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Le culte à sainte Anne est un sujet qui trouve un large écho au Québec et en Acadie. Denise Lamontagne articule son étude en deux parties. La première traite de sainte Anne dans l’histoire du christianisme qui permet d’aborder le culte des saints « comme lieu de passage du paganisme au christianisme », leur culte comme « lieu de résistance païenne ». Deux chapitres se resserrent sur le cas de la sainte en abordant « le difficile passage du paganisme au christianisme » et « l’éducatrice comme lieu de passage de la magie à l’éthique ». Selon l’auteure, l’Église a travaillé pendant des siècles à « éthiciser » le culte à sainte Anne qui se rattache à la grande déesse, « une manoeuvre de récupération de l’archétype de la femme savante » (p. 123). Toute l’institution aurait travaillé à la faire disparaître au profit de la Vierge mère Marie, patronne des prêtres, hommes voués à la chasteté. Ces chapitres mobilisent des ouvrages de vulgarisation dans de nombreuses disciplines, selon la curiosité vagabonde de l’auteure : la sociologie religieuse, la théologie et l’exégèse, l’ethnologie, la psychologie, l’histoire de l’art et l’histoire, sans compter des touches de psychanalyse et d’études féministes en toile de fond de l’interprétation. Les approches ne sont pas toujours parfaitement conciliables et les résultats des études non plus.
La problématique d’ensemble s’articule autour de la question de la religion populaire qui s’est développée dans les années 1970 jusqu’au milieu des années 1980. Denise Lamontagne reprend cette notion pourtant fortement critiquée depuis plusieurs années et abandonnée, après de nombreuses études ethnohistoriques irréprochables qui ne sont malheureusement pas retenues ici pour l’étude. Elle a, au contraire, tendance à renforcer les dichotomies entre clercs et laïques, élites et peuple, suivant un schéma qui reprend celui des condamnations théologiques, ici inversées. On sent son engagement passionné au côté des petites gens, sans instruction, et des femmes, qui n’exclut pas une caricature parfois des rapports, car faut-il voir en tout prêtre un théologien de haute volée qui défend la « recta ratio théologique » ?
Le second volet de l’étude porte sur l’Acadie et l’analyse a été réalisée essentiellement à partir des journaux acadiens, des Annales de sainte Anne de Beaupré et des entrevues engrangées aux Archives de folklore du Centre d’études acadiennes de Moncton. Un premier chapitre est consacré au culte de sainte Anne comme « incontournable lieu de passage du paganisme au christianisme ». Le suivant évoque la « promotion de la figure de l’Assomption » puis les pèlerinages de Beaupré et de Sainte-Anne-du-Bocage sont évoqués. Il s’agit de reconstituer une « histoire vue d’en-bas » où sainte Anne est la magicienne et l’Assomption, une fête populaire aux yeux des Acadiens. Les élites clérico-nationalistes ont remporté le combat en écartant sainte Anne comme patronne de ce peuple déraciné. C’est aussi une marginalisation pour les Micmacs qui ont adopté la grand-mère du Christ.
Le travail sur les enquêtes orales (rebaptisées littérature orale), très prometteur dans cette partie, n’a pas été mené avec tout l’appareil critique nécessaire. C’est ainsi que les repères chronologiques s’effacent et l’énumération des citations devient plus anecdotique. Il devient difficile de savoir à quelle période font référence les témoignages ; rien n’est dit sur les conditions des enquêtes, les questionnaires élaborés par l’équipe de recherche. Cette approche constitue, à en croire l’auteure, une nouveauté que les historiens n’ont pas exploitée. Elle en appelle à Marc Bloch, aux Annales pour secouer ces chercheurs, car « seule une exploration de l’imaginaire, qui se laisse moins définir par les discours officiels que par la littérature orale vivante, est en mesure de dévoiler l’univers symbolique de l’homo religiosus, qu’il soit acadien ou européen. L’histoire religieuse d’un peuple risque de se faire théologie politique lorsque l’historien néglige l’histoire vue d’en-bas, du lieu de cette marginalité qui ignore l’orthodoxie. Seule l’étude de ce qui est considéré comme marginal se révèle dès lors comme le miroir de l’inconscient collectif, ce lieu de mémoire d’une marginalité structurale certes, mais non pas d’une marginalité statistique » (p. 140).
Je laisse juger les historiennes et les historiens du décalage avec le travail mené depuis au moins 30 ans dans le domaine et je pourrais faire la même proposition aux spécialistes des sciences religieuses. Comment expliquer l’absence de références parues après 1999, dans un ouvrage publié en 2011 ? Car si la thèse dont est issu ce livre a été soutenue en 2002, les dernières références bibliographiques mentionnées remontent à 1999, pour des sources éditées seulement. La lecture nous plonge dans le sentiment étrange de remonter à des débats qui ont été résolus depuis des décennies, aussi bien en Europe qu’au Canada. Comment peut-on ignorer l’historiographie renouvelée du Régime français, des Autochtones, sur les questions religieuses, sans compter les études portant sur les dévotions développées au XIXe siècle, dont les pèlerinages ? Denise Lamontagne présente, par exemple, les Micmacs à partir de travaux des années 1970. Où sont les Dominique Deslandres, Paul-André Dubois, Ollivier Hubert, Christine Hudon, entre autres ? Et je ne ferai pas la liste des travaux de sociologie religieuse qui auraient pu être mobilisés. Je m’en voudrais d’oublier Denis Gagnon qui a travaillé sur le pèlerinage de Sainte-Anne de Beaupré (1998, 2003). Entre terre et mer, le passé tout comme le présent religieux acadien ont encore beaucoup à nous livrer.