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Malgré l’ampleur des préoccupations actuelles concernant la dépendance des Amérindiens envers l’assistance sociale, aucune étude n’avait jusqu’à présent cherché à comprendre ce problème dans une perspective historique. « Enough to Keep Them Alive », de Hugh Shewell, tente de combler ce vide. Cet ouvrage se veut en effet une histoire globale de l’assistance sociale chez les Autochtones du Canada. La période choisie s’étend approximativement de la création de la Confédération canadienne jusqu’à l’instauration, en 1965, d’une nouvelle politique fédérale d’assistance sociale destinée aux Amérindiens, une politique calquée sur celles mises en oeuvre par les provinces à l’intention de leur population non autochtone. Shewell aborde ainsi un sujet d’un grand intérêt historique, non seulement parce que son étude permet de saisir la logique derrière la dépendance actuelle des Amérindiens envers l’État, mais aussi parce qu’elle interroge de façon plus globale la perception de la pauvreté dans la société contemporaine. Malheureusement, l’analyse n’est toutefois pas toujours à la hauteur de l’importance du sujet d’étude.
L’ouvrage de Shewell s’organise selon une structure qui distingue deux grandes phases dans la politique fédérale d’assistance sociale envers les Amérindiens. La première, qui va de la Confédération jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, serait caractérisée par une logique d’assujettissement : Shewell, en effet, souligne l’importance du processus de dépossession territoriale – avec ses répercussions économiques, sociales et politiques – par lequel les Autochtones sont devenus, durant cette période, des objets politiques dominés par l’État canadien. Au cours de la deuxième phase, qui va de 1945 à 1965, c’est davantage la notion de citoyenneté qui imprégnait la politique fédérale. Alors qu’aucune solution de rechange à l’État libéral et à l’économie de marché ne s’est présentée aux Autochtones, la politique d’Ottawa en serait effectivement venue à adopter un caractère plus « libéral », cherchant à offrir à la population autochtone marginalisée une plus grande participation à la vie démocratique. Au-delà de cette distinction, Shewell affirme toutefois que l’assimilation demeura pendant toute la période étudiée le but avoué du gouvernement fédéral à travers sa distribution de l’assistance sociale à la population autochtone.
En se servant du concept d’assimilation comme grille d’analyse, « Enough to Keep Them Alive » s’insère dans le courant historiographique traditionnel, qui définit la protection, la civilisation et l’assimilation comme les trois lignes directrices de la politique indienne du Canada, des débuts du Régime anglais jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette approche s’allie facilement avec l’interprétation dominante en histoire de la pauvreté, selon laquelle l’assistance sociale représente un outil pour l’éducation des pauvres aux valeurs du capitalisme, de la démocratie libérale et de la responsabilité individuelle. Malheureusement, Shewell semble recourir au concept d’assimilation davantage comme un cadre pour appuyer des convictions préalables que comme un outil permettant de mieux saisir son objet d’étude. Autrement dit, il échoue à poser un regard critique sur ce lieu commun qui mérite pourtant d’être questionné davantage. On peut croire, d’ailleurs, qu’une analyse moins « dogmatique » aurait permis de mieux cerner les rouages d’un phénomène aussi complexe que l’assistance sociale. Une analyse découlant du concept d’assimilation focalise nécessairement sur les actions du gouvernement et les réactions des Amérindiens. Cette approche reproduit ainsi, en quelque sorte, la vision étatique de l’époque où les Autochtones sont essentiellement des objets administratifs et non des acteurs historiques.
Shewell démontre bien, par contre, à quel point la politique du Canada en matière d’assistance sociale destinée aux Autochtones était conditionnée par une logique parcimonieuse, les programmes mis en place à leur intention étant encore moins généreux que ceux — déjà déficients — destinés aux populations non autochtones. Par exemple, l’État fédéral, à titre de gestionnaire des comptes des bandes indiennes, en profitait souvent pour faire payer aux Amérindiens la totalité de l’assistance sociale qui leur était destinée, tandis que les programmes visant les Euro-Canadiens étaient financés par les municipalités et les provinces. Cette politique créait ainsi un fardeau fiscal plus important pour la population autochtone. Finalement, en 1965, le département abandonna son rôle de « tuteur » des Autochtones en instaurant une politique d’assistance sociale calquée sur les politiques provinciales (les Amérindiens résidant dans une province donnée recevront désormais le même genre d’assistance sociale que les autres habitants de leur province de résidence).
