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Cet ouvrage de Gilles Paquet regroupe onze études rédigées entre 1989 et 2004, quoique retravaillées depuis, et visant à présenter au Canada français un « tableau d’avancement » semblable à ces « bulletins incomplets et maladroits qu’on remet aux élèves pour prendre une certaine mesure de leur “progrès” » (p. ii). Décidément, l’élève canadien-français qui recevra ce bulletin devra mettre un peu plus de coeur à l’ouvrage s’il n’entend pas doubler son année scolaire. Depuis la Révolution tranquille, nous dit Paquet, le Canada français a cédé à la médiocrité en plaçant tous ses espoirs dans le rouleau compresseur de l’État, qui a favorisé la détérioration de son « capital social » et sérieusement réduit son dynamisme et sa capacité à assurer sa propre croissance.
On reconnaît aisément, à la lecture de ce recueil, l’auteur d’Oublier la Révolution tranquille (Liber, 1999) : le style est vif, la thèse est forte. Paquet divise son ouvrage en trois grandes parties. La première, « Anamorphoses politiques », regroupe des études portant sur l’oeuvre de trois premiers ministres, Maurice Duplessis, Daniel Johnson père et Robert Bourassa ainsi qu’un texte sur la nationalisation de l’hydro-électricité par le gouvernement Lesage. La seconde, « Anamorphoses intellectuelles », aborde la pensée de quatre intellectuels, André Laurendeau, Hubert Guindon, Marcel Rioux et Fernand Dumont. La dernière partie, « Institutionnellement parlant », propose des réflexions sur le mouvement Desjardins et le phénomène « Québec inc. », la commission Pépin-Robarts et, dans le tout dernier article, le seul portant sur le Canada français « hors Québec », la crise de l’hôpital Montfort en Ontario.
Cet ouvrage, évidemment, n’a rien d’une monographie, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il soit dépourvu de cohérence, bien au contraire. Les hommes politiques, intellectuels et autres acteurs qui passent sous la loupe de Paquet sont évalués à l’aune de leur volonté de mettre en valeur la sociabilité traditionnelle du Canada français, celle qui, affirme-t-il, avait fait de ce dernier une communauté solidaire, capable de créativité et de débrouillardise et suffisamment autonome pour à tout le moins limiter l’« intrusion » excessive de l’État gestionnaire dans le processus de création de la richesse collective. L’auteur cherche à valoriser la « culture anthropologique », définie comme un « ensemble d’habitus […] qui médiatisent les relations (entre acteurs, et entre acteurs et environnement) et aident à coordonner leurs actions ». « Le Canada français, ajoute-t-il, peut donc être défini comme un ensemble de pratiques empiriques (privées, publiques et civiles) […] c’est-à-dire comme la cristallisation de ces habitus en manières de voir, manières d’être, règles, normes, croyances, coutumes, patterns de réactions, etc., plus ou moins caractérisés » (p. 2).
Ce parti pris « anthropologique » conduit l’auteur à conspuer – et le mot n’est pas trop fort – tous ces faiseurs de « culture seconde », qui proposent à tour de rôle des représentations abstraites et désincarnées de l’identité collective, des représentations unidimensionnelles en rupture avec la culture canadienne-française « réelle » et avec l’environnement immédiat dans lequel évoluent et vivent, concrètement, les individus membres de la communauté. Dans l’arène politique cet anti-élitisme prend la forme d’une critique virulente des partisans de l’étatisme, doctrine qui n’aurait eu d’autre conséquence, aux yeux de Paquet, que la dissolution de la sociabilité qui, à la base de la communauté, avait engendré des réseaux socio-économiques reposant sur le principe de la solidarité, tout en permettant aux forces créatives individuelles de s’exprimer librement.
Parmi les récipiendaires des quelques rares notes de passage que décerne Paquet se trouvent Duplessis, Johnson père et Laurendeau. Il pourrait sembler étrange d’inclure dans la même catégorie le premier ministre qui, dans l’histoire du Québec, incarne le mieux le mythe de la « Grande Noirceur » et celui qui, à titre de directeur de L’Action nationale et rédacteur en chef du Devoir, s’était rangé parmi ses plus farouches critiques et adversaires. Le rapprochement que tente d’effectuer Paquet entre Duplessis et Laurendeau tient à ce que ces derniers ont tâché, chacun à sa manière, de respecter le « capital social » du Canada français et choisi de voir que l’avenir passerait nécessairement par son développement. Duplessis, par exemple, oppose l’État « libéral » et « personnaliste » [sic] à l’État keynésien et « idéologique » de la classe politique fédérale (p. 23).
Les révolutionnaires tranquilles (Lesage et Bourassa première mouture), malheureusement, en reprenant l’idéologie étatiste fédérale à leur propre compte, en se substituant, par le fait même, à la société civile, auraient provoqué la « décapitalisation sociale » du Canada français, faisant chuter le « degré de confiance qu’on a dans les autres » (p. 25) et réduisant la « capacité à collaborer », en même temps que le « rythme de croissance économique ». La parenthèse Johnson, qui s’immisce entre les ères Lesage et Bourassa, fut de trop courte durée pour renverser la tendance à l’étatisation. Le règne de Lévesque, pour sa part, ne reçoit qu’un traitement de quelques lignes (plutôt élogieuses, il faut le dire).
