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À tort ou à raison, maints historiens dédaignent la biographie presque autant que le journalisme. Si les journaux ne contiennent que le premier brouillon bien imparfait de l’histoire, trop souvent la biographie ne constitue que le fond de son apologie. Si les universitaires restent sceptiques, les lecteurs ordinaires eux le sont beaucoup moins. Les rayons de librairies chargés montrent clairement que la vie des autres intrigue profondément l’esprit populaire. À présent, les jeunes historiens ont tendance à s’intéresser plus souvent aux sujets obscurs, tels le développement des égouts et aqueducs, qu’aux parcours des individus. En conséquence, ces oeuvres légitimes mais ésotériques restent sur les étagères, tandis que pour la grande population la biographie continue à informer.
Est-ce dans ce contexte que les historiens Réal Bélanger et Ramsay Cook ont senti le besoin de rassembler en un seul tome ce recueil d’ébauches des quinze premiers chefs du gouvernement canadien ? Les quatre premiers articles ont déjà paru en 1990 dans le Dictionnaire biographique du Canada et plusieurs autres sont disponibles dans les volumes subséquents, en ligne ou en cédérom. Seul l’article sur Pierre Trudeau est publié ici pour la première fois. Sans aucun doute Bélanger et Cook essaient de rendre la vie des premiers ministres canadiens plus accessible à un plus vaste public. Cette collection qui inclut un index ne contient ni bibliographie ni notes en bas de page et opte plutôt pour quelques suggestions de lectures pertinentes à la fin de chaque entrée. Pour ceux qui aiment tenir un livre en main, ce tome sera le bienvenu.
Puisque quelques-uns de ces articles sont disponibles depuis plus de dix voire quinze ans et bien appréciés pour leur précision, ce compte rendu n’entrera pas dans les détails de réévaluation. Je crois plus à propos de discuter de ce livre dans son sens intégral et de poser quelques questions qui relèvent de son format. Une réflexion sur son contenu m’a inspiré trois interrogations. De quelle façon ce livre montre-t-il la nature du projet biographique d’aujourd’hui dévoué aux premiers ministres canadiens ? Illustre-t-il une fois de plus l’écart qui divise les historiens d’expression anglaise et française dans leur appréciation du passé canadien ? Est-il juste de voir ces quinze premiers ministres de la manière dont ils sont présentés ici, c’est-à-dire isolés les uns des autres ?
Quant à l’état du projet biographique des premiers ministres, on peut se demander pourquoi Bélanger et Cook doivent avoir recours aux matières existantes depuis longtemps ? Les leaders canadiens ne méritent-ils pas plus d’attention de la part de la génération montante d’historiens ? Bien entendu, les chefs de grande importance, tels Macdonald, Laurier, King et Trudeau ont trouvé plusieurs biographes. Par contre, d’autres comme Mackenzie, Borden et Saint-Laurent, malgré des contributions considérables, ont soulevé beaucoup moins d’enthousiasme. Certains comme Thompson, Meighen et Bennett passent quasiment inaperçus. Le peu d’intérêt qu’on porte aux premiers ministres canadiens contraste avec celui qu’on porte à ceux des États-Unis. William Henry Harrison, président durant trente jours au milieu du xixe siècle mérite l’attention d’au moins une dizaine de biographies. En fait, presque chaque génération d’historiens américains crée son lot de biographes même pour les présidents nuls. Tel n’est pas le cas au Canada. Le peu regretté et très éphémère Mackenzie Bowell, chef du gouvernement pendant pourtant quatorze mois et décrit dans ces pages comme médiocre et vaniteux, attend toujours son biographe. Joe Clark, Kim Campbell, John Turner et Paul Martin doivent bien se demander quel traitement les futurs historiens leur réserveront ?
Cette collection rend un vrai service en remplissant certains trous de mémoire et en soulignant l’existence de plusieurs premiers ministres. Ramsay Cook lui-même est très sensible aux défis et aux difficultés que rencontrent les biographes. Il a personnellement résisté à assumer le rôle de biographe officiel de son ami Pierre Trudeau. Dans son récent essai sur leur amitié, The Teeth of Time : Remembering Pierre Elliott Trudeau (2006), Cook explique sa conception de la biographie. D’après lui, Mémoires, autobiographies et biographies officielles ont tous la même valeur, dorer le blason et polir le passé. Il suffit de dire que ce recueil ne tombe pas dans ce piège !
Quant à la deuxième interrogation, c’est évident que cette collection montre un écart important entre les historiens des deux langues officielles au Canada. Publié simultanément en français et en anglais par les Presses de l’Université Laval (PUL) et University of Toronto Press (UTP), force est de constater que quand il s’agit des écrits sur les premiers ministres canadiens, le travail est fait par les auteurs d’expression anglaise. Parmi une douzaine de collaborateurs, Réal Bélanger est le seul francophone. Il est aussi intéressant de noter que huit d’entre eux sont attachés aux universités de l’Ontario. Peter Waite, Carman Miller, Phillip Buckner et Réal Bélanger épicent une recette de haute saveur ontarienne.
Comment explique-t-on l’indifférence des historiens du Québec envers les premiers ministres du Canada ? Est-ce le résultat d’un engagement idéologique ? Un aveuglement intellectuel dicte-t-il l’obligation de nier qu’en 117 ans Laurier, Saint-Laurent et Trudeau ont gouverné un tiers de cette période ? En importance, Laurier et Trudeau ne restent dans l’ombre d’aucun autre chef du gouvernement canadien. Puisque les premiers ministres d’origine québécoise sont souvent considérés traîtres voire vendus, les historiens de langue française craignent-ils d’être éclaboussés des mêmes accusations s’ils s’y intéressent ? Ce livre met dramatiquement ce paradoxe troublant en relief.
Finalement, tandis qu’il est pratique de rassembler ces biographies, la vue d’ensemble laisse le lecteur légèrement insatisfait. Naturellement, chaque auteur vise son propre sujet. Par contre, la nature des rapports des prédécesseurs et des successeurs est peu développée. Par exemple, dans son article sur John Thompson, Peter Waite souligne la nature extraordinaire de l’affectation de Thompson au cabinet de John A. Macdonald. Celui-ci devait évincer un vieux collègue pour faire rentrer le jeune et inexpérimenté Néo-Écossais comme ministre de la Justice, un portefeuille d’énorme importance. Pourtant dans l’article sur John A. Macdonald rédigé aussi par Waite en collaboration avec J. K. Johnson, le caractère exceptionnel de cette nomination est moins évident. Pour sa part, Mackenzie King qui succédait à Laurer comme chef du parti libéral avait des liens intimes avec lui. À la mort de la veuve de Laurier, King a hérité de sa maison et y a même fini ses jours. Cependant, ni l’étude de Laurier ni celle de King faites par Réal Bélanger et H. Blair Neatby n’éclairent le sujet. De plus l’antagonisme profond que Diefenbaker et Pearson avaient l’un pour l’autre était d’une intensité remarquable. On peut même oser suggérer que leur aversion mutuelle aurait pu mettre en péril le bon gouvernement du Canada. Pourtant les articles de Denis Smith et John English donnent peu d’idée de son importance.
Malgré ces réserves sur l’absence de synergie, cette collection est utile pour les lecteurs peu familiers avec l’histoire des premiers ministres canadiens. De plus, compte tenu de la rareté voire la non-existence des études sérieuses en français sur ces chefs du gouvernement canadien, ce livre reste d’une importance primordiale.