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Cet ouvrage collectif consacré à l’histoire de la politesse au Québec sur une période de 3 siècles regroupe 13 auteurs qui abordent le sujet sous différents angles. Dans son substantiel chapitre d’introduction, Laurent Turcot établit les balises de ce champ de recherche relativement nouveau dans l’historiographie québécoise. À quoi sert la politesse et existe-t-il des règles universelles à suivre à cet égard, se demande-t-il ? Pour répondre à ce questionnement, il présente l’apport de différentes disciplines en relation avec les normes sociales qui définissent la politesse selon les nations et les époques. Des sociologues tels que Georg Simmel, Pierre Bourdieu, Irving Goffman et Norbert Elias ont traité des normes sociales sous différents angles : la sociabilité, la distinction, l’interaction sociale ou la civilisation. Il est, par ailleurs, nécessaire de situer l’histoire de la politesse dans le temps, comme nous convie à le faire Laurent Turcot. Les normes et les assises sociales de la politesse à l’époque médiévale sont liées à la chevalerie. Au cours de la Renaissance italienne sont publiés des traités relatifs aux normes de conduite en société par Castigniole et Érasme. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, on voit apparaître la notion de politeness en Angleterre et d’étiquette en France. Quant au XIXe siècle, il constitue l’âge d’or de la politesse bourgeoise, associée à un art de vivre qui pratique une forme de distinction, selon un modèle inspiré soit par la France, l’Angleterre ou les États-Unis.
Il est intéressant de noter à la suite de l’auteur que le XXe siècle inverse cette tendance en mettant de l’avant un processus d’informalisation des rapports sociaux, le savoir-vivre étant de plus en plus associé au mensonge, au faux. Cependant, s’empresse-t-il d’ajouter, dans les sociétés d’aujourd’hui, incluant le Québec, si les traités et les manuels ne sont plus une référence obligée, on prend bien soin d’inculquer aux jeunes générations les grandes lignes du vivre-ensemble. Finalement, tout au long de l’histoire et particulièrement à l’époque contemporaine, on assisterait à une tension entre une volonté de définir ou de redéfinir les normes de la politesse et un désir de transgresser ces normes par des comportements associés à l’impolitesse, la barbarie et la rudesse.
Comment rendre compte d’une histoire de la politesse au Québec en s’inspirant de ce cadre d’analyse, tout en l’adaptant au besoin ? Les douze contributions qui font suite à cette problématique générale constituent autant d’études de cas répartis en fonction d’un ordre chronologique qui va de la Nouvelle-France jusqu’aux années 1960, en passant par le XIXe siècle.
Plusieurs auteurs de l’ouvrage se sont intéressés à la période du Régime français et celle des débuts du Régime anglais en rapport avec les normes, les statuts et les rôles des acteurs sociaux. Ollivier Hubert, pour un, propose une problématique générale pour aborder les injures verbales et le langage de l’honneur en Nouvelle-France en s’appuyant sur la théorie de La lutte pour la reconnaissance d’Axel Honneth (1992). Le procès d’honneur [blessé] aurait alors pour objectif le rétablissement ou la préservation d’un capital de prestige menacé par l’exercice de la violence communicationnelle. De son côté, Donald Fyson s’intéresse à la rencontre de deux systèmes d’étiquette ou de politesse langagière, l’un français, l’autre anglais, à travers l’utilisation des titres honorifiques, entre 1759 et 1791, pour conclure que ce sont les Canadiens français qui pratiquent un système métissé, plutôt que les Britanniques. Quant à René Hardy, son analyse du charivari, considéré notamment comme un rituel de régulation des unions matrimoniales, l’amène à constater que cette pratique populaire est remise en question en milieu urbain au milieu du XIXe siècle, et plus tard en milieu rural, au profit d’une mise en valeur progressive du droit à la vie privée. Enfin, Jean-René Thuot analyse un corpus de pratiques rituelles mettant en cause l’attribution des bancs d’église, la distribution du pain béni, la bénédiction par l’eau bénite et la cérémonie de plantation du mai dans la campagne canadienne après la Conquête.
