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Récits d’identités sexuelles et d’appartenances sociales, les publicités des grands quotidiens montréalais entre 1920 et 1970 ont formé des discours normatifs de rapports sociaux de sexe et de classe. Tel est le constat de Sébastien Couvrette qui propose une analyse minutieuse de l’évolution des configurations des relations de pouvoir mises en scène dans les publicités de trois quotidiens d’information : deux francophones, La Presse et Le Devoir, et un anglophone, le Montreal Daily Star. En évitant les raccourcis épistémologiques qui définiraient la publicité simplement comme un miroir de la société, l’auteur démontre comment les réclames de la presse imprimée ont participé à la construction sociale de représentations idéalisées et stéréotypées de la classe moyenne au Québec au XXe siècle.
À cette fin, l’historien définit dans son premier chapitre sa conception de la formation d’une nouvelle classe moyenne issue de l’industrialisation et dont le statut social était principalement caractérisé dans la sphère publique par son pouvoir d’achat. Liés à la consommation et créés par des hommes du même statut social, les récits publicitaires ont cherché à affirmer l’identité d’une classe moyenne qui empruntait les codes de la bourgeoisie et cherchait à se distinguer des classes populaires. Sébastien Couvrette remet également en contexte dans son premier chapitre l’émergence des agences de presse, le perfectionnement des stratégies publicitaires au Québec ainsi que l’évolution des relations entre les différents types d’annonceurs et la presse francophone et anglophone. Il y expose comment le fond et la forme des contenus rédactionnels se sont transformés sous la pression grandissante du financement publicitaire et son besoin d’accroître le lectorat. Ce processus a donné lieu à une spécialisation genrée de l’espace, avec l’apparition des pages féminines et des pages sportives proposant des publicités adressées respectivement aux femmes et aux hommes.
Les rapports de pouvoir genrés et de classe sont approfondis dans les deuxième et troisième chapitres consacrés à la catégorisation, l’opposition et la hiérarchisation de la féminité et de la masculinité dans les récits publicitaires. Ces chapitres expliquent comment les discours sur les identités féminines et masculines dans les publicités ont évolué selon les périodes que ce soit en temps de guerre ou d’après-guerre, de prospérité ou de crise économique ou sous les pressions des mouvements féministes dans les années 1960-1970. La publicité a néanmoins généré certains discours dominants qui ont transcendé les décennies et dans lesquels l’identité féminine s’exprimait surtout au sein de l’espace domestique alors que l’identité masculine se manifestait principalement dans l’espace public.
Les récits publicitaires ont ainsi contribué à normaliser l’idéal de la mère au foyer assujettie à son mari ou soumise à l’expertise masculine en général dans la réalisation des tâches de la vie quotidienne. Cette image a été construite sur des trames narratives qui ont mis l’accent sur l’association des femmes à l’intimité et à la beauté, modèles qui préconisaient la passivité et un décorum marqué par des interdits et des tabous sociaux. Selon l’auteur, les images des femmes célibataires séductrices et des travailleuses salariées ont représenté la part congrue de ces récits puisque ces temps de la vie des femmes étaient perçus par les publicitaires comme des étapes transitoires menant à leur ultime rôle social de mères et épouses.
La masculinité, fortement liée dans les publicités à la démocratisation de la consommation, s’est quant à elle définie par opposition à la fois à la féminité et aux notions de la virilité (courage et force physique) associées aux classes ouvrières. Les hommes de la classe moyenne travaillant principalement dans des bureaux, la tenue vestimentaire comme marqueur identitaire est devenue l’argument de vente privilégié par les publicitaires. Ces derniers ont cependant récupéré les référents au sport, à l’alcool et au tabac hérités du XIXe siècle et caractérisant auparavant les classes populaires. Sébastien Couvrette démontre aussi que pendant cette période, les hommes n’étaient pas complètement absents de la sphère privée. Si les images des pères sont devenues les pierres angulaires des représentations de la famille de classe moyenne, les publicitaires ont toutefois pris soin de les distinguer des mères en ciblant leur rôle de pourvoyeurs et de protecteurs.
Hommes et femmes de la classe moyenne se rejoignaient néanmoins par l’accent mis sur la démonstration de la réussite sociale. À cet effet, le quatrième et dernier chapitre du livre illustre les points de rencontre entre masculinité et féminité, que ce soit dans l’espace privé ou public, par l’entremise de trois éléments hérités de la classe bourgeoise du XIXe siècle, à savoir les réclames sur l’industrie de villégiature, les événements mondains et la maison en banlieue. Les dispositifs visuels de ces discours ont dilué les caractéristiques opposant la masculinité et la féminité tout en recourant à des images récurrentes des jeunes familles. L’analyse se conclut sur les représentations évoluant en marge des récits de la publicité, soit les enfants, les personnes âgées et les minorités ethniques, qui ont généralement été utilisées afin de renforcer la normalisation de la domination masculine dans les récits publicitaires.
L’étude de Sébastien Couvrette, images à l’appui, propose ainsi une solide démonstration empirique. La méthodologie de la semaine construite s’avère un choix pertinent pour étudier un corpus aussi vaste que celui auquel l’historien s’est attaqué. Les travaux menés dans une perspective historique sur la publicité au Québec étant peu nombreux, ce livre apporte un éclairage indispensable qui illustre habilement les rapports de pouvoir à l’oeuvre dans les récits publicitaires, rapports issus non seulement de marqueurs identitaires comme le sexe et le statut social, mais également de l’ethnicité et de l’âge.
On s’étonne pourtant de remarquer l’absence de réflexion théorique soutenue par des références explicites aux nombreux travaux féministes qui ont contribué à alimenter les concepts de genre et d’intersectionnalité en sciences humaines et sociales. Ces concepts sont pourtant adroitement mobilisés par Sébastien Couvrette, sans toutefois être clairement définis. Pierre Bourdieu et Erving Goffman, cités dans l’ouvrage, sont certes des auteurs influents pour réfléchir à ces questions. Cependant, les écrits de ces deux hommes ne sauraient remplacer l’apport incontournable de théoriciennes de l’historicité des relations de pouvoir, que l’on pense aux travaux de Joan W. Scott ou des théories développés en étude des médias et en communication notamment par Liesbet van Zoonen, et qui auraient pu enrichir les fondements théoriques de l’argumentation présentée par l’auteur.