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Les qualités et les défauts des engagés de la traite des fourrures sont des lieux communs de l’historiographie et de la mémoire collective au Québec, au Canada et dans le nord des États-Unis. À l’instar des cowboys, ils sont associés, pour les Blancs, aux grands espaces et à un certain type de liberté (ou de débauche, selon le point de vue). Les voyageurs apparaissent dans divers types d’études : l’expansion territoriale, l’histoire économique, l’histoire ouvrière ou l’histoire des femmes amérindiennes. Chaque ouvrage nous fait connaître une facette de l’expérience des voyageurs, mais il manquait un portrait d’ensemble de leur identité dans une perspective d’histoire culturelle. C’est ce que nous offre Carolyn Podruchny dans Making the Voyageur World.
L’ouvrage privilégie l’époque des grandes compagnies (Nord-Ouest, XY et de la Baie d’Hudson), soit la fin du xviiie siècle et le début du xixe siècle. À cette époque, le commerce des fourrures et les grandes explorations de l’intérieur du continent connaissent leur apogée, menant à la fois à la création d’une importante documentation archivistique et à la publication de journaux de voyages et d’exploration. L’auteure rappelle que la documentation est surtout produite par des bourgeois anglophones qui décrivent un monde qui leur est étranger par la langue, la religion et les coutumes (p. 7). À partir de ces descriptions et de quelques rares lettres de voyageurs, Podruchny définit huit sous-ensembles de l’univers des voyageurs formant autant de chapitres : le milieu d’origine, les rites d’intégration, le voyage, les rapports entre maîtres et serviteurs, le rendez-vous des grands postes, la vie dans les petits postes de traite, les liens avec les Amérindiennes et la fin du service. L’univers décrit est très riche, plus complexe et varié que le stéréotype habituel du voyageur. Plusieurs lecteurs en connaissent déjà certains traits fondamentaux, mais ils découvriront aussi quelques éléments qui font la force de l’étude et qui ouvrent de nouvelles pistes de recherche.
L’auteure s’est intéressée à tout ce que les documents ont décrit et s’est interrogée sur des aspects laissés en plan par le silence des archives. À titre d’exemple, en l’absence de témoignages directs, elle ne peut qu’évoquer la possibilité de pratiques homosexuelles chez les voyageurs tout en signalant que le silence des observateurs sur le sujet est aussi un élément d’analyse. Lorsque les sources sont plus loquaces, Podruchny les exploite habilement pour offrir entre autres une excellente description du voyage lui-même, de ses rythmes et de ses rituels. Son travail de pionnière est aussi circonscrit par les limites de la recherche existante. L’auteure peut s’appuyer sur les travaux de S. van Kirke et de J. S. Brown et pousser plus loin l’analyse des rapports entre les voyageurs et les Amérindiennes. Sur d’autres sujets, toutefois, notamment sur le milieu d’origine des voyageurs, dont l’histoire culturelle générale demeure limitée, Podruchny ne peut qu’émettre des hypothèses que d’autres pourront vérifier.
L’analyse globale de l’univers des voyageurs oblige l’auteure à se pencher sur toute une série de sujets tels que les épreuves physiques, la religion et la musique. L’imposante bibliographie fait foi des efforts pour maîtriser ces divers domaines et on peut difficilement lui reprocher l’absence des travaux de M.-A. Cliche ou de Brigitte Caulier qui auraient pu l’aider à mieux connaître les pratiques de dévotion canadiennes. Le fait que les sources concernant les voyageurs soient les plus riches au tournant du xixe siècle, alors que cette même période a reçu peu d’attention du point de vue de l’histoire culturelle (si on la compare au régime français), présente plusieurs défis pour la recherche et l’analyse. On peut donc souhaiter que cet ouvrage stimule le développement de l’histoire culturelle sous le régime britannique et que des études longitudinales puissent faire le pont avec les ouvrages concernant la période précédente.
La diversité de l’univers des voyageurs est évidente par les distinctions qui existent entre les mangeurs de lard, les hommes du Nord et les hommes de l’Athabaska. Ce sont en fait ces deux derniers groupes qui définissent l’identité du voyageur. Ils sont fiers de leur force, de leur vitesse et surtout de leur endurance. Ces attributs de virilité les distinguent, à leur avis, des Amérindiens et des autres Blancs, notamment des bourgeois qui les commandent. Le sous-titre « Social Distinctions » (p. 65) est toutefois curieux pour décrire des catégories qui relèvent plus des attributs physiques que du capital social.
Compte tenu de la période privilégiée, les rapports entre les bourgeois et commis anglo-écossais et protestants, d’une part, et les engagés canadiens, français et catholiques, d’autre part, sont aussi au coeur de l’univers des voyageurs. Les maîtres définissent le cadre de travail et imposent leur hégémonie culturelle, mais les voyageurs conservent un niveau « d’agency » dans un monde où la sécurité des maîtres dépend, jusqu’à un certain point, des engagés. De part et d’autre, des rites et des mises en scène – tels que le baptême et le mai – aident à symboliser les rôles et les rapports.
Les divers observateurs ont des liens différents avec les voyageurs : distance chez Alexander Henry le jeune, insécurité et crainte chez George Nelson. L’auteure en tient souvent compte, mais on pourrait suggérer d’autres pistes d’analyse. Ainsi, la profondeur de l’immersion lors du rite du baptême pourrait bien être proportionnelle à l’écart de virilité et de statut social entre les voyageurs et le baptisé (p. 61).
Ces rites de départ (le baptême) et de l’arrivée (la fête) ont des parallèles dans d’autres métiers, mais le rendez-vous dans les principaux postes à la tête des Grands Lacs est spécifique aux voyageurs (p. 173). L’auteure fait un lien entre cette fête et le carnaval, mais on pourrait aussi le rapprocher de la foire commerciale. L’analyse longitudinale permettrait de déterminer si le rendez-vous est la transposition de l’ancienne foire des fourrures de Montréal vers les postes de l’intérieur tout comme les banquets du Beaver Club vont permettre aux bourgeois de s’approprier des éléments de virilité de l’univers des voyageurs pour les ramener à Montréal.
La vie après la fin de l’engagement est la partie moins connue de cet univers. Quelques hommes libres s’installent à demeure à l’intérieur du continent et formeront, avec leurs épouses amérindiennes et leurs descendants, un nouveau groupe socioculturel, les Métis. Ceux qui retournent dans leur paroisse d’origine se refondent dans la masse paysanne. Il faudrait alors compléter l’étude des rapports entre le commerce des fourrures et l’agriculture au sujet desquels il n’existe que trop peu de recherches.
En conclusion, Podruchny présente un voyage géographique, social et culturel chez un groupe qui comptait jusqu’à 3000 hommes à son apogée. Cet univers culturel comprend des éléments qui découlent du genre, de l’origine ethnique, de la subordination économique et des emprunts au monde amérindien. Making the Voyageur World est une oeuvre pionnière dont il faut aussi signaler la qualité exceptionnelle du travail d’édition. Souhaitons que les nouvelles perspectives développées par Podruchny relancent les recherches dans un domaine toujours fascinant.