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D’abord parue en version originale anglaise sous le titre Canada’s Francophone Minority Communities : Constitutional Renewal and the Winning of School Governance (2003), l’étude de l’historien Michael D. Behiels cherche « à définir et à analyser le rôle joué par les communautés de la minorité francophone du Canada dans l’élaboration et la mise en application des droits garantis par l’article 23 » (p. xvi) de la Charte canadienne des droits et libertés. Pour ce faire, le chercheur divise en quatre son analyse, un découpage surtout temporel qui témoigne ainsi des quatre phases distinctes où les membres des communautés minoritaires francophones participent aux débats constitutionnels et luttent pour l’obtention de la gouvernance scolaire.
Davantage une mise en contexte, la première phase regroupe les décennies 1960 et 1970. Elle souligne l’effondrement des assises institutionnelles du Canada français catholique et la réorganisation associative, communautaire et politique des communautés minoritaires francophones selon une division territoriale provinciale. Aussi, l’auteur fait part de la création de la Fédération des francophones hors Québec (FFHQ) dès 1975, rassemblant l’ensemble des associations francophones provinciales, et de ses premières stratégies de lobbying politique et de prises de parole sur la scène publique. Pour les années 1980-1982, M. D. Behiels relate les événements entourant l’intensive ronde de débats constitutionnels qui se termine par le rapatriement de la Constitution. Il dénombre plusieurs stratégies utilisées par les communautés francophones minoritaires pour exprimer leurs opinions, en l’occurrence les revendications publiques, prises de position médiatiques, pressions politiques et jeux de coulisse sur les États fédéral et provinciaux. Peu écoutées, elles obtiennent tout de même le droit à l’instruction publique dans leur langue, un droit protégé par l’article 23 de la Charte des droits et libertés qui laisse une ouverture à la gestion scolaire mais qui, néanmoins, se voit soumis à la clause « là où le nombre le justifie ».
Beaucoup plus longue que les précédentes, la troisième phase se définit par trois études de cas portant sur les batailles politiques et juridiques livrées par les organismes franco-ontariens, franco-albertains et franco-manitobains pour faire respecter les dispositions contenues dans la Charte des droits et libertés, plus particulièrement celles de l’article 23. Ainsi, de 1982 jusqu’au début des années 1990, des organismes ou individus de ces communautés luttent devant les tribunaux et obtiennent des jugements favorables : la décision de la Cour d’appel de l’Ontario en 1984, le jugement de la Cour suprême du Canada en 1990 dans l’affaire Mahé c. Alberta, et enfin le Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques en 1993 dans le cas des Franco-Manitobains. Comme M. D. Behiels le souligne avec justesse, ces décisions sur des cas types permettent aux membres des communautés en question – mais aussi des autres groupes minoritaires francophones – d’exercer des pressions politiques plus efficaces et ainsi d’obtenir une écoute plus attentive de la part des représentants politiques de leur province respective. Quant à la dernière phase, celle-ci se concentre sur les débats constitutionnels du lac Meech et de l’Accord de Charlottetown qui ont lieu entre 1987 et 1992. Là, les membres des communautés minoritaires francophones s’immiscent dans le débat politique en protégeant la conception pancanadienne du bilinguisme et du biculturalisme, tout en se montrant ouverts à la conception du dualisme territorial Québec/Canada préconisé par Robert Bourassa. Ménageant la chèvre et le chou, ce qui leur fait subir d’importantes querelles intestines, ils obtiennent peu de succès, mais réussissent néanmoins à consolider « leurs espaces politiques symboliques et réels au sein de la fédération canadienne » (p. 332).
Malgré le caractère parfois très factuel de l’analyse, la volumineuse étude possède plusieurs caractéristiques dignes de mention. Une de ses grandes forces est de concilier ce que l’auteur appelle la « politique mégaconstitutionnelle » et la « politique microconstitutionnelle » (p. 89). Ce faisant, l’approche choisie utilise au moins deux lentilles complémentaires pour observer les interventions des membres des communautés minoritaires francophones, alors qu’elle tient compte des revendications lors des grands débats nationaux constitutionnels mais aussi des pressions politiques et recours juridiques pour faire respecter par les instances étatiques provinciales les dispositions de la nouvelle Constitution rapatriée. Cela permet à l’analyse de relever les subtilités et nuances dans les agissements et prises de position des acteurs étudiés, des subtilités et nuances qui font partie intégrante des stratégies de survivance déployées par ces derniers.
