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Traduction : Pierre Drolet
The Freedom to Smoke. Tobacco Consumption and Identity est une étude sur l’industrie du tabac et les modèles de l’usage du tabac à Montréal, des années 1880 à la Deuxième Guerre mondiale. Jarrett Rudy discute de l’émergence et de la consolidation de cette industrie, un des secteurs dominants des économies de Montréal et du Québec, et de l’importance du tabagisme comme pratique moderne, liée au genre et à la classe sociale. Sa thèse met l’accent sur l’impact du libéralisme : « Liberal ideals structured the ritual of smoking : from the purchase of tobacco, to who was to smoke, to how one was supposed to smoke, to where one smoked. » (p. 5)
Il s’agit d’un excellent livre. Il est écrit clairement, son utilisation des sources, y compris des journaux, des archives gouvernementales et des entreprises, est exhaustive et des études pertinentes sont intégrées harmonieusement au propos. Les exemples et les renseignements fournis par Rudy créent un instantané vivant du Montréal francophone et anglophone de ces années prospères et grandioses.
The Freedom to Smoke est tiré de la thèse de doctorat de Rudy, et cela transparaît à l’occasion dans sa dépendance excessive à son modèle théorique et dans ses conclusions provisoires. Ainsi, le libéralisme s’applique surtout à la période précédant les années 1930. Au fur et à mesure que progresse le xxe siècle, les droits et libertés sont remplacés par les impératifs de la culture de masse et de la société de consommation. On le constate particulièrement chez les femmes. Celles-ci ont commencé à travailler massivement dans la grande ville durant et après la Grande Guerre, et elles ont demandé ou, plus exactement, se sont emparées de plusieurs droits et privilèges jusqu’alors réservés aux hommes. Il serait trop facile d’appliquer à toutes les femmes de cette période de grand changement social les textes et les actions des suffragettes concernant le droit de vote – une rhétorique libérale classique. Les suffragettes elles-mêmes ont été consternées par l’absence d’un âge d’or féminin qui aurait suivi l’obtention du droit de vote et par la propension des femmes à voter de la même manière que les hommes de leur famille. Ce comportement peut, je crois, aider à comprendre ce qui est arrivé aux femmes lorsqu’elles se sont mises à fumer.
Rudy aurait pu être plus audacieux dans ses hypothèses. Par exemple, l’idée que les femmes choisissaient de fumer les marques des hommes parce qu’elles étaient moins chères est logique (et est appuyée par une citation d’un journal). Mais les femmes pourraient aussi avoir choisi des marques avec lesquelles elles étaient familières puisque c’étaient celles que les hommes de la maison fumaient. Cela mène à la question des femmes « exigeant » ou « s’appropriant » la prérogative masculine de fumer, ce qui est une perspective libérale. Du point de vue de la culture de masse, on pourrait soutenir que les femmes et les hommes étaient imprégnés des mêmes valeurs, le marketing de masse, les médias et l’éducation publique, et qu’ils ont été élevés par les mêmes parents, de sorte qu’ils avaient inévitablement les mêmes aspirations, comme fumer, conduire une auto et posséder un emploi. Le même marché qui a nivelé les goûts des classes sociales a également nivelé ceux des sexes.
Sur certaines questions, on pourrait proposer des interprétations différentes de celles que Rudy tire de ses sources. Par exemple, l’expansion rapide des aires pour fumeurs mixtes à l’Université McGill est expliquée par les efforts de l’institution pour limiter le tabagisme aux espaces privés (soit ailleurs que dans les entrées avant et sous les porches), alors même que sont créées plus d’aires réservées aux fumeuses. Je me serais attendue à ce que le couperet tombe, c’est-à-dire que les privilèges accordés aux femmes soient supprimés en raison des protestations. Ce que montre au contraire le livre, c’est une reddition rapide à la réalité du tabagisme des femmes. Rudy conclut, au chapitre 6, à la vacuité des gains obtenus par les femmes avec le capitalisme de consommation, en raison des conséquences du tabagisme sur la santé. Le capitalisme de consommation a généralement été utilisé comme épouvantail contre quelque paradis terrestre imaginé de la vie paysanne de l’époque rurale préindustrielle. Mais cette perspective marxiste a été tempérée, il y a quelques années, par l’histoire féministe, qui a démontré que la vie rurale, avec ses jours de lessive tant redoutés, ses taux de natalité élevés, son manque d’autonomie et sa sujétion religieuse n’avait pas de quoi susciter la nostalgie. Comme l’a noté Ruth Cowan dans More Work for Mother, même si les appareils électroménagers des consommatrices créaient de plus hautes attentes quant à la propreté et à la variété des repas, n’allons pas croire que monter de l’eau dans l’escalier d’un immeuble de trois étages et faire la lessive avec une essoreuse (ce qui était une amélioration par rapport aux roches) valait mieux que posséder une laveuse Maytag.
