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Le 23 juillet 1860, le navire transportant Albert Édouard, prince de Galles et futur roi Édouard VII, entre dans le port de Saint-Jean de Terre-Neuve, marquant le début d’une tournée de près de trois mois au cours de laquelle le jeune prince visite les colonies d’Amérique du Nord britannique puis, plus brièvement, la république voisine. L’ouvrage de Ian Radforth relate les détails de cette première visite royale en Amérique du Nord. Sensible aux catégories d’analyse chères à l’histoire sociale – race, classe, genre – l’auteur se propose de produire une restauration historique (« historical recovery ») minutieuse de ce voyage qui a laissé peu de traces dans la mémoire collective ou dans les manuels d’histoire des Canadiens mais qui, à l’époque, avait fait sensation dans les journaux locaux et métropolitains, les principales sources utilisées par Radforth. Ainsi, s’il dispose de sources privées provenant du prince, de son entourage et des organisateurs des célébrations qui marquent son passage à travers le continent américain, c’est surtout à travers les yeux des journalistes que l’auteur reconstruit et interprète la tournée. Dans chaque chapitre, il consacre un grand nombre de pages à l’intéressant « dialogue » qui anime journalistes locaux, nationaux ou métropolitains, canadiens, britanniques ou américains. Ces derniers décrivent, critiquent, louangent ou jugent les activités du prince, l’accueil qui lui est réservé ou les articles de leurs collègues selon des perspectives souvent conflictuelles, mettant en lumière la complexité des enjeux que soulève la présence de l’héritier de la reine Victoria sur le continent américain.
Royal Spectacle est composé d’une dizaine de chapitres thématiques. Les deux premiers traitent de l’invitation canadienne, des négociations et des préparatifs qui ont précédé la tournée des deux côtés de l’Atlantique. Qu’il s’agisse du choix des villes qui seront visitées, des honneurs qui seront distribués, des hommes qui entoureront le prince au cours de sa première sortie dans le monde, tous ces aspects du voyage font l’objet de débats et de négociations à Londres et dans les capitales des colonies. Néanmoins, sur le terrain, l’auteur souligne avec raison que ce sont les gouvernements municipaux et diverses associations locales qui prennent en charge la majeure partie des préparatifs.
En conséquence, les deux chapitres suivants, qui retracent les pas du prince dans les principales villes d’Amérique du Nord britannique, permettent d’observer une variété de « royal spectacles », certains moins réussis que d’autres. D’une part, les villes coloniales ne disposent pas vraiment des infrastructures ou de l’expertise nécessaires à ce genre de cérémonial royal ; d’autre part, différents groupes sociaux s’affrontent plus ou moins violemment pour occuper le plus d’espace possible lors des cérémonies et s’attirer la reconnaissance du prestigieux visiteur. Des « scénarios » et des discours qui se ressemblent terriblement d’une ville à l’autre donnent donc des résultats qui varient significativement et qui donne à Radforth l’occasion – et c’est là une des forces de l’ouvrage – de s’adonner à des comparaisons éclairantes. Cette variété de cas amène l’auteur à explorer un très grand nombre de thèmes : les groupes en présence et leur hiérarchisation, l’exclusion ou la marginalisation de certains d’entre eux, dont les femmes et les Afro-Canadiens, les différents types d’activités privilégiées, etc.
Plus spécifiquement, les trois chapitres suivants traitent en profondeur de certains de ces thèmes : des tensions et des affrontements qui surgissent au sujet de l’éventuelle participation des Orangistes aux célébrations du Canada-Ouest, le rôle ambigu joué par les Amérindiens et les discours identitaires distincts mis de l’avant dans les différentes provinces de la future confédération canadienne. Dans les trois cas, l’auteur constate que si la majorité des groupes et des individus étudiés s’empressent de proclamer leur loyauté à la couronne britannique, ces allégeances n’ont pas toutes le même sens et prennent différentes formes qui témoignent de divisions entre les colonies et en chacune d’elles.
Le huitième chapitre de l’ouvrage s’attarde à l’aspect touristique du périple du prince de Galles au Canada. Radforth y explore les récits de voyage qu’accumulent les journalistes qui accompagnent le futur roi et les représentations du Canada qui en ressortent, les traces qu’ont laissées les quelques moments de repos et d’intimité dont dispose Albert Édouard et l’importante production de souvenirs officiels et officieux liés à la tournée.
Les deux derniers chapitres de l’ouvrage couvrent la composante américaine du voyage. Laissant derrière lui le titre de prince de Galles en faveur d’un titre mineur – lord Renfrew – Albert Édouard traverse la frontière à titre de « private citizen », mais cette illusion est vite dissipée par la popularité du jeune homme auprès des Américains et des Américaines. Soumis à un horaire moins chargé, il entre plus souvent en contact avec les foules moins disciplinées et plus bigarrées de la république. De plus, sa visite est une occasion pour les journalistes britanniques et américains de s’observer mutuellement et, pour ces derniers, de s’interroger sur l’étrange engouement que provoque ce représentant d’un régime qui a été rejeté lors de la fondation de la nation et qui cadre mal avec les principes qui la régissent.
La visite du prince à New York met également à jour les divisions ethniques et sociales qui lézardent la société américaine. L’importante communauté irlandaise catholique de la ville se mobilise pour dénoncer la venue de lord Renfrew, un des oppresseurs de la nation irlandaise, et le bal organisé en son honneur est dénoncé dans les milieux populaires comme une manifestation d’élitisme aristocratique inacceptable. Ce bal est également l’occasion d’un incident embarrassant : peu après le début des festivités, le plancher de la salle de bal improvisée s’effondre, ne faisant d’autre blessé que l’amour-propre américain.
Radforth conclut en faisant un bref récit du retour du prince de Galles dans la métropole britannique et en évoquant les bilans financiers et généraux qui sont faits de l’entreprise des deux côtés de l’Atlantique, en privé et dans les journaux. À l’image de l’ouvrage, cette brève conclusion décrit minutieusement les événements, faisant peu de place à l’analyse des pistes riches et variées que met au jour l’auteur. L’ouvrage de Radforth remporte certes son pari de « restaurer » le voyage du prince de Galles à travers les colonies d’Amérique du Nord britannique et aux États-Unis. Malgré l’attention parfois écrasante qu’il porte aux journalistes qui couvrent les événements et à leurs articles, l’auteur offre une tapisserie riche en détails des sociétés qui se donnent en spectacle à cette occasion, des conflits, des valeurs et des exclusions qui les caractérisent. À travers les pérégrinations d’un Albert Édouard discret, il nous offre un aperçu saisissant et instructif d’un Canada en devenir et d’une république américaine bientôt déchirée par la guerre civile.