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Selon le gouvernement du Québec, l’industrie de la chasse et de la pêche de la province demeure, encore aujourd’hui, une composante importante de son économie. En effet, les amateurs génèrent des revenus directs de 1,6 milliard de dollars en plus du 1,8 milliard de dépenses secondaires provenant de l’intérieur et de l’extérieur de la province. Qui plus est, la chasse et la pêche demeurent pour de nombreux citoyens des activités incontournables, un passe-temps préféré et un mode de vie. Bien que nous ayons parfois tendance à voir la conservation comme un phénomène récent, une étude des premiers programmes québécois de gestion de la faune révèle que ce processus a en fait connu ses débuts il y a plus de 170 ans. Dans son livre, Wildlife, Conservation, and Conflict in Quebec, Darcy Ingram offre aux lecteurs un exposé bien rédigé et bien documenté des premiers pas du système québécois de conservation, du milieu du XIXe siècle jusqu’au début du XXe.
L’auteur divise son livre en deux parties qui comprennent chacune trois chapitres. La première partie traite des années 1840 à 1880, la période de mise sur pied du premier système québécois de conservation. Au coeur de son analyse, se retrouve la culture patricienne du Bas-Canada sur laquelle s’appuie le mouvement de protection. Les patriciens auxquels il fait référence étaient un petit groupe d’aristocrates britanniques et protestants qui exerçaient un énorme pouvoir. Ces patriciens « sought to improve the world they lived in and they brought these sensibilities into their development of wildlife conservation strategies in Quebec » (p. 7). À la lecture du livre, nous sommes amenés à comprendre comment cet accent sur l’amélioration a servi d’assise au système de protection.
Le premier chapitre se concentre sur la façon dont les patriciens ont établi les fondations du système québécois de protection du poisson et du gibier en établissant à la fois des dispositions législatives et des réseaux associatifs dont le but était d’améliorer les ressources fauniques au profit de l’ensemble de la province. Dans le deuxième chapitre, Darcy Ingram se penche plus profondément sur cette idée d’amélioration. Il s’intéresse à la prolifération des permis de pêche accordés aux individus appartenant à la classe patricienne ainsi qu’à la croissance de réseaux associatifs. Dans le troisième chapitre, il examine la façon dont la distribution de permis privés jumelée à l’interdiction d’utiliser certaines méthodes et certains équipements pour la chasse et la pêche est devenue source de conflits entre la vision patricienne de protection et les habitants des milieux ruraux et les Autochtones.
La seconde partie du livre est judicieusement intitulée « Expansion, Consolidation, and Continuity ». En effet, l’auteur y soutient que de 1880 à 1914, le système a non seulement connu une croissance, mais qu’il a également soulevé des inquiétudes parmi les sportifs des classes moyennes et aisées. Les quatrième et cinquième chapitres dressent le portrait de cette transition alors que l’auteur décrit le développement des clubs de chasse et pêche à partir des années 1880. Bien que les patriciens n’en aient pas été totalement écartés, les enjeux reliés à la propriété foncière, à la croissance de l’urbanisation, à l’émergence de la classe moyenne et à l’augmentation démographique ont permis à cette nouvelle génération de protectionnistes sportifs d’éclipser la culture patricienne qui avait posé les bases du système provincial de gestion. Le dernier chapitre traite aussi des questions d’opposition et de résistance qui ont suivi l’établissement du nouveau système à partir des années 1880. Une partie du matériel inclus dans cet excellent chapitre est adaptée d’un article paru dans Histoire Sociale/Social History. L’auteur illustre la façon dont les militants pour la protection ont de nouveau rencontré la résistance de la population rurale, des chasseurs autochtones et d’une nouvelle classe de sportifs mécontents qui se sont retrouvés exclus du réseau provincial des clubs de protection du poisson et du gibier, des clubs de chasse et pêche et de l’accès aux baux de location. Bien qu’aucun de ces groupes n’ait vraiment réussi à limiter la progression du modèle patricien québécois de protection du poisson et du gibier, l’auteur soutient que cette opposition croissante a influencé les organismes situés à l’extérieur de la province qui cherchaient à prévenir l’apparition de pareilles stratégies de location ailleurs au Canada et dans l’est des États-Unis.
Une de mes seules réserves par rapport à cet ouvrage est de nature stylistique. L’auteur a tendance à utiliser les blocs de citations avec une fréquence qui frôle parfois l’inutile. Par exemple, dans le sixième chapitre, on retrouve seize blocs de citation variant de cinq lignes à dix-huit lignes, pour la plus longue citation. Bien qu’en général il utilise le processus de citation avec une grande efficacité, il n’en demeure pas moins que le pouvoir d’évocation d’une source est souvent amoindri lorsque cette dernière est citée en entier. Cela peut même devenir contrariant, car l’auteur n’est pas seulement un écrivain efficace, mais aussi un excellent conteur et, bien égoïstement, j’aurais préféré entendre les sources énoncées de sa voix, puis renforcées par d’astucieuses références.
Le travail de Darcy Ingram est important, car il s’ajoute à la liste croissante des travaux canadiens en histoire de l’environnement qui traitent de la gestion de la faune et des questions reliées à l’implantation des programmes de gestion. Wildlife, Conservation, and Conflict in Quebec se joint à d’autres excellentes monographies canadiennes, dont States of Nature de Tina Loo, Game in the Garden de George Colpitts et Hunters at the Margin de John Sandlos. Le travail de Darcy Ingram ne fait pas qu’enrichir la littérature avec une analyse adoptant le point de vue des patriciens, mais, bien sûr, il va au-delà en déplaçant le site d’analyse au centre du Canada, nous offrant ainsi le premier survol important de l’histoire de la faune, de la conservation et de ses conflits au Québec.
Ce livre est hautement recommandé non seulement aux historiens de l’environnement, mais aussi aux historiens de tous les domaines, car il offre beaucoup plus qu’une histoire de la chasse et de la pêche au Québec. Toute bonne histoire de la gestion de la faune fournit des analyses globales qui offrent des réflexions sur la race, la classe et le genre, car au coeur des projets de protection et de règlementation, se trouvent des réalités flagrantes de marginalisation, de dépossession et d’exclusion. Finalement, toute personne qui a pêché le long des rives de la Belle province et y a traqué le gibier appréciera le travail de Darcy Ingram, travail qui saura sans aucun doute bonifier les prochaines activités de plein air dans cette province.