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Dans le Québec francophone, l’histoire religieuse se confond jusqu’aux années 1960 avec celle de l’Église catholique. Le Canada français était si complètement animé par les symboles et les structures de l’institution romaine que certains chercheurs ont pu en parler comme d’une véritable « Église-nation ». Or, dans les années 1940 et 1950, nonobstant une façade d’unanimité, cet édifice commençait à être fissuré par de croissantes remises en question. Le débat autour de la confessionnalité des coopératives, la publication de Refus Global, la grève d’Asbestos, la fondation de Cité libre, autant d’événements connus qui, dans les domaines économiques, sociaux, culturels et artistiques, semblent annoncer les bouleversements des années 1960.
Prenant comme foyer le monde catholique québécois de langue française, les articles du présent dossier reviennent sur les années 1940 et 1950 sans amertume comme sans nostalgie, de manière à la fois neutre et intriguée. À cet égard, la contribution de Catherine Larochelle, « Le fait religieux au Québec et au Canada : regard critique sur deux historiographies récentes », nourrit admirablement la réflexion. Larochelle rappelle avec justesse que l’éthique des chercheurs ne doit pas être inspirée par la volonté de légitimer « un repli sur le passé de la nation ». Plutôt, il s’agit de se tourner vers le passé comme les paléontologues étudient les fossiles, sans se soucier d’y trouver des motifs de vivre, des raisons de lutter ou des recours pour le présent. C’est ainsi que les auteurs du présent dossier réussissent à éviter le piège de la téléologie qui consisterait à lire ce qui se passe dans les vingt ans qui précèdent la Révolution tranquille comme autant de signes qui pointeraient vers quelque dénouement inévitable. L’historien n’est bon qu’à prédire l’avenir, entend-on dire parfois : cette boutade est trompeuse, parce qu’elle sous-entend que l’histoire serait une mécanique implacable, sans mystère ni contingence, et que son cours serait comme le flot d’une rivière, c’est-à-dire tout d’un trait et à sens unique.
Plutôt que de résumer les textes un à un, comme on le fait d’habitude dans les introductions académiques (ce qui est un exercice qui ne sert absolument à rien compte tenu du fait que chaque contribution est précédée d’un résumé français et anglais), tentons de dégager certaines constances. En premier lieu, on ne peut qu’être marqué par l’intérêt que les auteurs ont pour la question politique. Par exemple, dans « Des frères… presque jumeaux : les Pères blancs belges et québécois entre colonisation et mission dans l’Afrique des années 1950 », Catherine Foisy cherche à montrer que l’expérience missionnaire s’insère dans des dynamiques politiques. Néanmoins, il faut souligner immédiatement que l’intérêt pour la question politique repose sur la conviction que l’Église demeure, tout de même, une entité relativement autonome. C’est là la conclusion, notamment, de l’analyse de Denise Robillard, dans son livre sur Mgr Joseph Charbonneau, dont rend compte Matteo Sanfilippo. L’idée simpliste d’une inféodation de l’institution religieuse au pouvoir politique laisse ici place à une compréhension plus fine des sphères d’actions propres à chaque domaine. Dans son convaincant « Politique et discipline ecclésiastique dans l’archidiocèse de Québec (1932-1944) », Alexandre Dumas s’éloigne d’une grille qui ferait immanquablement de l’Église la complice de l’Union nationale et, à l’inverse, la critique du Parti libéral, tout en ne manquant pas de montrer le souci de neutralité des autorités ecclésiastiques.
En deuxième lieu, les collaborateurs du présent dossier reconnaissent les tensions qui existent au sein de l’Église, les rapports de force qui l’animent par-delà l’exigence d’unité qu’elle tâche toujours de maintenir. La tranche biographique présentée par Michael Gauvreau l’illustre magnifiquement : la lutte des intellectuels des années 1940 et 1950 se fait au nom d’une Église universelle dont le visage ne se reconnaît guère au Québec. Claude Ryan en est d’ailleurs tellement convaincu qu’il finira par croire que le devenir du Québec passe d’abord par une redéfinition des lignes de forces qui traversent l’Église elle-même. Dans un article qui aborde, entre autres, les Grandes Missions , Jean-Philippe Warren évoque quant à lui les rivalités qui existaient entre les partisans de l’étude scientifique de la religion et les tenants d’une démarche plus traditionnelle, citant à l’appui de sa thèse une lettre du père Maurice Matte à Mgr Émilien Frenette, datée de 1957, dans laquelle le premier annonce à son destinataire que l’étude des sociologues de la Grande Mission de Saint-Jérôme « fera sursauter nos curés ».
Enfin, en troisième et dernier lieu, ce qui caractérise les textes du présent numéro, c’est le fait qu’ils se découpent sur un horizon international. L’Amérique du Nord, l’Europe et Rome sont directement réintégrées dans la compréhension de l’évolution d’une Église qui agit toujours, comme on le sait, en fonction d’intérêts internationaux multiples. Ainsi, la note de recherche de Jean-Philippe Warren tente de lier le climat plus conservateur qui règne au Québec au raidissement d’une papauté vieillissante qui connaît les jeux de coulisse et les frilosités de toute fin de régime.
Trois des textes inclus dans le présent numéro sont historiographiques. Est-ce le signe que nous sommes à un tournant de l’histoire religieuse ? Il y a exactement 30 ans, en août 1985, Jean Hamelin faisait paraître aux Éditions du Boréal Histoire du catholicisme québécois - Le XXe siècle de 1940 à nos jours. Depuis, le chantier de l’histoire religieuse n’a jamais cessé d’être l’objet de très nombreux et très solides travaux. Il est dès lors normal de se demander, avec un certain recul, quel est le sens et la portée globale de la période de l’après-guerre pour l’Église québécoise.
La rédaction
Février 2015