En étroite relation avec cette réalité, l’analyse se montre aussi sensible à la divergence et aux rapports conflictuels entre les manoeuvres politiques et judiciaires utilisées par les différents membres des communautés minoritaires francophones. De ce fait, les études de cas sur les communautés franco-ontariennes, franco-albertaines et franco-manitobaines, de même que l’analyse approfondie des interventions des différentes associations provinciales lors des débats constitutionnels de Meech et de Charlottetown, dévoilent l’apparition de divisions au sein de la FFHQ, qui devient la Fédération des communautés francophones et acadiennes du Canada (FCFA). Aussi, ils mettent en lumière les rapports de force qui existent au sein même des communautés provinciales, clivages évidents dans le cas du Manitoba.
Il est malheureux que certains aspects de l’étude viennent faire ombrage à ce bilan positif. D’emblée, il aurait été intéressant de retrouver un chapitre, aussi court soit-il, sur les batailles juridiques et politiques menées par les communautés acadiennes. Si la décision de laisser de côté les Acadiens du Nouveau-Brunswick, parce qu’ils sont « dans une bien meilleure position socio-économique, politique et constitutionnelle que les autres communautés minoritaires francophones du Canada » (p. xxv, note 16), paraît justifiée, pourquoi passer sous silence l’expérience des communautés acadiennes de la Nouvelle-Écosse, de l’Île-du-Prince-Édouard ou de Terre-Neuve ? Ces communautés vivent des situations radicalement différentes de celles du Nouveau-Brunswick et, d’un point de vue comparatif, l’analyse de leurs interventions aurait permis à l’ouvrage d’étudier l’expérience des communautés francophones de l’Est. Dans un autre ordre d’idées, le chercheur ne semble pas voir, dans la dernière partie sur les débats constitutionnels de Meech et de Charlottetown, qu’il existe non pas deux mais bien trois conceptions du dualisme canadien. À celles relevées par l’auteur – dualisme linguistique et culturel à la fois pancanadien et collectif préconisé par les membres des communautés minoritaires et dualité plutôt territoriale centrée sur les États du Québec et du Canada – il faut pourtant ajouter le dualisme linguistique et institutionnel pancanadien fondé sur l’individualisme et le multiculturalisme et véhiculé par l’État fédéral depuis Pierre Elliott Trudeau. Cette nuance s’avère essentielle pour comprendre en partie la difficulté de l’État fédéral à appuyer pleinement les revendications des communautés minoritaires francophones.
Enfin, il est regrettable de dénombrer quelques prises de position idéologiques qui ébranlent l’impartialité du chercheur. En guise d’exemple, l’auteur utilise le qualificatif « séparatiste » (p. 26) pour désigner le Parti québécois des années 1970, alors que ce dernier se définit plutôt comme étant « souverainiste », surtout à l’époque de R. Lévesque. Aussi, lorsqu’il traite de l’échec de l’Accord du lac Meech, M. D. Behiels parle de « manoeuvres mégaconstitutionnelles déstabilisantes » (p. 293) menant à l’Accord de Charlottetown. Selon lui, ce dernier « compromet l’unité nationale » (p. 293) et « fournit le carburant idéologique d’un deuxième référendum québécois quasi victorieux sur la sécession en 1995 » (p. 293). Ici, le lecteur se serait attendu à une analyse plus approfondie et impartiale, surtout sur les raisons qui expliquent l’échec. Ces jugements de valeur cadrent mal dans une analyse historienne et peuvent même empêcher le chercheur de nuancer ses propos, comme en témoigne l’idée que « la Charte a démocratisé la culture politique empreinte de déférence du Canada ainsi que ses procédures élitistes de révision constitutionnelle contrôlées par ses dirigeants. » (p. 335) Or, plusieurs chercheurs comme Joseph Yvon Thériault et Michael Mandel ont montré que la Charte oblige les citoyens et associations à faire appel aux tribunaux, laissant donc la définition des droits et de leurs stratégies identitaires entre les mains des juges et des avocats.
Somme toute, l’ouvrage de Michael D. Behiels, bien traduit et bien documenté, pose un regard essentiel sur les stratégies et interventions politiques et juridiques utilisées par les membres des communautés minoritaires francophones pour faire respecter leurs droits, notamment ceux permis par les dispositions de la Charte des droits et libertés et de son article 23. Son style convient parfaitement à un public élargi, notamment aux francophones qui veulent en apprendre plus sur l’origine de leurs droits scolaires et sur les luttes de leurs associations ou organismes.