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Plusieurs exemples établissent la présence des femmes dès les débuts de l’automobilisme. On pense d’emblée à Bertha Benz qui, en 1888, à l’insu de son mari Karl, emprunte le prototype d’automobile qu’il teste patiemment depuis deux ans et accomplit le premier voyage en automobile sur longue distance, devenant ainsi la première femme conductrice du monde[2]. Ou encore, à Alice H. Ramsey qui, en 1909, en compagnie de trois autres comparses, sera la première femme à traverser le continent américain au volant d’une automobile, six ans après l’exploit du docteur H. Nelson Jackson et de Sewall K. Crocker[3]. Plus près de nous, la presse de la ville de Québec rapporte régulièrement la curiosité publique soulevée par le passage de la dentiste Emma Gaudreau et de son mari le docteur Henri-Edmond Casgrain, premier propriétaire d’un véhicule automobile de la province de Québec (1897)[4].

Au-delà de cette présence attestée, que sait-on du rapport des femmes à l’automobile ? Cet article propose d’y réfléchir en mettant en avant l’expérience et la contribution des femmes dans l’élaboration d’une culture de l’automobile au Québec et en Ontario. Objet à la fois matériel et symbolique, l’automobile a été pour elles un catalyseur de leurs aspirations sociales. Surtout comprise comme un territoire masculin, cette culture fut investie par les femmes non seulement au niveau des usages de l’automobile, mais aussi des valeurs qui lui sont associées. L’historiographie récente a démontré que la culture de l’automobile est très tôt organisée par les catégories culturelles de la masculinité et de la féminité. Par le biais de l’automobile, on perpétue les croyances et les valeurs liées à chacun des sexes, puisque c’est l’homme qui en détient le contrôle exclusif, la femme étant de facto la passagère. On croit les femmes incapables de maîtriser la technologie ; elles n’auraient ni la force physique (pour tourner la manivelle ou changer un pneu) ni les connaissances et les nerfs nécessaires à la conduite automobile[5]. L’historienne américaine Virginia Scharff a fait remarquer que les arguments invoqués pour empêcher les femmes de conduire sont souvent les mêmes que ceux fournis par les opposants au droit de vote[6]. « Prendre le volant d’une automobile » pour une femme avait donc une charge éminemment symbolique. Cette prise de « pouvoir », au même titre que le droit de vote, l’accès aux professions et à l’éducation, témoignent de la volonté des femmes d’investir l’espace public (la rue et la ville notamment) dont on les tient à distance[7]. Non seulement associée avec leur émancipation, l’automobile a été un outil dans la lutte pour l’obtention du droit de vote. Les féministes américaines ont utilisé et fait campagne à bord des automobiles. Bien plus qu’un simple moyen de transport, il devenait un important signe de la modernité des femmes[8].

Même si les femmes n’ont pas tenu un grand rôle dans la conception de l’automobile à proprement dit et qu’elles ne sont pas toujours derrière le volant, elles sont, à notre avis, parties prenantes de cette culture de l’automobile ou de ces « cultures du volant » qui s’élaborent dans les premières décennies du xxe siècle[9]. Comme les hommes, elles adhèrent aux différents credo de cette culture qui commence à poindre : se faisant les apôtres de la liberté que permet l’automobile, elles se disent grisées par la vitesse et conquises par l’accès que donnent ces bolides à de nouveaux territoires. Elles prennent part et mettent en oeuvre des voyages dans la campagne avoisinante de leur demeure ou traversent des régions, des pays, voire des continents pour le seul plaisir de rouler et de découvrir de nouveaux horizons. Ces conclusions s’appliquent-elles à l’expérience de l’automobile des Québécoises et des Ontariennes ? C’est ce que nous proposons de vérifier.

Dans les dernières années, de nombreuses études ont traité de la question des femmes, des rapports de genre et de l’automobilisme. Toutefois, au Canada, rares sont les chercheur(e)s qui se sont intéressés au sujet, malgré le fait que nous sommes l’une des sociétés occidentales qui s’est le plus rapidement motorisée (du fait de notre proximité avec les États-Unis, il est vrai)[10]. Notre but n’est pas ici d’écrire une version supplémentaire (ou canadienne) d’une histoire des « inégalités de la mobilité » et des préjugés envers les femmes automobilistes, mais plutôt de voir comment les femmes ont, elles aussi, participé à la formulation d’une culture de l’automobilité. L’élaboration en soi de cette culture a fait l’objet de peu de travaux jusqu’à ce jour et les femmes y sont rarement mentionnées, sinon quasi ignorées[11]. Aussi est-on en droit de se demander quelle place y occupent les femmes ? Que représente à ses débuts l’automobile pour les femmes ? Quels regards posent-elles sur cette nouvelle expérience à la fois culturelle et spatiale ?

Pour combler ce vide historiographique, nous proposons dans un premier temps d’analyser la représentation des femmes dans la presse, à travers les publicités d’automobiles et les chroniques automobilistes qui leur sont destinées ; dans un deuxième temps, d’explorer les impressions que suscite ce nouveau moyen de transport chez des Ontariennes et des Québécoises qui ont raconté, entre 1910 et 1945, leur expérience sous forme de monographie, de journal personnel ou d’article paru dans des magazines automobilistes. L’utilisation combinée de la presse et des récits de voyage permet de mettre en évidence les différentes manières dont les femmes sont sollicitées, interviennent et font entendre leur voix (de passagères ou de conductrices), pour faire l’éloge de l’automobile, définir les utilisations qui peuvent en être faites, et à titre de consommatrices contribuer à l’évolution de l’industrie automobile. Ces sources rendent aussi compte des changements historiques qui surviennent au cours d’une période particulièrement riche dans l’histoire des femmes, notamment en ce qui concerne leurs expériences et les attitudes que la société véhicule à leur égard.

