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Même si la bibliographie présentée par l’auteur de Magistrats, police et société semble assez considérable, le sujet est passablement neuf et la grande majorité des titres qui y sont mentionnés traitent davantage du contexte, sauf quelques ouvrages dont ceux de Jean-Marie Fecteau, Jean-Philippe Garneau, F. Murray Greenwood, Douglas Hay, André Morel, Michel Morin, Hilda M. Neatby, Mary Anne Poutanen. Mais aucun de ces derniers n’aborde de front la justice criminelle ordinaire dans la Province de Québec et le Bas-Canada de 1760 à 1837. À noter que Fyson annonce couvrir la période de 1764 à 1837, mais en réalité son étude prend comme point de départ la Conquête et s’intéresse au régime militaire qui s’installe depuis la capitulation de Montréal jusqu’à la mise en place du gouvernement d’une nouvelle colonie britannique le long du Saint-Laurent, dite Province de Québec.
À défaut de s’appuyer sur une abondante historiographie, Fyson se tourne vers d’inépuisables archives judiciaires. Il en donne une liste un peu sèche, laissant à son lecteur la peine de découvrir éventuellement ce qui se cache derrière les divers fonds mentionnés. Celui-ci en aura progressivement une bonne idée par les recours constants qui sont mentionnés. En effet, l’auteur a choisi d’examiner « la pertinence de la justice criminelle au quotidien, le vécu des justiciables qui suivent le cours routinier de la justice dans le système, la manière dont la justice criminelle est un lieu du pouvoir social et l’étendue de son instrumentalisation par le pouvoir étatique » (p. 44).
Fyson avoue dès le départ « son intérêt à l’égard du vécu ». Il se fera donc plaisir et prendra soin de se livrer à « l’examen des structures et des rouages de la justice au quotidien à travers le regard de ceux qui l’ont vécue ». Pour autant, il admet « l’utilité d’appliquer les schémas et théories d’interprétation et d’explication contemporains à l’analyse du passé » et il ne s’en privera pas.
Fidèle à ce qu’il annonce, Fyson ouvre chacun de ses huit chapitres par des citations d’époque visant un équilibre des points de vue reliés à l’aspect traité. En outre, il commence généralement par un « fait divers » qui constitue une mise en situation concrète. Il le fait même pour son introduction qui relate la comparution, en août 1830, devant Thomas Andrew Turner, magistrat en exercice au Bureau de la police de Montréal, de Michel Dubois, boulanger, accusé par Michel Asselin, menuisier, lequel déclare avoir été attaqué et « violemment frappé à coups de pied et de poing » sans la moindre provocation de sa part. Dubois verse une caution et s’engage à se présenter à un éventuel procès dont Fyson ne trouve pas de traces. Cela importe peu ; les éléments sont en place pour lui permettre d’illustrer son propos.
Comme il le fait régulièrement, Fyson commence par faire le point sur les travaux des historiens. De façon générale, ils ont peu étudié, a-t-il constaté, la structure et le mode de fonctionnement des tribunaux criminels et civils inférieurs. Non seulement il entend y remédier, mais il se propose d’examiner « la relation étroite qui existe entre le droit et la société dans l’histoire », considérant « fondamentalement le droit et la justice comme des arènes de l’exercice du pouvoir, tant social qu’étatique » (p. 33). Enfin, il justifie son découpage chronologique non pas tant à cause du passage du régime français au régime britannique, mais par son intérêt pour la nature de l’État d’Ancien Régime qui finira par déboucher sur l’État bureaucratique moderne. Il met sur le même pied l’État en France avant la Révolution et le système anglais dit Old Corruption d’avant les années 1830. Cela dit, il reste prudent quant à l’envergure réelle de la différence entre l’ancien système et le nouveau et à la soudaineté des réformes (p. 34-35).
