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Deux éditions du séminaire tenues au Musée de la civilisation à Québec en 2010 et 2011 (proclamée année internationale des Afro-descendants par l’ONU) sont à l’origine de l’ouvrage Afrodescendances, cultures et citoyenneté. Organisé par le Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CELAT) de l’Université Laval, ce séminaire s’inscrivait dans le projet international Esclavage, mémoire, citoyenneté piloté par Paul Lovejoy (York University). C’est le fruit des débats qui s’y sont déroulés que l’ouvrage donne à lire.
Il explore des pistes importantes sur les réalités mémorielles et culturelles des Afro-descendants selon des problématiques pertinentes qui mettent en tension de façon originale les questions mémorielles et culturelles avec celles de la citoyenneté et des réparations. L’ouvrage adopte une perspective transaméricaine féconde, avec pour objet, tour à tour, le Brésil, Haïti, la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe, Cuba et les États-Unis. Une autre des forces de cet ouvrage vient de sa transdisciplinarité ; s’y côtoient et dialoguent historiens, archéologues, anthropologues, ethnologues, spécialistes de littérature, de peinture ou de danse.
Une introduction claire et efficace plonge le lecteur dans la problématique et trace l’agencement de l’ouvrage selon trois axes ; « Enjeux de mémoire », « Culture, mémoire, citoyenneté » et « Enjeux de citoyenneté ». Les regroupements sont logiques et permettent de tirer le meilleur parti des articles. L’on peut regretter toutefois que les articles n’aient pas été mis dans l’ordre qu’annonçaient les coordinatrices de l’ouvrage et que, comme le démontre clairement la table des matières, le cheminement logique qu’elles avaient envisagé ne soit pas celui dans lequel apparaissent les articles.
Des articles passionnants suivent cette introduction claire. Quatre traitent du Brésil selon diverses perspectives, se répondant et s’explicitant les uns les autres. Celui de Hebe Mattos et Martha Abreu, « Mémoires de l’esclavage, culture afro-brésilienne et citoyenneté », s’intéresse aux réparations matérielles (octroi de titre de propriétés collectives aux anciennes communautés quilombolas) et symboliques (classement de 1342 communautés comme patrimoine culturel brésilien) mises en oeuvre par le gouvernement brésilien. Francine Saillant, quant à elle, étudie les pratiques de deux artistes engagés (une chorégraphe et un photographe) à Rio de Janeiro, mettant en évidence la nécessaire reconnaissance de la culture afro-brésilienne comme forme de réparation collective. Jorge P. Santiago examine la racialisation persistante du milieu musical urbain brésilien, suggérant des pistes fertiles de recherche pour les anthropologues en lien avec ces questions de mémoire et de réparations. Jacques d’Adesky, enfin, revient sur l’héritage colonial générateur d’infériorité pour les Afro-Brésiliens et examine le recours à l’« authenticité » (authenticité en conformité et authenticité créative) dans la revendication d’une identité par la communauté.
La Caraïbe est aussi largement couverte par les auteurs de ce volume. Jhon Picard Byron réinterprète l’oeuvre de Jean Price-Mars au prisme de l’identité culturelle et de la construction de la citoyenneté en Haïti. Réginald Auger et Catherine Losier suggèrent, au travers d’un cas particulier, celui de l’habitation Loyola, en Guyane, que la mémorialisation de l’esclavage pourrait se faire au travers de sites archéologiques, pour une meilleure articulation entre le passé esclavagiste et la mémorialisation présente. L’article de Christine Chivallon, « Plus républicains que la République », s’intéresse au procès des participants à l’insurrection qui s’est déroulée à la Martinique en 1870, démontrant l’efficacité de la domination coloniale à imposer une matrice raciale au moment même où le républicanisme donnait aux victimes de l’ordre racial les moyens de la contester. Une incursion se fait également à Cuba, dans l’article « Black is beautiful façon cubaine » d’Alexandrine Boudreault-Fournier où il est question des rappeuses de Santiago et de la façon dont elles se positionnent dans une perspective de dialogue, plutôt que de résistance, pour redéfinir l’identité féminine afro-cubaine. Si l’article est un peu en décalage par rapport à la problématique générale, il n’en met pas moins en résonnance les questions d’identité et d’afrodescendance dans un contexte post-esclavagiste.
« Négocier la mémoire de l’esclavage », de Pauline Guedj, emmène le lecteur aux États-Unis sur les traces des pratiquants du culte Akan démontrant comme les Afrodescendants qui pratiquent ce culte ont su négocier pour élaborer un espace rituel spécifique et entrer ainsi dans une nouvelle phase de la revendication identitaire afro-américaine aux États-Unis.
Deux articles sont un peu en dehors de la problématique générale. L’un d’eux ne porte pas sur les Amériques, celui de Mouloud Boukala, qui étudie une série de 62 courts-métrages d’animation de la série Les Lascars, interrogeant le sentiment d’appartenance à la République française des jeunes Noirs et Nord-Africains dans les grands complexes urbains de France métropolitaine. Si l’article est intéressant en soi, il s’intègre assez mal dans un ensemble qui porte, à cette exception près, exclusivement sur les territoires américains. Placé dans l’ordre dans lequel les coordinatrices de l’ouvrage avaient envisagé l’ensemble, il aurait peut-être été mieux intégré. Tel qu’il est là, il n’entre pas dans la logique du reste de l’ouvrage. L’autre article un peu en décalage est celui de Catherine Benoît. S’il traite de l’héritage de l’indépendance haïtienne à la Guadeloupe au travers de la législation répressive mise en place dans les années 1980 et 1990 à l’encontre des étrangers souhaitant se rendre dans les territoires métropolitains, il n’examine pas les mêmes problématiques et il y est question de continuité coloniale davantage que de retours sur l’esclavage (sous-titre de l’ouvrage, indiqué en haut de page mais pas sur la page couverture).
Afrodescendances, cultures et citoyennetés est donc un ouvrage que l’on peut lire d’une traite ou comme un ouvrage où chacun peut retrouver un article sur son aire de prédilection. Les principales réserves que l’on peut émettre sont davantage liées à la production qu’au contenu scientifique et l’on peut regretter la désorganisation des articles par rapport à ce qui est annoncé dans l’introduction, induisant le placement en fin de volume de l’article de Christine Chivallon, au mépris de la logique dialectique et de la chronologie.