À cette fin, nous avons choisi d’examiner ces corpus en comparant les expériences des Québécoises et des Ontariennes. Cette démarche s’inscrit dans un projet de recherche plus large sur la transformation du rapport à la nature au Québec et en Ontario par le biais du tourisme automobile. Le choix de ces deux provinces est motivé par le fait qu’elles sont de loin les plus urbanisées dans la première moitié du xxe siècle et que leurs populations sont les plus susceptibles d’avoir été motorisées rapidement. C’est d’ailleurs au Québec et en Ontario qu’on retrouve le plus grand parc automobile au Canada entre 1910 et 1945. L’Ontario occupe le premier rang national, en raison de la présence de nombreux constructeurs automobiles sur son territoire et de ses liens avec la région de Détroit. Le Québec, quant à lui, est habituellement deuxième, bien que devancé légèrement à quelques reprises par la Saskatchewan ou l’Alberta. Règle générale, avant la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’Ontario et le Québec comptent à elles seules plus de 50% des automobiles enregistrées au Canada[12]. C’est donc sur ces terrains relativement semblables que la mise en parallèle des expériences québécoises et ontariennes, dans le rapport à l’automobile chez les femmes, permettra de démontrer qu’il ne s’agit pas, dans un cas comme dans l’autre, d’un épiphénomène. Comme nous le verrons, les différences n’apparaissent pas en fonction de la culture catholique, protestante ou de l’appartenance linguistique, mais plutôt au niveau des identités de genre.

Les femmes automobilistes et leur présence dans la presse au Québec et en Ontario

Afin de dégager les principales caractéristiques de l’image et du discours tenu sur les femmes automobilistes, six magazines répartis sur la période de 1910 à 1945 ont été dépouillés. Notre choix s’est arrêté sur des périodiques destinés spécifiquement au public automobiliste et des magazines à grand tirage s’adressant aux femmes, publiés soit au Québec, soit en Ontario, en français et en anglais. Une attention particulière a été portée à la publicité automobile mettant en vedette des femmes (ou s’adressant à elles) ainsi qu’aux chroniques portant sur les femmes et l’automobilisme. Ces magazines sont le Canadian Motorist (1914-1945) de l’Ontario Motor League, L’automobile au Canada (1922-1924) publié par la Quebec Provincial Motor League, Auto-sport (1926) de l’Automobile Owners Associations, la Revue Mensuelle du Quebec Automobile Club (1923-1925) devenue Service (1926-1939), Chatelaine dans sa version anglophone (1928-1945) et La Revue populaire (1910-1945). Dans le cas des magazines dédiés à l’automobilisme, l’ensemble des numéros disponibles dans les collections (puisque celles-ci sont souvent incomplètes) ont été parcourus, alors que pour les mensuels Chatelaine et La Revue populaire, un dépouillement tous les quatre ans a été effectué[13].

Entre 1910 et 1945, de nombreux changements surviennent en ce qui a trait à la situation des femmes. Rappelons qu’avant 1918, elles n’ont pas encore obtenu le droit de vote au niveau fédéral, que les femmes mariées de la bourgeoisie sont peu nombreuses à travailler hors du foyer, et que les jeunes Québécoises n’ont pas accès à l’enseignement supérieur. En revanche, durant la Deuxième Guerre mondiale, nombreuses sont celles qui occupent des emplois réservés aux hommes[14]. Les années 1920 ont aussi vu naître un nouveau type de femme, plus émancipée qui, sans représenter la majorité, a secoué bon nombre d’idées préconçues à l’égard de la féminité. Tous ces changements, aussi temporaires et éphémères soient-ils, ont influencé et changé les attitudes à l’égard des femmes. Ainsi, le regard que l’on porte sur la femme automobiliste, que ce soit dans la publicité ou dans les chroniques, accompagne et même parfois devance ces changements d’attitudes.

Alors qu’elles se font discrètes au cours des années 1910, les femmes deviennent omniprésentes dans les publicités automobiles au cours des années 1920. On les représente généralement comme prenant part à des expéditions en automobile, en famille et même au volant. On utilise leur présence, voire leur corps[15]. À la fin des années 1920, un changement important survient : on s’adresse directement à elles pour l’achat de l’automobile, ce qu’on ne faisait pas auparavant. Les femmes sont dorénavant perçues comme des consommatrices potentielles (surtout les filles de familles aisées et les jeunes professionnelles) ou comme ayant un poids certain dans la décision d’un couple d’acheter une automobile, voire dans le choix du modèle.