Bien entendu, Fyson connaît les tensions politiques de cette période qu’il associe « notamment aux conflits que l’on retrouve dans toutes les colonies de peuplement européen, entre les élites coloniales et les intérêts impériaux pour le contrôle des instruments de pouvoir politique, tels que la Législature » (p. 37). Visière levée, il aborde cette « césure radicale », conséquence de la Conquête selon maints historiens québécois. « La thèse classique, écrit-il, voit dans la Conquête un événement qui a conduit au remplacement en bloc de l’élite canadienne par une nouvelle élite britannique. » (p. 42) Or, on s’en doute bien, plus prend forme une étude concrète plutôt que théorique du fonctionnement des institutions « moins la rupture due à la Conquête et l’exclusion des Canadiens deviennent claires ».
Et quelles furent les réactions des Canadiens eux-mêmes ? Certains ont postulé que « la population canadienne a boycotté le nouveau système judiciaire anglais, et cela jusque dans les premières décennies du XIXe siècle » (p. 43). « Cette notion de rejet canadien doit être substantiellement révisée », affirme Fyson et il le démontrera.
Est-ce à dire que l’auteur s’emploiera systématiquement à corriger l’historiographie néonationaliste (p. 545) comme il se plaît à qualifier une certaine tendance ? Pas vraiment et il est probable qu’il décevra quelques collègues bien installés dans les nuages. Il n’y a pas de déclaration de guerre. Fyson est rigoureux et nuancé. Dans la seconde partie de son considérable ouvrage, il ose même faire des statistiques. « Les cas les plus détaillés et les plus fascinants […] sont des éléments illustratifs essentiels », mais « ils ne sauraient être considérés comme représentatifs de l’expérience générale de la justice ordinaire au quotidien ». (p. 46) Il aborde « une perspective collective à l’aide de mesures quantitatives » tout en évitant, selon les mots de Margaret McCallum, une « simple compilation d’exemple après exemple […] plus proche du voyeurisme ou du journalisme que de l’enquête historique ».
L’ouvrage de Fyson fourmille de cas et si on devait lui faire un reproche c’est de les présenter trop succinctement, car ils nous font découvrir du vrai monde aux prises avec les éternels problèmes du quotidien. La nature des histoires rapportées par Fyson ne va pas sans rappeler ce tableau dressé jadis par Robert-Lionel Séguin sous le titre La vie libertine en Nouvelle-France. Les livres d’histoire font peu de place aux innombrables procès présentés par Fyson ou Séguin. Tellement que les lecteurs sont le plus souvent déroutés en découvrant la constante des travers humains, Canadiens et Britanniques confondus.
Le premier chapitre intitulé « La justice anglaise en terre étrangère » présente une transition nécessaire entre deux régimes coloniaux. Et c’est sans surprise que l’auteur conclut que la période qu’il va étudier « ne saurait être définie ni par la rupture ni par l’immobilisme ». « La justice coloniale britannique ressemble beaucoup à celle de son prédécesseur français ». (p. 109) Toujours prudent, ce qui est de bon aloi en histoire, il ajoute : « il ne s’agit pas de nier que le changement de régime n’apporte aucun changement substantiel » donnant comme exemple le passage de magistrats salariés à des juges de paix qui ne le sont pas. Ce sera le sujet de ses deux chapitres suivants, mais non sans avoir pris à témoin le « Canadien ordinaire » qui s’adapte d’autant plus facilement qu’il vit un changement de régime caractérisé à la fois par la continuité et la rupture.
Comment sont choisis les magistrats, quel est le caractère de la magistrature mise en place et à quoi ressemble cette police sans laquelle la justice ne pourrait s’exercer ? Voilà la matière des trois chapitres sans doute les plus intéressants et les plus concrets.
La nomination des juges de paix est un pouvoir de l’exécutif. Le choix s’effectue au plus haut niveau bien que les modalités évoluent avec les années. Premier critère, les juges de paix doivent être des hommes (p. 144). Notons au passage que les femmes ne peuvent non plus être nommées connétables de même que les officiers de milice et les juges de paix responsables d’ailleurs des nominations des connétables (p. 259).
Au début du régime britannique, les Canadiens ne pouvaient devenir juges de paix à cause du serment du Test inacceptable pour un catholique. Fyson s’empresse de préciser que « l’Acte de Québec supprime toutefois cette entrave en établissant un serment spécial pour les catholiques » ce qui ne sera généralement pas le cas dans d’autres colonies catholiques comme le Maryland et la Pennsylvanie (p. 145).
