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Généalogiste émérite et auteur prolifique, Marcel Fournier poursuit depuis plus de vingt ans un travail d’identification des Français venus au Canada du XVIIe au XIXe siècle. Après s’être penché notamment sur les soldats du régiment de Carignan et ceux de la guerre de Sept Ans, il nous présente aujourd’hui une étude sur les Français émigrés au pays de 1789 à 1804, groupe qu’il avait abordé de façon plus sommaire dans un livre publié en 1995 sur les Français au Québec de 1765 à 1865.
L’ouvrage se divise en une partie historique de neuf chapitres (le dixième est une brève conclusion) et une partie biographique. Paradoxalement, il faut attendre le sixième chapitre pour que le sujet annoncé dans le titre soit traité. Le premier chapitre donne un aperçu de l’émigration française en Nouvelle-France de 1604 à 1760, en renvoyant aux travaux détaillés de l’historien Robert Larin et du démographe Hubert Charbonneau. On y trouve des données sociodémographiques sur les arrivants, notamment sous forme de tableaux, sur les pionniers et sur les militaires établis par mariage au Canada et sur l’origine des immigrants. Les deux chapitres suivants, largement inspirés du livre de 1995, retracent à grands traits l’émigration française au Canada de 1763 à 1789, avec des listes des 197 Français arrivés au pays entre ces dates. Là encore, l’auteur présente des données sociodémographiques résumées dans six tableaux sur le statut des immigrants, leur origine et leur année d’arrivée. Il ajoute des notices biographiques sur sept personnes représentatives de cette émigration, comme le lieutenant-colonel de milice Pierre-Guillaume Guérout et les médecins François-Xavier Bender et François-Michel Suzor. Ensemble, ces trois premiers chapitres ont le mérite de rendre ces mouvements migratoires compréhensibles pour le grand public auquel l’auteur affirme destiner son ouvrage ; les spécialistes y trouveront quant à eux un condensé pratique des données existantes sur le sujet.
La majorité des Français arrivés au Canada entre 1789 et 1804 ayant fui la France révolutionnaire, l’auteur consacre le quatrième chapitre du livre à la Révolution et le cinquième à l’émigration qu’elle a provoquée. Le chapitre 4 apparaît comme le maillon faible de l’ouvrage. Ce « bref historique de la Révolution française » résume un article du généalogiste français Pierre Le Clerq qui a collaboré à la rédaction du livre ; or, cet article repose essentiellement sur des textes parus dans des revues d’histoire populaire comme Historia. On aurait préféré le recours à des sources historiographiques plus solides. Par ailleurs, le chapitre est accompagné de courtes notices biographiques sur quatorze Canadiens qui ont participé à la Révolution française et qui sont mentionnés dans des articles anciens de Robert de Roquebrune et de Raymond Douvile. L’auteur ayant choisi d’aborder ce sujet qui n’est lié qu’indirectement à son propos, on aurait aimé qu’il complète cette information en ajoutant des notices sur les autres Canadiens acteurs ou victimes de la Révolution, comme Eustache-Marie Juchereau Duchesnay et Charles-François Hertel de Chambly.
Le chapitre 5 est beaucoup plus éclairant que le précédent puisque l’auteur présente, de façon structurée, les quatre grandes vagues d’émigration de la Révolution (déclenchées respectivement par le soulèvement populaire de 1789, la constitution civile du clergé, la Terreur et l’abolition de l’esclavage), et l’accueil des émigrés à l’étranger, notamment en Grande-Bretagne d’où certains d’entre eux allaient se rendre au Canada.
Les chapitres suivants nous font entrer dans le vif du sujet. Le sixième aborde les projets d’établissement de royalistes français au Canada échafaudés par le vicomte de Vaux à Londres en 1792 et 1793, en précisant qu’ils n’ont pas eu d’effet immédiat. Le septième présente des données sociodémographiques sur les 141 Français émigrés au Canada de 1790 à 1804, accompagnées là encore de tableaux sur leur statut, leur origine et leur année d’arrivée. Ces données révèlent qu’à côté des nobles et des ecclésiastiques fuyant la Révolution, le Canada a vu arriver une cinquantaine de Français de condition modeste dont certains apparaissent plus comme des migrants économiques que des réfugiés politiques.
Dans le huitième chapitre, l’auteur traite, listes à l’appui, des 111 émigrés français arrivés au Bas-Canada et dans la région de l’Atlantique entre 1790 et 1804. Il insiste sur la présence de 49 prêtres, dont plusieurs sulpiciens, en soulignant à raison l’importance de l’influence morale et intellectuelle qu’ils ont exercée sur l’Église et la société canadiennes, mais en ne mentionnant pas le rôle qu’ils ont joué dans la diffusion des idées contre-révolutionnaires et de l’hostilité à la philosophie des Lumières au pays. Le neuvième chapitre décrit pour la première fois en français le projet de colonie royaliste animé par le comte de Puisaye à Windham, dans le Haut-Canada en 1798. À partir de sources manuscrites conservées à Bibliothèque et Archives Canada et d’ouvrages anciens publiés en anglais, l’auteur suit à la trace le parcours des 30 émigrés français (nobles, soldats et domestiques) qui ont participé à cette aventure, dont la majorité sont retournés en Europe entre 1799 et 1815 et dont un seul a laissé une postérité en Ontario.
Le livre se termine par une imposante partie biographique qui réunit des notices détaillées sur les 141 émigrés de la période. Ces biographies, pour la plupart inédites, sont le fruit des recherches menées par l’auteur et par son collaborateur Pierre Le Clerq dans les archives canadiennes, américaines et européennes. Elles précisent notamment l’origine familiale des émigrés et, dans certains cas, leur descendance, en corrigeant au besoin les données du Dictionnaire biographique du Canada. Il s’agit peut-être de la partie du livre la plus précieuse et la plus riche de contenu pour les chercheurs.
Malgré quelques lacunes, l’ouvrage de Marcel Fournier apparaît comme un ajout utile à l’historiographie de la période visée. Le grand public en fera une lecture enrichissante, tandis que les spécialistes y trouveront une mine de données statistiques, nominatives, biographiques et factuelles susceptibles d’étayer des thèses et des monographies pour peu qu’on les inscrive dans une problématique de recherche. À ce titre, le livre constitue un excellent exemple de la contribution que peuvent apporter les historiens généalogistes à l’avancement des connaissances historiques.