Pour rendre l’automobile attrayante pour les femmes, on mise sur l’élégance du modèle, sa fiabilité au point de vue mécanique et sa sécurité[16]. La publicité n’hésite pas à utiliser la mode, la beauté et la jeunesse pour vendre des voitures (figure 1). La Revue populaire présente en 1937 un cahier spécial sur « les modes du mois avec les autos de l’année » commandité par Pontiac[17]. Ford évoque non seulement la fiabilité de ses modèles, mais son service courtois auprès des femmes[18]. Les publicitaires font aussi référence au pouvoir de persuasion des femmes auprès de leur mari et de leur importance dans ce type de décision. Des slogans du type : Messieurs « elle doit avoir la beauté peu importe où elle va […] » reviennent régulièrement dans la publicité[19]. Une certaine Michelle de Vaubut signe, (en 1930) le commentaire suivant : « il n’est pas un mari sur terre qui achètera une auto sans en avoir auparavant longuement discuté avec sa femme… à notre époque on peut dire sans se tromper que l’auto est – Oh combien ! – la plus noble conquête de la femme[20] ». Une chronique consacrée à l’automobile dans la revue Chatelaine va dans le même sens et souligne que les vendeurs d’automobiles ont compris qu’il faut d’abord convaincre la dame pour s’assurer de conclure la vente avec le mari[21]. D’un autre côté, un journaliste (anonyme) du Canadian Motorist n’hésite pas à se moquer du pouvoir de persuasion des femmes. Il dénonce les tours de force dont certaines sont capables dans la salle de montre pour faire acheter à leur mari une automobile qu’il n’aime pas du tout, plutôt que le joli modèle sport qu’il convoite[22] !

Figure 1

On multiplie les références à la mode dans les publicités destinées au public féminin. Ici une publicité de Hupmobile associe habilement la griffe d’un grand couturier avec le design d’une automobile.

Source : Publicité Hupmobile, Canadian Motorist, 16,4 (avril 1929) : 162

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Toutefois, les constructeurs d’automobiles sont bien conscients du nombre grandissant de femmes qui accèdent à l’automobile ainsi que des nouveaux besoins féminins[23]. Si, par le passé, certaines innovations techniques comme le démarreur électrique (1912) ont contribué à ce que plus de femmes se « motorisent », le fait qu’elles soient considérées comme des consommatrices depuis la fin des années 1920 a certainement eu une incidence sur l’industrie automobile. Un article publié dans Service fait, à dessein, la liste des différentes améliorations apportées au niveau du confort, de l’élégance, voire de la mécanique que l’automobilisme doit à l’influence féminine[24]. D’ailleurs, plusieurs reportages publicitaires démontrent que les constructeurs tiennent compte de l’avis du public féminin dans l’élaboration de leurs nouveaux modèles. Ils expliquent en quoi ils les ont adaptés aux goûts, aux besoins, voire aux capacités physiques des femmes[25]. Loin de remettre en cause leurs compétences d’automobilistes, ils cherchent plutôt à adapter un produit inventé par des hommes et pour des hommes, à un marché féminin en forte croissance. Ainsi, pour le bonheur de ces dames, les constructeurs disent avoir muni les automobiles de sièges et de colonnes de direction ajustables, de pédales d’accélérateur qui n’abîment pas les talons des chaussures et de spacieux compartiments à bagages[26].

En 1927, c’est plus de 16% des détenteurs de permis de conduire du Québec qui sont des femmes[27]. Ce marché, de plus en plus important, les publicitaires n’ont pas intérêt à le négliger ou à le rejeter. Aussi, depuis la fin des années 1920, ils n’hésitent pas à jouer la carte de l’émancipation féminine pour vendre leurs modèles. Cette stratégie publicitaire s’appuie d’ailleurs sur la redéfinition des modèles féminins qui s’amorce. Les femmes dans les publicités n’y sont plus représentées en tant que figurantes, mais de plus en plus comme actrices, au volant et en contrôle de l’automobile. La publicité s’adresse directement à elles en tant que conductrices et cherche à les interpeller (figure 2). Un article, paru en 1929, avance même l’idée que les femmes « […] apprécient beaucoup plus que les mâles […] l’attrait suprême de l’automobile : la liberté grisante qu’elle octroie, l’indépendance, la satisfaction des caprices[28]… ».

Figure 2

À partir de la fin des années 1920, les femmes sont régulièrement représentées au volant et la publicité s’adresse directement à elles en tant qu’automobilistes. Les références à la beauté sont aussi omniprésentes.

Source : Publicité Pontiac Big 6, Canadian Motorist, 16,9 (septembre 1929) : 435

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Les chroniques et les articles publiés dans les magazines étudiés reconnaissent la figure de la femme automobiliste, mais aussi l’intérêt que les femmes portent à l’automobile. Dans Chatelaine, au début des années 1930, une chronique automobile est même tenue par une femme (Florence M. Jury) pendant les mois d’été. Les thèmes abordés vont des conseils de conduite aux aspects mécaniques des automobiles auxquels les femmes doivent être attentives, en passant par les menues réparations qu’elles peuvent accomplir elles-mêmes, la planification et l’organisation d’un voyage en automobile. Si certains publicistes laissent entendre que les femmes ne sont pas intéressées par des « détails mécaniques », les questions parfois très pointues, adressées par des lectrices de Chatelaine (qui vont de la lubrification à l’entretien du radiateur), laissent entendre qu’elles trouvent important de comprendre, elles aussi, comment fonctionne leur automobile et comment en prendre soin[29]. En 1943, la journaliste Lillian D. Millar constate que jamais auparavant autant de femmes n’avaient été derrière le volant et que nombreuses sont celles qui veillent à l’entretien de leur automobile ; l’idée qu’elles soient de mauvaises conductrices ou n’aient aucune aptitude pour la mécanique est chose du passé. Sans pour autant encourager l’étude de la mécanique automobile, elle leur conseille d’en savoir suffisamment pour en prendre soin correctement et ainsi prolonger la durée de vie de leur véhicule[30].