Les juges de paix doivent être de « bonnes moeurs ». Leur respectabilité n’est liée ni à des liens de famille, ni à la fortune, ni à leur croyance religieuse, même si au départ des protestants sont favorisés (p. 203). Par ailleurs, ils doivent être loyaux, c’est-à-dire « attachés au gouvernement ».
Malgré ces précautions, le résultat n’est pas brillant. Abus de toutes sortes et corruption sont au rendez-vous et Durham regrettera ces « magistrats non payés ». Considérant la notabilité des magistrats, Fyson, à la suite de laborieuses compilations, conclut que « c’est davantage la classe sociale que l’appartenance ethnique qui distingue les magistrats ». (p. 210) Encore une fois, il nuance ses conclusions : « s’il existe de nombreux exemples d’incompétence, bien des juges de paix démontrent, quand ils le veulent, une capacité claire à se conformer à la loi » (p. 225).
Le chapitre sur la police en surprendra plusieurs. C’est le fouillis : « la police avant la police », écrit Fyson. Des baillis, des huissiers et des officiers de milice tentent d’assurer le maintien de l’ordre. Les huissiers doivent patrouiller les rues de la ville après des incendies (p. 248) ; ils doivent assister aux punitions infligées par les tribunaux et portent le bâton peint aux armoiries du roi. Fyson souligne qu’entre 1764 et 1787, « les deux tiers sont francophones, surtout catholiques, ce qui nous rappelle que les huissiers, comme la plupart des représentants plus modestes de l’État, ne sont pas touchés par le Test Act ». Puissante générosité !
À partir de 1787, une police urbaine se met en place et des connétables sont nommés (avec possibilité de désigner des substituts) (p. 256). Les réformes se succèdent dans le sens d’une police « moderne ». Parallèlement à la désignation de grands connétables, la Législature met en place les guets urbains qui tomberont sous la juridiction des conseils municipaux à partir de 1833. C’est sérieux et les hommes du guet ont des tenues d’officiers publics. À Québec, on leur fournit un manteau, un bâton, une crécelle et une lanterne et à Montréal, un bâton, un sifflet et un macaron et plus tard des capes des casquettes et des grappins pour marcher sur la glace (p. 282). Avec la dissolution des conseils municipaux de Québec et de Montréal (1836), il y a apparemment recul. « Plusieurs faux départs et retours en arrière » résume Fyson, soulignant alors la disparition des guets urbains (p. 299).
Dans les chapitres 5 et 6, l’auteur s’interroge sur la pertinence de la justice criminelle et son application. Il compile les plaintes, passe en revue les accusés et compare villes et campagnes. Il semble que les Canadiens sont sous-représentés compte tenu de leur pourcentage dans la population. La raison ? La méfiance ou même l’hostilité « envers toute chose britannique » ? (p. 362) Voies de fait, vols, infractions diverses sont le lot des tribunaux. Dans le cas des infractions aux lois de corvée apparaît une dimension ethnique que dénonce Pierre Du Calvet qui y voit « le pouvoir dominant du conquérant dans toute sa crudité » (p. 362). Fyson apporte un bémol et, élargissant la question aux infractions liées au travail, convient tout de même que le système permet « à ceux qui détiennent le pouvoir d’imposer leur volonté, tant sociale que politique ». Cette fois encore, il conclut en nuançant : « Il serait injuste de décrire le système judiciaire comme un appareil essentiellement à l’usage de la population britannique ». (p. 362)
L’application de cette justice ou l’expérience qu’en font les gens n’a rien de glorieux. Fyson ouvre son chapitre avec le cas (1765) de George, un Noir, et celui d’un correspondant anonyme de La Minerve (1827). Le ton est donné. Pour avoir volé deux morceaux de ruban, George est humilié et bastonné à répétitions ; le correspondant paie une amende avant d’être extorqué par chaque officier de justice auquel il a affaire. « Il se trouve ici des personnes d’une scrupuleuse conscience qui appellent cela de la justice », conclut-il (p. 376).
