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Étienne Berthold propose un ouvrage fort séduisant, qui nous entraîne dans deux lieux mythiques du Québec, soit l’île d’Orléans et place Royale. L’auteur décortique les processus de construction symboliques qui ont élevé ces sites patrimoniaux au rang de berceaux de l’Amérique française, une perspective qui se différencie nettement des études architecturales ou ethnologiques plus traditionnelles. Pour ce faire, il propose une approche historique qui consiste à reconstituer avec finesse les récits de la patrimonialisation des lieux. Un solide chapitre méthodologique précède l’entreprise et effectue un retour efficace sur les grands courants de pensée du patrimoine et leur mise en application au Québec. Pour guider sa démarche de déconstruction, l’auteur privilégie une approche herméneutique de la culture et de l’idéologie trouvant leur appui dans le courant de l’histoire culturelle québécoise et plus particulièrement sur les travaux de Fernand Dumont. Berthold commence par identifier les conjonctures qui alimentent la patrimonialisation de l’île d’Orléans et de place Royale, avant de nous guider à travers les deux études de cas et de leurs processus de patrimonialisation résultant de la rencontre d’une construction élitique et une demande sociale plus large. En liant textes et contextes, il nous invite à « “traquer” les idéologies à l’oeuvre dans la patrimonialisation » (p. 26) ainsi qu’à comprendre comment la patrimonialisation s’inscrit dans le monde de l’action.
La patrimonialisation de l’île d’Orléans est circonscrite temporellement de 1860 à 1935. L’enquête de Berthold présente d’abord la construction d’une représentation discursive de l’île d’Orléans liée à l’émergence d’une pensée littéraire dans la deuxième moitié du XIXe siècle idéologiquement conservatrice. On découvre l’île à travers les textes de ceux qui se sont évertués à élaborer à son sujet une stratégie de mise en valeur historique associée à la découverte et au déploiement de la villégiature et du tourisme. Berthold fait ressortir l’importance de ces pionniers du patrimoine en retraçant les grandes lignes de leurs biographies (Noel Bowen, Hubert Larue, Louis-Édouard Bois, Louis-Philippe Turcotte, Pierre-Georges Roy), ce qui a l’avantage de révéler la complexité du processus de patrimonialisation, au risque parfois de faire oublier l’objet patrimonial et la trame conceptuelle de l’ouvrage. Par chance, l’auteur y revient périodiquement et propose de solides conclusions. Ce premier élan d’une construction de l’île d’Orléans comme lieu symbolique du Régime français, qui attribue à celle-ci le caractère d’un autre âge et en fait un lieu porteur de tradition, culmine et se consolide avec l’achat, la restauration et la valorisation du manoir Mauvide-Genest par Joseph-Camille Pouliot. On voit à quel point la patrimonialisation relève d’une volonté politique visant à mettre en valeur économiquement l’île par l’intermédiaire du tourisme et de la production agricole, volonté qui justifiera finalement la construction du pont reliant l’île à la terre ferme. Ce même pont qui fera craindre une dénaturation des lieux, mais qui donnera au plus grand nombre un accès au berceau et consolidera par le fait même sa portée symbolique.
Le cas de place Royale est abordé quant à lui en deux temps. D’abord à travers l’épisode de sa reconstruction, qui débute avec le secteur Notre-Dame-des-Victoires au tournant des années 1960 et se poursuit jusqu’en 1978. La période se clôt avec le « colloque Place Royale », qui donna lieu à l’expression des critiques sur les modalités du projet, tant sur le plan des impacts sociaux qu’en matière des choix de restauration. On fait ensuite un saut dans le temps jusque dans les années 1990, alors qu’un débat s’engage autour du projet d’interprétation du site. Avec place Royale, Berthold aborde l’épineux dossier des revers et des conséquences sociales de la patrimonialisation et de leur inscription dans les idéologies fonctionnalistes de la rénovation urbaine liées au néonationalisme. Le contexte est ici celui des changements sociodémographiques et économiques d’un quartier. Encore une fois, et bien que dans une moindre mesure, c’est autour des personnages clés de la restauration et de la valorisation des lieux que le récit s’organise. L’auteur retrace la construction de toutes pièces d’un quartier voué à une nouvelle fonction touristique et artistique, disqualifiant par le fait même son caractère résidentiel premier ou encore en l’instrumentalisant au profit de la création d’un patrimoine vivant. L’évolution de la prise en charge étatique au fil de la création des institutions dédiées à la culture et au patrimoine (Commission des monuments historiques, Comité de conservation des Monuments et Sites Historiques, Société Place Royale, ministère des Affaires culturelles, Bureau de coordination de Place Royale [BCPR]), est particulièrement pertinente afin de comprendre la portée de cette reconstitution systématique d’un monde disparu dont la signification, lorsqu’elle est prise « à travers le prisme de l’habitat » (p. 185), entre en conflit avec la perspective symbolique que prend les lieux.
Sur le plan de la temporalité, on peut relever que l’auteur attise la curiosité du lecteur sans toutefois la satisfaire entièrement. Même succinctement, on aurait apprécié qu’il aborde les conséquences à long terme de la patrimonialisation de l’île d’Orléans (qu’il introduit néanmoins en évoquant les nombreuses études publiées à compter des années 1960 et la quête des produits du terroir que suscite l’île, ainsi que les conflits qui peuvent émerger autour des questions d’aménagement du territoire), tout comme on aurait aimé connaître les origines de la patrimonialisation de place Royale qui, tel qu’il le précise, prend aussi ses racines au XIXe siècle. Il faut dire que l’auteur reprend l’échelle des âges de la patrimonialisation établie par Noppen et Morisset, ce avec quoi il demeure cohérent. Cela dit, le choix de situer les deux études de cas dans des temporalités qui leur sont propres, le XIXe et le début XXe siècles pour l’île d’Orléans, ainsi que la deuxième moitié du XXe siècle pour place Royale, permet d’inscrire dans un temps relativement long les courants idéologiques qui entourent la notion de berceau tout en conservant à l’ouvrage des dimensions raisonnables. Agréablement illustré de photos, cartes, gravures et peintures qui permettent au lecteur de pénétrer dans l’univers représentationnel que l’auteur nous invite à découvrir, l’ouvrage se lit avec aisance et plaisir.