Étonnamment, les préjugés à l’égard des femmes automobilistes au Québec et en Ontario ont été beaucoup moins publicisés (ou persistants) dans les médias que ce ne fut le cas aux États-Unis. On trouve rarement, même dans les magazines destinés aux automobilistes, des remarques désobligeantes sur les femmes qui prennent le volant. Certes, ces idées reçues sont présentes au sein de la société. Un article publié dans la revue Service en 1929 incite ses lectrices à prendre connaissance du manuel du propriétaire et à devenir membre d’un club automobile (afin de bénéficier du service routier d’urgence). Elles feront ainsi taire, nous dit-on, ces maris qui, à la recherche du moindre prétexte, déclarent l’ensemble de la gente féminine inapte à la conduite automobile parce qu’ignorant la façon de changer un pneu[31]. Plusieurs chroniqueuses, à coup de statistiques, cherchent également à démentir l’idée que les femmes causeraient plus d’accidents que les hommes. L’une d’entre elles, Florence M. Jury, fait même sa petite enquête qui la mène dans l’édifice du Parlement ontarien et à la Cour de police de Toronto. Selon elle, les statistiques (95% des accidents sont causés par les hommes) et les témoignages recueillis auprès des policiers le prouvent : les femmes sont des conductrices plus prudentes que les hommes[32]. Dans un article du Canadian Motorist, Madeline Morris n’hésite pas non plus à évoquer l’instinct maternel et protecteur des femmes qui ferait d’elles des conductrices beaucoup plus prudentes et sécuritaires que les hommes[33].

En contre-partie, une caricature surprenante est publiée dans Auto-Sport (figure 3) en 1926. Celle-ci tourne en dérision le préjugé selon lequel les femmes, parce que n’ayant pas la maîtrise d’elles-mêmes, ne peuvent maîtriser une automobile. On y voit une femme assise et très calme alors que son mari s’énerve et s’écrie : « non, non et non […] encore une fois tu ne conduiras pas la voiture…. Tu es incapable de te dominer, et tu n’as aucun sang-froid[34] ». Certains chroniqueurs masculins se montrent aussi très prudents lorsqu’ils évoquent la conduite des femmes. Andrew Howe, qui publie une chronique dans une revue féminine en 1934, précise qu’il ne remet pas en cause l’habileté des femmes à la conduite automobile (il précise : elles sont généralement de très bonnes conductrices). En fait, si elles ont souvent des accidents, c’est parce qu’elles ne portent pas les souliers adéquats pour appuyer sur les freins ; aussi leur recommande-t-il de troquer leurs talons hauts contre des souliers plats[35] !

Figure 3

Caricature sur les femmes et la conduite automobile.

Source : Automobile Owners Association, Auto-sport, Montréal, 2,10 (juin 1926) : 5

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En dépit de l’approche publicitaire progressiste des constructeurs d’automobiles depuis les années 1920, les femmes font toujours face à des préjugés sur leurs compétences d’automobiliste dans les années 1930 et 1940. Ces idées préconçues ne sont pas directement formulées dans les pages des magazines, mais l’insistance des chroniqueuses à prouver que les femmes sont des conductrices prudentes et exemplaires trahit leur persistance. Ainsi, les entreprises se trouvent-elles à promouvoir une image de la femme relativement plus moderne (et en pleine possession d’une technologie complexe), que celle véhiculée dans le public en général. L’appât du gain les incite donc à faire fi des conventions de genre. Toutefois, si l’étude de la presse nous renseigne sur la représentation publicitaire et les discours sur les femmes automobilistes, il est difficile de saisir ce que représente l’automobile pour les femmes de cette époque. Autrement dit, comment se décline alors l’expérience de l’automobile pour les femmes au Québec et en Ontario ? Est-elle si différente de celle de leurs confrères masculins ? À la lumière de leur récit, les femmes ont-elles joué un rôle actif ou passif dans l’élaboration d’une culture de l’automobilité ?

Le regard féminin dans la construction d’une culture de l’automobile

Pour saisir les expériences féminines du point de vue des femmes, cette fois, nous avons constitué un corpus d’une vingtaine de récits de voyage dont le principal critère de sélection a été que ces déplacements soient réalisés à bord d’une automobile. L’intérêt pour ce type de source réside dans ce que plusieurs des auteur(e)s recensés ne se limitent pas à narrer les paysages qu’ils traversent, mais partagent leurs impressions sur l’expérience culturelle que leur procure le voyage en automobile. À notre grande surprise, c’est près de 40% des témoignages recueillis qui sont rédigés par des femmes, d’où l’intérêt que représente cette source. Précisons que si certains de ces témoignages de femmes sont restés du domaine privé (Anne-Marie Palardy), d’autres ont été diffusés dans des revues spécialisées comme le Canadian Motorist (Margaret Pennell), voire publiés sous forme d’ouvrage (Melita O’Hara).

Qui sont ces femmes qui prennent la plume pour décrire leur voyage en automobile ? Au début de la période, elles appartiennent surtout à un milieu bourgeois telle Anne-Marie Palardy, épouse d’un important industriel de Chicoutimi, Julien-Édouard-Alfred Dubuc[36]. En revanche, au tournant de la décennie 1930, ces femmes proviennent d’une classe moyenne montante ou exercent un métier. On peut citer les exemples de deux enseignantes ontariennes (Marion Sissons et Laura Booth), d’une nouvelliste originaire du Québec (Melita O’Hara), de même qu’une jeune infirmière (Atala Casault) qui, en compagnie de son fiancé et de sa mère, accomplit en 1930 le voyage jusqu’aux Chutes Niagara[37]. On peut expliquer ce changement par le fait qu’à partir des années 1920, l’automobile est de moins en moins perçue comme un objet de luxe destiné à la seule classe aisée. Elle devient un objet d’utilité qui tient une place de plus en plus importante dans la sphère commerciale et du travail[38]. L’impact du développement d’un marché de la voiture usagée sur l’accès des classes moyennes à l’automobile n’est pas non plus à négliger. En 1934, 93% des automobiles de tourisme enregistrées au Québec sont des véhicules usagés[39].

