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Les historiens n’ont guère investi la télévision, comme média et davantage encore comme objet de recherche. Pourtant, on connaît la puissance d’évocation que possède cette dernière, puissance avec laquelle les livres d’histoire savante peinent parfois à rivaliser.
L’historien Olivier Côté débrouille pour ainsi dire le signal en passant au peigne fin l’une des séries historiques les plus ambitieuses des dernières années : Le Canada, une histoire populaire. Produite par CBC/Radio-Canada dans le contexte politique de l’après-référendum de 1995, disposant d’un impressionnant budget dépassant les 30 millions de dollars pour 17 épisodes, la série a été voulue par ses concepteurs, et ce dès sa genèse, comme un instrument d’unité nationale. L’auteur soutient que la série s’inscrit entre deux grands régimes de représentation : le modèle Colony to Nation – du titre de l’ouvrage de l’historien canadien-anglais Arthur Lower – qui prend pour référence identitaire la « Master Race » anglo-saxonne et un modèle associé au libéralisme multiculturel s’incarnant dans une « mosaïque canadienne transhistorique ». « À la confluence des représentations coloniales et postcoloniales, de l’ancien nation-building et du nouveau multiculturalisme, écrit-il, ce docudrame représente surtout une refondation imaginaire de l’ordre libéral canadien, une mise en récit du passé telle que l’envisagent les élites libérales majoritairement ontariennes du pays, mise en récit sculptée selon les paramètres des valeurs matricielles du libéralisme » (p. 16).
Doté d’un tour de taille assez considérable – plus de 400 pages –, exploitant une belle diversité de sources (correspondances, entrevues, scénarios préliminaires et définitifs, réactions des téléspectateurs, etc.), l’ouvrage est divisé en quatre parties. La première s’attarde aux relations, pas toujours aussi harmonieuses que le laissait entendre le discours promotionnel de la série, entre les journalistes, les membres du comité éditorial et les historiens-conseils. L’analyse de ces relations révèle le pouvoir considérable dont disposait le producteur délégué Mark Starowicz, la surdétermination de la culture organisationnelle de la CBC/Radio-Canada et de l’idéologie socioprofessionnelle journalistique sur le travail des producteurs, réalisateurs et recherchistes ainsi que l’instrumentalisation des historiens(nes) dont le rôle s’est borné généralement à cautionner la véracité des faits.
La seconde partie met en parallèle les conflits d’interprétation et le contenu scénaristique. Malgré une volonté mi-sincère mi-clientéliste de pluraliser le récit, le discours narratif de la série se caractérise par son approche politico-militaire, son européocentrisme et son « paternalisme hétérosexuel ». La trame du nation-building emmène tout dans son sillage : la présence autochtone permet la canadianisation du territoire, le multiculturalisme et l’ouverture à la différence participent au dispositif de construction nationale, la mise en lumière des divisions sociales, concession à l’historiographie socioculturelle ambiante, contribue à faire valoir les vertus de l’État-providence. Sauf pour le Québec, dont l’équipe de production montréalaise parvient tant bien que mal à imposer la singularité, les contre-récits régionaux se retrouvent souvent intégrés au grand récit hégémonique de la « régionalisation nationale ».
Le dispositif visuel et sonore de la série fait l’objet de la troisième partie. Empruntant aux genres documentaire et fictionnel, le « docudrame » cherche à immerger le téléspectateur dans le passé. Les reconstitutions historiques, le recours à un narrateur universel et une trame sonore ampoulée confortent l’orientation idéologique de la série tout en suscitant un effet de réalisme et d’émotion que viennent cependant entraver des ruptures de ton causées entre autres par des témoignages individuels lus par des comédiens. Ce même dispositif génère également, au-delà des variations régionales, un grand espace identitaire canadien fondé sur trois espaces déterminés : le paysage sauvage du Grand Nord, du Nord et de l’axe laurentien ; une ruralité québécoise, sud-ontarienne et des prairies ; une urbanité qui se limite essentiellement à Montréal et Toronto. Un espace identitaire habité par une série de « figures transhistoriques » présentées en paires oppositionnelles : Américains/Canadiens migrants, autochtones/non-autochtones, femmes/hommes.
La quatrième partie porte sur la promotion et la réception du Canada, une histoire populaire. L’auteur complète d’abord son analyse de l’encodage/décodage inspirée de la théorie de Stuart Hall en montrant comment la société d’État crée un horizon d’attente à propos de sa mégaproduction, horizon que confirme et même renforce la couverture médiatique de la série. Préparés de telle sorte, les spectateurs réagissent de manière bienveillante en majorité, malgré quelques protestations localisées. Enfin, la série est reçue plus favorablement par la presse écrite au Canada anglais qu’au Québec, là où dominent la théorie du complot fédéraliste et une querelle autour de la Conquête et de la Proclamation Royale.
La démonstration de l’auteur est impitoyable : le roi en ressort complètement nu. Le clou étant rapidement enfoncé dans les premières parties concernant l’orientation idéologique de la série, le martelage incessant, surtout au chapitre XIV, se révèle toutefois monotone à la longue. L’appareil théorique et conceptuel très élaboré permet un discours extrêmement plein. Le seul véritable angle mort est le caractère populaire de la série, claironné pourtant par le titre mais qui n’est pas réellement discuté, sauf brièvement dans la dernière partie. Pour le reste, tout s’explique et tout est expliqué, de l’absence de Laura Secord jusqu’à la tonalité majeure ou mineure de tel air de violon, ce qui laisse parfois le lecteur sous l’impression que Le Canada, une histoire populaire est une vaste machination. Très satisfaisant sur le plan intellectuel, ce type d’« analyse totale » (p. 18) est toutefois de nature à dissuader tout historien(ne) d’entreprendre pareille entreprise – une réalité qui, cela dit, n’avait pas à arrêter le chercheur.
Concentrée sur la négociation entre les historiens-conseils et les artisans de la série, l’analyse du contenu historique laisse peu de place aux débats historiographiques. Mais si l’auteur ne soumet pas systématiquement les choix éditoriaux des concepteurs à une vérification empirique, on voit tout de même se dessiner, en pointillé dans le corps du texte et en ligne continue en conclusion, un point de vue métacritique assez explicite.
À situer dans le courant actuel des analyses sur les processus mémoriels, patrimoniaux et commémoratifs, ce livre invite à une saine autocritique du discours historique en même temps qu’à l’examen serré des conditions d’intervention de l’historien sur la place publique.