures générations de chercheurs. Les pages concernant les presbytères inoccupés (p. 38-52) révèlent des situations inattendues, tandis que celles sur les multiples négociations autour du partage de la maison curiale lorsqu’elle est occupée par des prêtres (p. 52-64) lèvent le voile sur des réalités méconnues, conséquences du manque de prêtres et de la pauvreté générale qui prévaut à cette époque. Mais au-delà de ces tableaux, le chapitre premier se veut d’abord et avant tout une illustration de la manière dont les curés assoient leur figure d’hommes de pouvoir à travers les projets de construction des presbytères.

Le second chapitre (« Maison curiale et classes sociales ») s’intéresse de plus près à l’identité des prêtres qui occupent des cures dans la vallée du Saint-Laurent entre 1790 et 1830. L’historien, par le biais d’un exercice prosopographique, invite à découvrir les milieux d’origine des curés, et par le fait même nous permet d’apprécier l’évolution du recrutement aux cures dans la période d’enquête. La majeure partie de l’analyse contenue dans ce chapitre repose toutefois sur l’examen de l’attitude affichée par les curés lors de l’enquête sur les possibilités d’établissement des Canadiens français, menée dans le cadre du recensement de 1821. L’auteur observe une assez forte corrélation entre le bagage de valeurs défendues par les prêtres et leur milieu d’origine. En effet, les prêtres dont la famille entretient des liens avec les élites seigneuriales – lesquelles partagent le plus souvent les vues des autorités coloniales – accordent moins de crédibilité aux récriminations des familles paysannes, l’inverse se vérifiant de la même manière. En somme, pour reprendre les mots de l’auteur, la prise en compte du regard des curés lors de l’enquête de 1821 permet « un éclairage lumineux sur les rapports de classe » (p. 79). À défaut de livrer des portraits statistiques élaborés, l’auteur donne vie de manière très habile à toute une série d’études de cas très bien maîtrisées, qui permettent notamment de faire état des processus de différenciation sociale à l’oeuvre dans les campagnes. Seul bémol : le caractère approximatif de quelques-uns des profils socioprofessionnels (p. 42, 73, 77, 86, 90) trahit les limites de l’utilisation des titres cléricaux pour sonder les origines familiales des prêtres. La mise à contribution des bases de données numériques sur les registres paroissiaux et les greffes notariés aurait permis de combler facilement les manques.

Le troisième chapitre (« Familles au presbytère »), faisant directement écho au titre de l’ouvrage, met en scène le parcours de nombreux curés qui hébergent sous leur toit des membres de leur parenté. Les maisons curiales, utilisées comme lieu de transit ou de refuge par les familles des prêtres, participent au système de solidarité familiale tel qu’il se conçoit à l’époque préindustrielle. L’auteur prend en compte le regard de la communauté sur la vie familiale qui a cours dans la première maison paroissiale, en plus d’examiner les jeux d’influence entre le curé et ses proches. L’ombre des mères inquisitrices ou castrantes offre un objet d’étude truculent, de même que le rôle d’intermédiaire du curé dans la conclusion d’alliances matrimoniales avantageuses pour des apparentés.

Au fil de la lecture, Familles et presbytères restitue au curé la place incontournable qui lui revient dans les dynamiques de pouvoir des sociétés locales d’hier. Il nous apparaît toutefois que l’analyse de ce rôle névralgique aurait gagné à s’affranchir du seul rapport de « domination de la classe seigneuriale sur la paysannerie » (cf. quatrième de couverture), qui néglige l’impact de l’entrée en scène des élites locales issues de la petite bourgeoisie naissante depuis le tournant du XIXe siècle. Leur prise en compte aurait notamment permis de nuancer l’influence seigneuriale, en plus de faire éclater le concept monolithe de « classe paysanne » mobilisé pour appréhender les rapports des communautés locales avec le clergé (p. 159, 162).

Sur le plan formel, le lectorat, tant spécialiste que généraliste, aurait aimé être éclairé dès l’introduction sur les grandes lignes de la démarche méthodologique de l’auteur : la justification des bornes temporelles adoptées (1790-1830 plutôt que 1791-1841), les limites du terrain d’enquête, les contours de l’échantillon de prêtres à l’étude (on glisse à la page 104 qu’ils étaient plus de 700), de même que les principales articulations du corpus de sources à partir duquel est menée l’enquête. Cette présentation – en particulier pour ceux qui n’auraient pas lu les précédents ouvrages – aurait permis de rendre justice au bel exercice de problématisation livré dans les premières pages de cette même introduction. Notons enfin qu’un index onomastique aurait été fort utile, dans la mesure où l’ouvrage évoque toute une galerie de personnages et de localités situées d’un bout à l’autre de la vallée du Saint-Laurent.

Il n’en demeure pas moins que l’auteur offre à son lectorat – avant tout spécialiste – une contribution vivante, à travers une succession de portraits et un tableau des dynamiques sociopolitiques à l’oeuvre autour des presbytères. La mise à contribution d’études de cas fouillées, qui met en relief le rôle structurant des représentants de l’Église dans les campagnes bas-canadiennes, est en phase avec l’ensemble de l’oeuvre de cet historien.