De plus, si au début de la période étudiée, Anne-Marie Palardy (1910) ou la journaliste Corinne (1914) expérimentent le voyage en automobile en compagnie de leur mari, plus nombreuses sont celles qui, dans les années 1930, le font sans hommes (Melita O’Hara, Margaret Pennell, Marion Sissons et Laura Booth). Nous n’affirmons pas que ces quelques témoignages soient représentatifs de l’expérience automobile de toutes les Québécoises et les Ontariennes. Il faut être conscient qu’il s’agit plutôt d’une frange pionnière de la population par rapport à l’usage de l’automobile. Néanmoins, ces témoignages procurent des indications stimulantes quant à la compréhension féminine de cette culture automobile en émergence, notamment en ce qui a trait à l’expérience de la vitesse, au sentiment d’indépendance et à la transformation du rapport au territoire.

« Brûler la distance »

La notion de vitesse est un aspect primordial de cette culture automobile qui s’élabore dans la première moitié du xxe siècle. Il ne faut pas oublier qu’à ses tous débuts, l’automobilisme est perçu comme un sport de performance et de vitesse. Les premiers sportsmen et la publicité de leurs exploits montrent bien que le premier plaisir de la conduite automobile est d’abord lié à la vitesse et pas nécessairement à l’idée de se rendre plus tôt à destination. Conduire vite est simplement amusant[40]. Les publicitaires recourent d’ailleurs abondamment à la vitesse pour vendre les automobiles. Pour certains constructeurs, la vitesse est l’argument principal de vente. Dans une publicité des années 1920, Auburn se présente comme « America’s Fastest Stock Car[41] ». Cette notion de vitesse est avant tout liée dans la culture de l’automobile à la masculinité. Selon les stéréotypes de l’époque, les femmes seraient beaucoup trop nerveuses et émotionnellement instables pour apprécier la vitesse et garder le contrôle de leur véhicule. L’idée même que des femmes telles Alice Ramsey et Joan Newton Cuneo participent aux courses d’automobiles à la fin des années 1900 était tout aussi controversée[42]. Selon l’un des plus grands défenseurs de l’automobile électrique de l’époque, C. H. Claudy, les femmes n’ont pas besoin de la vitesse et doivent se contenter de parcourir des distances de 60 à 80 milles au maximum[43]. Non seulement leur nie-t-on le droit à la vélocité, mais aussi leur désir d’explorer.

Or, les récits féminins que nous avons étudiés, même les plus anciens, rendent compte d’une tout autre réalité. Loin d’être nerveuses ou craintives par rapport à la vitesse, les femmes en font l’éloge[44]. Ainsi, dans son journal de voyage, Anne-Marie Palardy se dit particulièrement grisée par la rapidité avec laquelle l’automobile permet de se mouvoir. En compagnie de son mari et de leur chauffeur, elle quitte Paris en décembre 1909, à bord d’une Renault de type taxi pour se rendre en pèlerinage à Lourdes et dans le sud de la France. Palardy utilise à plusieurs reprises dans son récit le verbe « courir » (« nous courons vers… ») et les expressions « brûler la distance » ou « brûler la route » pour décrire la vitesse de leur « course ». Le 6 janvier 1910, elle note : « Nous sommes entrés à Marseille à 6 h. Et encore une belle course. Ce soir quoi ! Nous brûlions la route[45]… » Plus loin, elle poursuit :

Nous arrêtons à Montpellier pour un instant ; je ne puis en parler car nous n’y avons pas même déjeuner. À l’entrée de la ville nous avons écrasé un chien et j’avais tellement peur de nous faire prendre par la police, au grand réjouissement de Pierre, notre chauffeur qui a ri et m’a amusée, mais en somme, nous avons filé jusqu’à Arles, et je ne le regrette pas ; mais aussi, nous avons brulé la distance[46].

Figure 4

Anne-Marie Palardy en costume d’automobiliste lors d’un voyage dans le sud de la France.

Source : BAnQ, Centre d’archives du Saguenay-Lac-Saint-Jean (P60,S1,D1,P75)

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En fait, on est bien loin d’une femme qui redoute la vitesse. De son avis, le voyage en automobile aurait même des vertus reposantes et bénéfiques pour sa santé. Palardy, qui mentionne souffrir de maladies nerveuses et de maigreur, y voit un lien de cause à effet : « Je suis très bien et je crois que j’engraisse bien sûrement. L’auto ne me fatigue pas. Nous avons fait pourtant une longue course hier. Mon mari rajeunit tous les jours – il est gai comme un pinson. Lui aussi paraît reposé[47]. »

Le récit de Melita O’Hara, une nouvelliste québécoise d’origine irlandaise, est tout aussi édifiant sur cette fascination pour la vitesse[48]. À la toute fin des années 1920, cette dernière traverse le Canada et les États-Unis, du Maine jusqu’en Californie, en passant par le Québec et la Colombie-Britannique. O’Hara tient rigoureusement le journal quotidien des kilomètres parcourus. La description des paysages qu’elle traverse occupe d’ailleurs très peu de place dans son récit qui a plus en commun avec les Motor Diary rédigés par les sportsmen des premières heures de l’automobilisme, où l’on répertorie soigneusement le temps de la course, les kilomètres parcourus, les ennuis mécaniques et l’essence consommée. Ses amies la taquinent souvent sur ce goût de la vitesse. Elle se fait même arrêter pour excès (de vitesse) et, dans l’espoir de faire diminuer l’amende, n’hésite pas à faire les yeux doux au policier.