Laurendeau, pour sa part, est présenté comme l’intellectuel qui semble avoir le mieux compris la vraie nature du Canada français ainsi que les moyens à emprunter pour en assurer la croissance de manière durable. Le futur coprésident de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme avait construit son édifice conceptuel du bas vers le haut, contrairement aux intellectuels universitaires qui naviguent dans des débats théoriques abstraits faisant fi de la réalité culturelle concrète se déployant à la base. La vision personnaliste, libérale et anti-étatiste de Laurendeau l’avait conduit à reconnaître que le Canada français existait de manière immanente, à l’extérieur de l’abstraction pure des représentations et de la culture seconde, et à plaider en faveur d’un ordre politique fondé sur la démocratie des communautés et non seulement sur celles des individus désincarnés, comme pouvait l’exiger un Pierre Trudeau.
Si Paquet admire, par ailleurs, la lucidité de Guindon, qui plaçait au centre de son oeuvre l’étude du lien entre le développement de l’étatisme au Québec et les intérêts corporatistes de la nouvelle classe moyenne, s’il respecte, à l’intérieur de certaines limites, le fait que Rioux ait vu dans la société un fait social concret et « irréductible », s’il déplore qu’on ait ignoré les recommandations du Groupe de travail Pépin-Robarts, qui auraient pu transformer l’ordre politique canadien dans le sens de la décentralisation et d’une véritable démocratie des communautés, il réserve ses flèches les plus meurtrières à Fernand Dumont et, surtout, au mouvement organisé à la fin des années 1990 pour sauver l’hôpital Montfort d’Ottawa.
Dumont est celui qui, parmi tous les intellectuels retenus, incarnerait le mieux l’errance et la stérilité intellectuelles qu’il associe à la construction des représentations issues de la culture seconde, tandis que le mouvement S.O.S. Montfort, d’après l’auteur, aurait poussé le ridicule jusqu’à faire de la fermeture d’un petit hôpital local une cause engageant le destin de la francophonie canadienne dans son ensemble. Dans ce deuxième cas, Paquet ne ménage pas ses mots : le mouvement de résistance, composé d’une élite intellectuelle déconnectée de la réalité vécue par la population, aurait « ethnicisé » le débat sur l’avenir de Montfort, souscrit à une forme d’« apartheid linguistique » et adopté, en dernière analyse, une vision « intégriste » de la francophonie minoritaire. Est pris à partie de façon particulièrement sévère le sociologue franco-ontarien Roger Bernard qu’il accuse, faussement, il faut le dire, d’avoir préconisé que l’on empêchât toute forme de contact entre les Franco-Ontariens et la majorité anglophone.
L’analyse de Paquet, on le voit bien, est pour le moins iconoclaste. Le mythe de l’entrée du Canada français et du Québec dans une ère de progrès au moment de la Révolution tranquille en prend sérieusement pour son rhume. Cet ouvrage provocateur a le mérite d’enrichir considérablement le débat sur le sens des transformations profondes qu’a connues le Québec et le Canada français depuis un demi-siècle. Le lecteur est en droit, cependant, de s’interroger sur le postulat qui sous-tend l’ensemble du récit qui lui est fait de la Révolution tranquille et de ses suites, soit l’opposition irréductible et systématique qu’effectue l’auteur entre la réalité concrète et les aspirations du « vrai » peuple, d’une part, et, d’autre part, les « représentations » abstraites et vides de sens véhiculées par une certaine élite intellectuelle.
Ce rejet sans appel de la « culture seconde » le conduit à écarter du revers de la main tout effort déployé pour tenter de problématiser la condition canadienne-française/québécoise au-delà du contexte immédiat, ou encore de la culture « première », anthropologique. Paquet plaide, en conclusion, pour le renouvellement du « projet de société » canadien-français, comme si un tel projet de société pouvait émerger spontanément de la culture première sans avoir été médiatisé et problématisé par les « faiseurs » de culture seconde. L’idée même d’un projet de société implique qu’il est possible de transcender les limites et les contraintes de son contexte local et se sentir solidaire, justement par un effort d’abstraction, de personnes qu’on ne connaît pas personnellement, qui n’habitent pas son milieu immédiat. À moins que l’auteur ne veuille cantonner les Canadiens français/Québécois aux frontières de leurs communautés, l’élaboration d’un véritable projet de société passera nécessairement par la construction d’une référence partagée s’inscrivant dans la logique d’un travail d’abstraction propre à la culture seconde.
Certes, Montfort était un petit hôpital local d’Ottawa. Par un travail d’abstraction et d’imagination, il est devenu autre chose pour les Franco-Ontariens, une institution « nationale » dépassant les frontières de la communauté locale et symbolisant leur volonté d’exister encore demain en tant que collectivité possédant toujours des ambitions non pas ethniques, mais bien sociétales. La mobilisation remarquable que le mouvement SOS Montfort, pour ne retenir que cet exemple, a provoqué n’a pas résulté d’une absence de solidarité, bien au contraire. Elle a témoigné du fait qu’il était possible même pour des étrangers de partager une cause commune, d’être bel et bien solidaires les uns des autres et donc de se rapprocher. Seul le partage d’une « référence » commune et d’une culture « seconde », abstraite, pouvait engendrer un tel rapprochement.
Il ne s’agit pas de mettre à l’abri de toute critique la société technocratisée qui s’est développée depuis cinquante ans au Québec ou ailleurs. Mais de là à rejeter la possibilité de penser la condition du Québec et du Canada français au-delà des frontières rapprochées du contexte local et de la culture première, à cesser d’en favoriser la construction en tant que sujet collectif, n’y a-t-il pas plus qu’un pas ?