Rudy accorde aussi beaucoup d’importance aux conseils de la profession médicale concernant le tabagisme à la fin du xixe et au début du xxe siècles (et il n’est pas le seul à cet égard). Pourtant, il existait une grande méfiance à l’égard des médecins avant le xxe siècle, particulièrement à Montréal, où l’exhumation de cadavres pour les expériences médicales de l’Université McGill, au milieu du xixe siècle, et la vaccination obligatoire contre la variole, à la fin du siècle, provoquèrent des émeutes. Sur tous les aspects de l’histoire des connaissances médicales, l’étude des prescriptions doit être nuancée par l’étude des pratiques.
Comme tous les bons livres, The Freedom to Smoke conduit le lecteur à se poser une foule de questions. Rudy mentionne brièvement la popularité des vedettes du cinéma muet américain. Dans Movie-Made America, Robert Sklar a noté que les films muets étaient les grands niveleurs pour une culture immigrante, étant donné que l’auditoire n’avait pas besoin de comprendre les dialogues pour suivre l’intrigue. Ainsi, les francophones pouvaient apprécier les films muets américains aussi bien que les anglophones, sans que la langue les divise.
Il y a encore la question des générations. Le marchand de tabac Max Spizer se souvient que les femmes des années 1920 étaient gênées d’entrer dans son magasin pour demander des cigarettes, alors que celles des années 1940 ne l’étaient pas. Les femmes des années 1940 n’étaient-elles pas les filles des femmes des années 1920 ? Si celles-ci fumaient à la maison, les plus jeunes filles (et leurs frères) qui y grandissaient ont été habituées à voir les femmes fumer et considéraient cela comme un comportement normal.
Enfin, l’importance des Juifs dans le commerce du tabac à Montréal imprègne tout le livre, mais n’est jamais analysée. L’auteur étudie les discours sur le tabagisme de la Women’s Christian Temperance Union (WCTU), des Églises protestantes et catholique. Qu’en est-il des Juifs ? Ils sont partout dans le commerce, de Max Spizer, dans son humble magasin, à Max Ratner luttant contre les monopoles, en passant par le président d’Imperial Tobacco lui-même, sir Mortimer B. Davis, dont l’héritage comprend l’Hôpital Général Juif (où ont sûrement été traités des milliers de problèmes de santé liés au tabagisme). Rudy remarque que Davis et ses successeurs étaient coupables de pratiques monopolistiques, d’abord en ce qui a trait à la culture du tabac et, ensuite, en ce qui concerne l’accès au commerce de détail, en entretenant de violentes batailles contre leur rival, l’austère (et non fumeur) W. H. MacDonald, et en éliminant les petits vendeurs indépendants. Pourtant, dans l’étude, Davis n’est pas identifié comme un Juif, sauf dans une note concernant sa philanthropie, comme si son passé ne comptait pas, ce qui n’est évidemment pas le cas. Les contributions juives à l’économie canadienne, et particulièrement à l’économie montréalaise, durant cette période sont cruciales et, qu’elles aient été bonnes ou mauvaises, elles ne sont certainement pas passées inaperçues des contemporains. Rudy mentionne brièvement une presse francophone antisémite. Cela a-t-il imprégné les discours sur les politiques d’Imperial Tobacco ? MacDonald, qui a drapé son entreprise d’une image écossaise, a-t-il déjà utilisé son statut de membre d’une « nation fondatrice » contre ses compétiteurs ? Les prêtres, auteurs de pamphlets sur les diablesses qu’étaient les fumeuses, ont-ils introduit des propos antisémites condamnant les Juifs actifs dans la fabrication et la vente au détail dans l’industrie du tabac ? Il s’agit là de questions qui vaudraient la peine d’être creusées.
En somme, Rudy a écrit une excellente étude qui devrait être lue par les personnes intéressées par l’histoire du Québec, par l’usage du tabac, les sexes et les affaires.