Ce qu’il y a de fascinant dans la traversée d’O’Hara, c’est qu’elle franchit en compagnie d’autres femmes, voire en solo, plus de 15 000 milles en 10 mois. Au désir de rouler et de brûler la distance semble donc se mêler celui de liberté et d’indépendance. De fait, ce qui devait être un voyage pour ramener jusqu’à Saskatoon, une automobile achetée au Maine devient un véritable périple à travers le continent. Rendue à la maison, elle n’a toujours pas envie de s’arrêter et après avoir passé quelques jours auprès de son mari, elle repart seule (sans que celui-ci semble s’y opposer) pour un voyage vers Banff, la Colombie-Britannique et la côte Ouest. Les risques associés au fait de voyager seule ne font pas partie du récit d’O’Hara[49]. D’autres exemples sont souvent publiés dans les magazines, car si ces parcours ne sont plus nouveaux dans le monde de l’automobile en 1920-1930, le fait que des femmes les réalisent, à quatre, à deux ou en solitaire, semble être au goût du jour. C’est dans cet esprit que le Canadian Motorist choisit de publier, en janvier 1933, le récit d’un tour de la Gaspésie fait par quatre femmes de l’Ontario, même si ce parcours, nous explique-t-on, a déjà fait l’objet de plusieurs comptes rendus dans la revue[50]. Malgré leur part de risque aux yeux du public, ces voyages féminins sont surtout synonymes, pour celles qui les accomplissent, de liberté et d’indépendance.

Liberté, indépendance et aventure en automobile

On reproche souvent à l’automobiliste d’aujourd’hui son individualisme devant son refus d’abandonner le volant et d’emprunter les transports en commun. En fait, la liberté et le sentiment d’indépendance liés à l’automobile ne datent pas d’hier et c’est un aspect fondamental pour comprendre cette culture. Aux premières heures de l’automobilisme, on glorifie cette impression de proximité des lieux que l’automobile nous donne, de souplesse dans les déplacements, malgré les défauts de la technologie à ses débuts. En fait, l’automobile libère le voyageur de l’horaire des trains et des destinations préétablies et fournit une liberté inégalée (et inespérée) en termes de distance et de direction. Elle modifie considérablement la manière de voyager, par la possibilité de choisir son itinéraire et de le modifier à sa guise, ou encore de se déplacer à son rythme et de s’arrêter là où on le désire.

L’historien Gijs Mom, qui a décrit l’automobile comme une « machine d’aventure individuelle », nous rappelle qu’elle était bien plus qu’un simple moyen de transport. En fait, au tournant du xxe siècle, elle était intimement liée à l’aventure et à une nouvelle conception de la masculinité. À travers les sous-cultures de la course et du « touring », et les défis mécaniques qui les accompagnent, l’automobile offre des expériences intenses qui permettent aux hommes de se distinguer. Il ne peut y avoir d’aventure sans risque et de distinction sans l’acception de ce risque et la démonstration publique de la maîtrise de la technologie[51]. L’automobile devient l’objet par lequel se réalise l’aventure[52].

Le récit de Marion Sissons et de Laura Booth est teinté par ce sentiment d’indépendance et de liberté. En mai 1928, ces deux jeunes femmes dans la vingtaine décident d’acquérir une automobile. Bien qu’elles n’aient que six semaines d’entraînement, parsemées d’accidents dont certains auraient pu être graves (l’une d’elles entre en collision avec un poteau électrique et l’autre avec un camion de six tonnes), elles décident début juillet 1928 de partir en expédition. Les deux enseignantes de l’Ontario feront un voyage de 4400 milles au Canada et aux États-Unis, avec treize dollars en poche et à bord d’une Chevrolet d’occasion.

Pour ceux qui entendent parler de leur aventure, la chose tient tout simplement de l’exploit. Un homme d’affaires de New York dira même que ces deux jeunes filles ont accompli ce que certains jeunes gens auraient probablement peur de tenter, et ce, dans un pays étranger. Leur côté aventurier est aussi manifeste dans leur absence de planification. À leur départ de Toronto, sans destination précise, elles se disent qu’elles rouleront jusqu’à ce que l’automobile présente ses premiers signes de fatigue. Elles résident dans des camps de touristes et aménagent un lit sur les banquettes du véhicule, auquel elles accrochent des rideaux foncés pour la nuit, le transformant en quelque sorte en une petite maison sur quatre roues[53].

Cette idée de vivre et de camper dans l’automobile, très populaire à l’époque, est une façon très économique de voyager[54]. Installer un lit dans une voiture a l’avantage, selon un collaborateur du Canadian Motorist, de rendre indépendant, que ce soit des caprices du temps ou du type d’hébergement disponible sur la route[55]. La liberté et la spontanéité que leur procure l’automobile permettent à ces jeunes femmes d’arrêter là où elles le souhaitent, poursuivant leur aventure tant qu’elles ont quelques dollars en poche pour acheter de l’essence. De plus, ce voyage montre bien que ce ne sont pas seulement les femmes membres d’une certaine élite qui expérimentent l’automobile, comme on tendrait à le croire. Il est vrai que le voyage en automobile se popularise au moment où le prix des véhicules a radicalement baissé et rendu possible l’accès à ce produit de consommation à de plus larges pans de la population. Toutefois, il correspond aussi à une autre tendance forte. Celui de s’évader vers la nature[56]. Que ce soit à cause du stress de la vie urbaine ou tout simplement l’incarnation du désir de rouler sans être ralentie par la congestion automobile (qui est déjà une réalité dans la ville de la fin des années 1920), l’excursionniste a le sentiment de repousser les frontières du territoire.