Quelle est la langue des tribunaux ? Si les actes d’accusation sont toujours rédigés en anglais, il peut arriver qu’on les traduise « selon la langue des parties et du juge de paix qui les rédige » (p. 397). Mieux encore… « Les procédures devant les juges de paix ruraux siégeant seuls se déroulent en français quand tous les participants, y compris le juge de paix, sont francophones. » Il y a donc, écrit Fyson, « un mélange de français et d’anglais, selon les parties en cause ». Mais l’affaire est complexe et « l’anglicisation poursuit son infiltration de manière plus subtile dans les pratiques quotidiennes des magistrats », c’est Fyson qui le dit (p. 399), tout en rappelant l’observation de Tocqueville sur le bilinguisme habituel des tribunaux civils (p. 400).
L’ouvrage se termine sur deux chapitres qui traitent du pouvoir social et du pouvoir de l’État. Il faut éviter de ne voir dans la justice criminelle que vengeance et cupidité. Celle-ci peut aussi devenir outil de protection. Par exemple, « un mari n’a pas le droit absolu de battre sa femme, et les épouses malmenées peuvent déposer une plainte officielle contre leur agresseur » (p. 436). Et après ? Fyson admet plus loin que « toutes les femmes battues n’ont pas un accès égal à la justice ». Les plaintes viennent surtout des milieux urbains et « par des femmes des classes populaires » (p. 441). On attribue à Augustin Cuvillier, un magistrat important, l’affirmation voulant que « les maris ont le droit de corriger leurs femmes, tout comme les maîtres leurs serviteurs » (p. 442). Rien à voir avec la Conquête de 1760 ! Conclusion de Fyson : « un système indéniablement utilisé par les élites dans leur propre intérêt […], mais aussi un système utilisé par la société coloniale en général » (p. 475).
Enfin, les changements fondamentaux qui surviennent pendant la période étudiée font de la justice criminelle « un instrument du pouvoir étatique et de domination de l’État, non la domination de l’administration centrale, mais celle de la bureaucratie judiciaire locale des magistrats, de la police et des greffiers qui constituent l’essentiel du système » (p. 538).
Jusqu’à la fin, Fyson maintient un ton nuancé. « Lorsque nous définissons les moments charnières de la formation de l’État, nous ne devons pas surestimer les changements du début des années 1760 issus de la transition d’un système colonial d’Ancien Régime à un autre, sous prétexte de chercher une rupture entre le Régime français et le Régime britannique et des preuves additionnelles de la domination coloniale et des tensions interethniques qui suivent incontestablement la Conquête. La pierre angulaire du présent ouvrage est la contestation de ce modèle qui conceptualise la formation de l’État en termes d’immobilisme et de rupture, à travers l’examen du système de justice criminelle au Québec et au Bas-Canada. » (p. 542)
Est-il possible que les historiens néonationalistes qui sont visés aient opté, face à la justice criminelle, pour l’immobilisme OU la rupture ? Le problème n’est pas, à leurs yeux, dans la justice criminelle au lendemain de la Conquête, mais dans le changement de métropoles.
Fyson a livré un travail colossal et intelligent. Le résultat est d’une richesse considérable, mais insuffisamment accessible. Il manque d’outils pour s’y retrouver. Une chronologie et un glossaire auraient été utiles et un index onomastique et thématique absolument nécessaire. Il est frustrant de se voir proposer un « index nominatif sélectif » alors qu’on nous annonce un index plus exhaustif pour l’édition anglaise. À quoi bon ? Un index est un index, ce qui implique des références utilisables. Et voilà qu’aux lecteurs de langue française on propose l’équivalent en anglais d’une nomenclature !
En avant-propos, il est fait mention d’une aide reçue du Adam Thom Fund for Special Projects. Thom, un farouche adversaire de l’emploi du français, doit bien rire dans sa barbe.
Sur un ton plus sérieux, il est à souhaiter qu’un jour l’étude de Fyson serve à tenter des comparaisons entre la qualité de vie avant et après 1760. Comment se vivent les lendemains de Conquête ? L’examen de la justice criminelle ne dit pas tout.