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La plus célèbre des grèves au Québec, celle de l’amiante en 1949, n’arrête pas de susciter de l’intérêt, ayant même fait l’objet récemment de films documentaires, d’une série télévisée et d’un volume de la part d’Esther Delisle et de Pierre K. Malouf en 2004 (Le quatuor d’Asbestos). C’est évidemment la parution du livre dirigé par Pierre Elliott Trudeau en 1956, La grève de l’amiante. Une étape de la Révolution industrielle, qui a fixé l’événement dans notre mémoire collective. Les auteurs l’interprètent comme un « épisode clé d’émancipation sociale » du Québec, précurseur de la Révolution tranquille. Ce long conflit de travail marquerait l’affirmation de la classe ouvrière comme force autonome dans la société québécoise et témoignerait du passage d’une société traditionnelle à une société industrialisée. Cette interprétation mise de l’avant par les opposants au duplessisme dans les années 1950 et 1960 est toujours bien vivante, même si la recherche en histoire du Québec depuis les années 1970, notamment en histoire ouvrière, a montré qu’il s’agit en fait d’un mythe, toujours tenace cependant.
Dans son livre, Suzanne Clavette ne se prononce pas à ce sujet ; elle s’attarde plutôt à étudier une facette de la grève presque complètement occultée dans le collectif de Trudeau, soit la revendication du syndicat exigeant que la compagnie lui soumette tous les cas de promotions, transferts et congédiements. Sa formulation a immédiatement braqué la partie patronale qui y a vu un esprit radical et révolutionnaire. Cette réclamation émane du projet de réforme de l’entreprise que de jeunes clercs catholiques mettent de l’avant au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale et qu’ils répandent parmi les syndicats catholiques. Ces prêtres, influencés par des intellectuels européens, interprètent l’enseignement social de l’Église comme donnant droit aux travailleurs salariés de participer aux bénéfices, à la gestion et à la propriété de leur entreprise. Pour certains clercs, il y a même obligation morale des patrons de se conformer à cette directive. Comme on peut l’imaginer, le patronat au Québec a combattu farouchement ce courant de pensée parce qu’il y voyait une usurpation de son droit de direction et de propriété. L’opposition est venue notamment de l’Association professionnelle des industriels, une organisation patronale d’inspiration catholique fondée en 1943 pour répandre la doctrine sociale catholique chez les patrons.
Le projet de réforme de l’entreprise est surtout diffusé par la Commission sacerdotale d’études sociales créée après la Deuxième Guerre et formée de prêtres chargés de conseiller les évêques du Québec sur les questions sociales. Le projet aurait pu avoir une portée limitée, mais il a eu le soutien d’évêques influents de 1948 à 1950 et il a coloré la lettre pastorale des évêques sur la condition ouvrière de 1950. Cependant, l’opposition des associations patronales catholiques au Québec et en Europe détermine le pape à prendre ses distances à l’égard de cette interprétation dans des allocutions en 1950 et 1952. Après consultation de Rome, l’évêque de Nicolet avise les membres de la Commission sacerdotale en 1953 de ne plus enseigner que les travailleurs ont un droit strict à la « plus-value » des entreprises. Ils en abandonnent alors la promotion tout comme les syndicats catholiques qui cessent de s’y référer. C’est le moment aussi où on assiste à un virage conservateur de l’épiscopat échaudé par la grève de l’amiante et les secousses engendrées par un groupe de jeunes prêtres soucieux de progrès social.
Dans son livre, Clavette analyse avec force détails ce « conflit idéologique » à l’intérieur de la hiérarchie catholique mettant en relief l’affrontement entre catholiques sociaux progressistes et conservateurs. Issu d’une thèse de doctorat, l’ouvrage est très bien documenté, reposant sur une recherche étendue en archives. Il apporte certainement un éclairage utile à l’histoire des idées au Québec à un moment où le monde ouvrier est perçu comme une force importante de changement social. Cependant, il demeure peu analytique, l’auteure étant plus à l’aise à raconter les multiples péripéties du conflit qu’à analyser les principes qui guident la réforme de l’entreprise. Et ce qui est également déplaisant, c’est qu’elle a tendance à interpréter le conflit comme un combat opposant les bons progressistes aux méchants conservateurs.
Quoique l’auteure se targue de révéler un « jalon oublié » de l’histoire intellectuelle, elle prolonge en fait un sujet déjà traité par le père Jacques Cousineau dans L’Église d’ici et le social, 1940-1960, publié en 1982, et, par moi-même, dans un article substantiel paru dans la revue Labour/Le Travail en 2000 : « La grève de l’amiante et le projet de réforme de l’entreprise. Comment le patronat a défendu son droit de gérance ». Une lecture attentive de cet article aurait pu apporter des éléments importants à la démonstration de l’auteure.
Ainsi, elle aurait pu y relever notamment que le projet de réforme de l’entreprise succède au modèle corporatiste de relations de travail que l’Église assigne aux syndicats catholiques depuis leur fondation. Le sujet devient de grande actualité au début de la guerre puisque l’épiscopat place la formation de la corporation au troisième rang des facteurs de restauration sociale en 1940 et que la centrale syndicale catholique élabore un programme de réforme corporatiste à son congrès de 1942. La nécessité de regrouper les patrons en association pour asseoir les corporations guide, en 1945 et 1946, les premières réunions des prêtres qui formeront la Commission sacerdotale d’études sociales. De plus, l’échec du projet de réforme de l’entreprise ramène le corporatisme à l’avant-plan du discours de l’Église après 1952. Malheureusement, l’auteure ne met pas en relation la réforme de l’entreprise avec le discours corporatiste et elle n’analyse pas ce qui distingue les deux projets.
Suzanne Clavette aurait pu également trouver dans cet article comment le syndicat a articulé, dès la première rencontre de négociation, la revendication exigeant que la compagnie Canadian Johns Manville « soumette » au syndicat tous les cas de promotions, transferts et congédiements. Cette revendication est directement issue du projet de réforme de l’entreprise et elle braque aussitôt la compagnie qui y voit un empiètement sur son droit de direction. Lors du règlement final après la grève, elle tiendra à protéger pleinement son droit de gérance et de propriété dans une clause étoffée de la convention collective. Ces éléments auraient dû normalement se retrouver dans les pages du volume de l’auteure.
Tout compte fait, l’ouvrage demeure une analyse idéologique méticuleuse du projet de réforme de l’entreprise parmi les élites que sont les intellectuels, l’épiscopat, le monde patronal, le gouvernement, les éditorialistes, etc. Même si le titre du volume fait référence à la grève d’Asbestos, l’historique du conflit lui-même sous le rapport de la réforme de l’entreprise demeure sommaire. Pendant la grève, le patronat a fait tout un plat des revendications qui s’en inspirent, tandis que le syndicat les a rapidement évacuées au profit de celles touchant les salaires et la formule Rand. Tout compte fait, le projet de réforme de l’entreprise représente donc bien davantage un débat d’intellectuels qui montre cependant qu’un courant réformiste vigoureux animait des clercs en cette période dite de « grande noirceur » et que l’épiscopat y a été sensible pendant un court laps de temps. Mais le couvercle s’est refermé rapidement. Plusieurs de ces clercs vont porter leur énergie ailleurs en se montrant réceptifs avec les syndicats et le mouvement d’action catholique à une nouvelle définition de la frontière entre le spirituel et le temporel. Leur vision se traduit par une conception différente des rapports entre l’Église et l’État, un rôle accru des laïques dans l’Église et une volonté d’autonomie des syndicats et des mouvements d’action catholiques à l’égard de la hiérarchie.