Figure 5

Marion Sissons et Laura Booth devant leur Chevrolet.

Source : Constance Kerr Sissons, « Tyros on Tire », Canadian Motorist, 16,7 (juillet 1929) : 297

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L’excursion à la campagne : une nouvelle sensibilité au territoire et à la nature rurale

L’un des premiers plaisirs associés à l’automobilisme est certainement celui de l’excursion à la campagne, de découvrir ou de redécouvrir des espaces et paysages inédits. L’automobile procure de nouvelles sensations dont celles de conquérir des territoires, de repousser les limites. Elle incarne la dislocation de l’espace traditionnel et la diminution des frontières spatiales. Au fur et à mesure que l’automobile devient plus performante et rapide, le temps nécessaire pour parcourir une même distance se réduit et donne l’illusion à son utilisateur que les distances réelles ont diminué[57].

Dans l’imaginaire nord-américain, l’automobile devient alors le nouvel instrument de la conquête du continent. Cette idée est présente dans le récit de l’Ontarienne Louise E. Julyan en 1929. Alors qu’elle raconte comment elle a fait découvrir à l’une de ses amies la route qui mène au petit village de pêcheurs de Tobermory, à l’extrémité de la péninsule Bruce en Ontario, elle évoque ce désir que tout automobiliste a en lui (ou en elle) : celui d’aller au bout de la route, d’aller voir où elle se termine, d’expérimenter la finalité du voyage. Et dans le cas particulier de Tobermory, il s’agit de la seule route qui y mène et il est impossible d’aller plus loin, car elle débouche sur le lac Huron[58].

L’automobile incarne non seulement la conquête de l’espace, mais aussi celle de la nature. Elle permet de se rendre dans des endroits perçus comme « sauvages », d’entrer dans une forêt, de découvrir une campagne reculée, la seule condition étant bien sûr qu’une route nous y mène. L’automobile est le moyen privilégié d’aller à la rencontre de la nature[59]. Julyan suggère à ses lecteurs de parcourir la route de Tobermory, parce qu’il s’agit non seulement de la seule route qui y mène, mais aussi parce qu’elle permet d’expérimenter une vision pionnière de la nature sauvage de la péninsule Bruce. Pour Anne-Marie Palardy, l’automobile offre la possibilité d’entrer au coeur de cette France rurale, de ses paysages et de ses gens : une France qu’elle a si souvent parcourue en train, mais qu’elle dit découvrir pour une première fois et véritablement, grâce à l’automobile[60]. Cette « course » de plus de 4600 kilomètres à travers la France témoigne de la rapidité avec laquelle il est dorénavant possible de se déplacer, mais surtout du désir d’accéder à des lieux restés jusque-là isolés ou ignorés par le chemin de fer.

Cette nature expérimentée par l’automobile semble être simultanément plus proche et plus distante aux yeux de nos voyageuses. Le design plus « ouvert » des premières automobiles (avant la Première Guerre mondiale) ou celui des modèles décapotables permettent en effet de renouer avec un large éventail de sensations corporelles perdues avec le train et partie prenante de toute expérience d’un environnement : la sensation du vent sur sa peau, la possibilité de regarder autour de soi (devant et derrière, et non plus seulement sur le côté), les sons de la nature et des animaux, voire la pluie et l’odeur de la terre. La Montréalaise, Lily Johnston, évoque l’odeur agréable de la campagne (« lovely country scents ») qu’elle perçoit en route vers Brantford, Ontario[61]. La relation de l’automobiliste à la nature n’a alors rien de contemplatif.

Si certains facteurs environnementaux sont perçus comme agréables (les odeurs, les bruits, le « paysage » visuel), d’autres, comme la poussière que soulève l’automobile ou le vent, rendent l’expérience de la nature pour les passagers quelque peu désagréable, comme c’est le cas à quelques reprises dans le récit de Palardy[62]. Mais la fenêtre de l’automobile en mouvement sépare aussi en quelque sorte l’observateur de cette nature. Une journaliste du magazine féminin Pour vous Mesdames exprime bien cette contradiction et cette distance qui s’installent entre l’observateur et l’environnement qui défile : « Je voudrais pouvoir longtemps regarder et rassasier mes yeux de ce magnifique spectacle, mais les chemins sont si beaux que nous allons vite et nous voilà, déjà, en pleine concession[63]. » Le mouvement ne semble d’ailleurs pas permettre à nos témoins de s’attacher à un paysage en particulier. Par contre, cette nature rurale qu’elles explorent par le biais de l’automobile se magnifie sous leur plume (particulièrement chez Palardy et Johnston), à la différence des récits masculins plus photographiques et descriptifs.

La vogue pour les activités de loisirs de plein air, comme le camping, dans les années 1920 est en lien direct avec cette idée d’une nature maintenant plus accessible aux urbains. La chasse et la pêche sont souvent considérées comme des loisirs masculins, mais l’excursion à la campagne et l’« autocamping » sont, dès leurs débuts, résolument mixtes et pratiqués tant par les hommes que par les femmes. Pour un journaliste de la Revue mensuelle du Quebec Automobile Club, l’automobilisme est même « un facteur puissant en faveur du retour à la bonne vie de famille dans les foyers où elle faisait défaut » : la promenade du dimanche à la campagne permet aux familles de passer du temps ensemble et contribue à resserrer les liens familiaux[64].