Malgré le caractère novateur de cet ouvrage, certaines lacunes restent aussi à combler. D’abord, en bâtissant son corpus documentaire, Shewell se concentre presque exclusivement sur les archives générées par le bureau central du département des Affaires indiennes à Ottawa. Tandis que ce choix méthodologique lui permet de bien cerner le discours venant du gouvernement fédéral, ainsi que celui des agents travaillant directement avec les Amérindiens ou d’autres groupes intéressés par le « problème indien » (comme le Social Service Council of Canada ou le Indian-Eskimo Association of Canada), il l’empêche de saisir l’assistance sociale telle qu’elle est vécue par les principaux intéressés : les Autochtones. Pourtant, par le biais des archives générées par les agences du département des Affaires indiennes, qui contiennent, entre autres, des documents créés par les bandes indiennes elles-mêmes ainsi que des livres comptables des agences, ce genre d’analyse aurait sans doute pu être réalisé assez facilement.
Un autre problème de « Enough to Keep Them Alive » relève de la périodisation dans laquelle il s’inscrit. Tandis que la date clôturant l’étude semble tout à fait justifiée, étant donné la nouvelle façon dont l’assistance est désormais distribuée, l’année 1873 paraît nettement moins fondée comme date d’ouverture. En fait, Shewell ne justifie jamais son choix, laissant seulement sous-entendre que c’est à cette date que se présente le premier événement significatif dans l’histoire du phénomène qu’il étudie (un cas de famine chez les Montagnais de Mingan). Ultimement, ce choix semble tout à fait arbitraire. L’année 1873 pose d’ailleurs un problème – non pas fondamental mais néanmoins regrettable – en ce qui concerne l’histoire de l’assistance sociale chez les Amérindiens. D’abord, la période allant de la fin de la guerre de 1812 jusqu’à la Confédération représente une époque tout aussi propice à son étude, en raison notamment de la volonté étatique de transformer les distributions annuelles de présents aux nations amérindiennes pour faire de celles-ci un objet relevant de l’assistance sociale plutôt que du droit coutumier. De plus, 1873 ne représente aucunement le début de la logique assimilationniste au sein de la politique indienne canadienne que l’ouvrage utilise comme fil conducteur. L’État impérial poursuivait sporadiquement, dès les années 1820, un projet d’abolition du département des Affaires indiennes, voulant ainsi assimiler unilatéralement la population autochtone, tout au moins sur le plan légal.
« Enough to Keep Them Alive » reste néanmoins un ouvrage utile à la compréhension de la politique indienne menée par Ottawa aux xixe et xxe siècles. L’analyse fine que Shewell fait du discours du département des Affaires indiennes en matière d’assistance est, entre autres, à souligner. Bien que ce livre n’analyse presque jamais l’impact de l’assistance sociale sur les communautés qui en bénéficiaient, comme on pourrait le souhaiter, l’étude qu’il propose éclaire grandement la perception qu’avait l’État des Autochtones pendant la période étudiée. De plus, même si on peut reprocher à l’auteur son absence de critique à l’égard de la traditionnelle triade de la protection, de la civilisation et de l’assimilation, cette analyse fait néanmoins ressortir la persistance de la vision du gouvernement fédéral quant à la nécessité de supprimer toute différence entre la population autochtone et euro-canadienne. Shewell démontre très bien que, tout au long de la période étudiée, cet objectif assimilationniste a totalement perverti non seulement l’assistance aux Amérindiens, mais la politique indienne en général, qui reposait pourtant à l’origine sur un esprit bienveillant. Ultimement, l’ouvrage affirme que ce but demeurait utopique en raison de l’incapacité gouvernementale de respecter la différence fondamentale entre Autochtones et Euro-Canadiens. Shewell conclut que la seule façon de surmonter la dépendance de la population amérindienne envers l’assistance sociale est de renoncer à la primauté de l’individu libéral, credo sous-jacent à tout programme gouvernemental, pour favoriser des solutions basées sur la communauté. Selon lui, l’absence de politique orientée en ce sens pendant la période étudiée justifie le bien-fondé de cette conclusion.