La question de l’étiquette retient l’attention de plusieurs auteurs de ce collectif. Parmi les pratiques culturelles de la bonne société canadienne-française, la danse présente un cas particulièrement intéressant, étant donné la rigueur nécessaire à sa maîtrise technique. En mettant en relief la fonction sociale de la danse dans le maintien des sociabilités coloniales des élites canadiennes au XVIIIe siècle, Laurent Turcot montre bien que cette pratique transgresse sans trop de problème l’opposition bien connue du clergé. Autour de la même thématique appliquée, cette fois, à la tenue des bals bourgeois à Montréal entre 1870 et 1914, Peggy Roquigny fait valoir que ces événements mondains constituent un cadre idéal pour s’interroger sur l’application de l’étiquette tant au niveau de leur organisation que celui des relations entre danseurs.
Toujours autour de cette question de l’étiquette, Denise Lemieux porte son attention sur la redéfinition des codes entourant le choix des conjoints au début du XXe siècle. Ainsi, les fréquentations prémaritales entre Raoul Dandurand et Joséphine Marchand, tous deux issus du milieu bourgeois canadien-français, reflètent l’intériorisation par la future épouse des codes sociaux restrictifs typiques de l’époque victorienne. À l’opposé, Maude-Emmanuelle Lambert démontre qu’une jeune femme issue de la petite bourgeoisie rimouskoise peut enfreindre les codes vestimentaires qui prévalent dans ce milieu conservateur des années 1930-1945 et porter des pantalons, malgré l’opposition du clergé.
Les influences extérieures qui interagissent avec le milieu local peuvent aussi être observées dans le cas de la villégiature à caractère anglo-américain qui envahit la région de Charlevoix entre 1820 et 1920, tel que présenté par Annie Breton. Mais cette dialectique entre les modèles culturels traditionnels et les nouveaux modèles provenant de l’extérieur est analysée avec encore plus de profondeur par Marise Bachand dans le cas du réaménagement de l’espace domestique canadien hérité du Régime français, lequel subit l’influence incontournable de la façon britannique d’habiter un espace compartimenté et marqué par la distinction des rôles et des statuts au sein de la maisonnée.
Comme le rappelle Thierry Nootens, avant l’avènement de l’institutionnalisation de la vie économique par les grandes corporations au cours du XXe siècle, les relations d’affaires étaient basées sur un code de respectabilité, particulièrement dans les petites localités. La transgression de ce code par des propos calomnieux a mené à des poursuites, comme ce fut le cas dans le district judicaire de Trois-Rivières au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.
La contribution d’Andréanne LeBrun est la seule de ce collectif qui aborde la question cruciale du rôle de l’école québécoise dans la promotion de l’éducation citoyenne. Son analyse novatrice porte sur les différents modèles citoyens proposés par les manuels et les programmes d’hygiène, de bienséance et de civisme dans les écoles secondaires entre 1943 et 1967.
Cet ouvrage collectif constitue assurément un apport neuf et substantiel sur un champ peu exploré de l’historiographie québécoise. L’exploration effectuée en fonction de différentes thématiques voisines et sur quelque trois siècles ouvre la porte à d’autres recherches, en attendant une synthèse plus générale sur l’histoire de la politesse au Québec. Il faut souligner l’effort de problématisation appuyé sur diverses théories à caractère sociologique, ainsi qu’un souci de méthode reposant sur des corpus documentaires bien analysés. Dans une telle entreprise de défrichage, certains angles sont nécessairement laissés dans l’ombre. C’est le cas du rôle historique de l’école catholique – incluant les collèges classiques et les couvents – dans la transmission des normes de politesse au Québec avant la Seconde Guerre mondiale.
Il faut souhaiter que ce premier ouvrage en suscite un autre impliquant historiens et sociologues et qui explorerait, cette fois, le bouleversement des normes de politesse au Québec depuis les années 1970 jusqu’au début du XXIe siècle. Les thématiques ne manquent pas : normes sociales et choc des cultures, culte du moi et valorisation de l’impolitesse, modèles sociaux inspirés de la société du spectacle, mondialisation et impact des médias sociaux, pour ne citer que quelques pistes.