Figure 6

« Les plaisirs du camping que peut procurer l’automobile ».

Source : L’Automobile au Canada, 5,5 (octobre 1924) : 166

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L’excursion, tout particulièrement à la campagne, semble aussi être une occasion de relâchement de certains codes culturels tant pour les hommes que pour les femmes. À travers ce loisir, les femmes ne trouvent-elles pas une plus grande liberté de mouvement par rapport à une vie plus « publique » ? Ainsi, Anne-Marie Palardy trouve particulièrement difficile, après son périple en province et dans les petites pensions, de revenir aux grands hôtels de luxe et aux gens du « grand monde ». Elle dit s’y ennuyer profondément, mépriser cette vie mondaine et regretter devoir à nouveau porter attention à sa toilette[65]. Par contre, on doit se demander à quel point à travers l’automobile et les activités qui lui sont concomitantes, les rôles sexuels seront remodelés. Aucun de nos récits n’en témoigne directement. Toutefois, une illustration de 1924, qui cherche à montrer « les plaisirs du camping que peut procurer l’automobile », est plutôt explicite à cet effet : les femmes cuisinent sur le feu et s’occupent des jeunes enfants, alors que les hommes petits et grands s’apprêtent à lancer la ligne.

Conclusion

À partir des années 1920, les femmes sont omniprésentes dans la publicité automobile en tant que passagères puis de plus en plus régulièrement comme conductrices. Au cours des années 1930 et 1940, la publicité s’adresse directement à elles et l’industrie automobile fait de nombreux efforts afin d’attirer et de satisfaire cette clientèle. Les femmes sont aussi intéressées à comprendre le fonctionnement de leur « machine », comme en témoignent les questions parfois très pointues qu’adressent certaines lectrices. Malgré tout, les idées reçues sur les compétences des femmes automobilistes semblent persister au sein de la société des années 1930 et 1940 (voire, jusqu’à nos jours), sans pour autant être énoncées ouvertement dans la presse. Cela a pour effet de créer l’impression que les constructeurs automobiles sont avant-gardistes par rapport aux attitudes courantes véhiculées à l’égard des femmes. En fait, comme dans le cas des fabricants de cigarettes, l’industrie automobile n’hésite pas à faire le pont entre l’automobilisme au féminin et ces femmes des classes moyennes qui prennent de plus en plus leur place au sein de la société moderne : objet de leur modernité, l’automobile apparaît comme l’affirmation de leur ascension sociale et de l’adoption d’un mode de vie axé sur le loisir[66]. Les femmes étaient-elles plus attirées par les publicités mettant en scène une image de la féminité plus émancipée ? S’y reconnaissaient-elles ? Difficile à dire. Quoiqu’il en soit, dès la fin des années 1920, l’industrie automobile semble bien consciente des revenus potentiels à tirer du marché féminin.

Certes l’histoire de l’après-guerre a aussi présenté les femmes comme celles qui ont donné une dimension quotidienne à l’automobile, que ce soit pour faire les achats nécessaires au ménage ou déposer les enfants à l’école. Mais bien avant de favoriser l’essor des banlieues et faire partie de notre vie de tous les jours, l’automobile a su générer un imaginaire. Cette exploration partielle et en parallèle de l’expérience automobile des femmes québécoises et ontariennes dans la première moitié du xxe siècle nous montre qu’elles ont été des acteurs actifs et enthousiastes de cette nouvelle culture qui s’élaborait, la culture de l’automobilité. Comme les hommes, elles goûtent la vitesse, aiment l’automobile pour la liberté de mouvement et la spontanéité qu’elle permet, et n’hésitent pas, elles aussi, à repousser les limites de l’espace géographique : autant de tendances fondamentales de cette nouvelle culture. S’il n’y a pas d’exceptionnalité entre l’expérience des Québécoises et des Ontariennes, des dissemblances se dessinent au niveau des identités de genre. Le sentiment d’indépendance que procure l’automobile prend une coloration bien particulière sous la plume de ces femmes. Non seulement leur permet-elle d’intégrer l’espace public, mais également d’explorer et de s’approprier l’aventure sans la présence obligée des hommes. L’automobile devient aussi pour elles un moyen d’investir le territoire et de se rapprocher de la nature d’une manière jusque-là inégalée. Que ce soit par le biais de l’« autocamping » ou de l’excursion à la campagne, les femmes sont de plus en plus incluses dans un rapport à la nature fondé sur le loisir. Néanmoins, certains stéréotypes persistent à travers ces pratiques, ne serait-ce que par la planification de ce qu’il faut emmener en voyage ou la préparation des repas qui incombent toujours aux femmes[67].

Enfin, le caractère privé de l’automobile (ou domestique) permet aussi un certain relâchement des codes culturels et offre aux femmes bien plus qu’une mobilité individuelle. Si, à première vue, l’automobile a incarné et incarne toujours dans la culture populaire la masculinité, les femmes ont su très tôt inscrire dans l’automobile leur aspiration au changement social : que ce soit l’indépendance (au sens propre et figuré), la possibilité de se mouvoir librement, d’investir l’espace public ou tout simplement d’avoir droit au plaisir. Cette lecture de différentes expériences féminines montre bien qu’elles assument pleinement ce statut d’automobiliste et que leur rapport avec l’automobile est bien loin d’être un pâle reflet de celui des hommes. Bien plus que des consommatrices d’automobiles, elles ont eu, elles aussi, une relation de pouvoir avec l’automobile et cette relation s’est très tôt établie dans l’histoire de l’automobilisme.