Corps de l’article
Ce livre est le deuxième volume de l’oeuvre magistrale d’Yvan Lamonde qui vient couronner plus de trente ans de recherche en histoire culturelle et intellectuelle. Le premier volume couvrait les 125 ans qui ont suivi la conquête britannique ; celui-ci un peu plus de trente ans. La forêt, métaphore de l’auteur, devient plus dense par endroit, ailleurs plus éclaircie, partout plus variée et plus complexe, mais encore dominée par les espèces nationalistes et libérales qui poussaient dans la période précédente. D’où le défi de la synthèse, projet de ramener en un tout des éléments dispersés, autour de trois grands thèmes : la production, la diffusion et la réception des idées. Jusqu’ici l’histoire intellectuelle du Canada français et du Québec demeurait éparpillée dans des revues savantes, dans des anthologies, dans des chapitres de manuels. Mais l’auteur n’a pas intitulé son livre une histoire intellectuelle, ou une histoire de la pensée, mais bien une histoire sociale des idées. Par cela il entend leur contextualisation dans la société de l’époque. On est donc loin de l’histoire sociale qui étudie les rapports de classes, les rapports de pouvoir, quoique ceux-ci ne soient pas entièrement absents de sa réflexion. Ajoutons qu’il ne s’agit pas tant de l’histoire des idées au Québec que des idées, surtout des idéologies et des institutions, du Québec francophone.
Yvan Lamonde a pris pour concept rassembleur la doctrine, ce « corps de pensée capable de contenir les défis nouveaux qui se posent et de fournir des directives, des orientations »(p. 17), à laquelle on se met « frénétiquement à la recherche » (p. 125). Cette doctrine, c’est le nationalisme autour duquel tourne tout l’ouvrage. Pour appréhender cette doctrine, il a balisé son travail : il présente les idées de ceux qu’on appelait alors les Canadiens français, plus particulièrement de la bourgeoisie et petite-bourgeoisie instruite. La période inaugurée par l’élection de Wilfrid Laurier, de libéral radical converti en libéral modéré, s’étend jusqu’à la Crise économique que l’auteur considère « intellectuelle et spirituelle » autant qu’« économique et sociale » et qui s’abat justement un an après la dissolution de L’Action canadienne-française/L’Action française.
Les trois parties de l’ouvrage, « Une doctrine pour l’action », « L’Action française », et « Défis et alternatives à la doctrine », renferment en tout onze chapitres qui reviennent chacun à différentes expressions du nationalisme : anti-impérialiste, indépendantiste (à la Tardivel), catholique (omniprésent), féministe, raciste et antisémite, libéral. Le mouvement L’Action française occupe le centre du livre, incarnant « l’achèvement d’une doctrine que l’on tentait de formuler depuis le tournant du siècle » (p. 187) ; une place prépondérante qui ne crée pas l’unanimité chez les historiens. À l’intérieur de ces paramètres, Yvan Lamonde démêle des questions aussi complexes que celle des écoles juives, de l’instruction publique, de la bibliothèque publique de Montréal et des rapports entre L’Action française du Canada et celle de France.
De sa propre admission, Lamonde étudie surtout les écrits de la bourgeoisie, toute préoccupée des rapports entre le Canada et la Grande-Bretagne et entre le Canada français et l’ensemble du Canada. Quand, au chapitre IV, on aborde enfin la question sociale, c’est dans la perspective catholique dans le sillon de l’encyclique Rerum novarum, pour la paix sociale. C’est dans ce contexte qu’un paragraphe est accordé au syndicalisme catholique. Le Congrès des métiers et du travail du Canada, qui regroupait la majorité des syndiqués, a, lui, droit à un paragraphe sur la question de l’instruction publique. Pourtant les travailleurs et les travailleuses avaient des idées dont l’histoire sociale reste à écrire.
Il faut savoir gré à Yvan Lamonde de reconnaître l’apport du courant libéral au Québec. Place est faite à Arthur Buies, à la Ligue d’Enseignement, aux francs-maçons, mais on aimerait plus de reconnaissance à la presse libérale, aux journaux tels Le Pays, fondé en même temps que Le Devoir – et non en 1908 (p. 92) – et dans lesquels s’expriment des idées critiques sur toutes les questions qui agitent le Canada français. Nous sommes exigeante envers un tel ouvrage, car il est appelé à demeurer un ouvrage de référence non seulement pour les spécialistes mais aussi pour toute personne intéressée à une époque qui explique un peu celle qu’on a nommée La grande noirceur, et qui permet de discerner les antécédents lointains de celle qu’on a appelée la révolution tranquille.
En tant qu’historienne qui étudie cette période, j’avoue avoir été extrêmement frustrée par le système de référence adopté par les éditions Fides. Dans un texte farci de citations, il faut attendre trois ou quatre pages avant d’avoir enfin une note qui nous donne plusieurs références agglomérées. Un exemple entre plusieurs, au chapitre IX, après trois pages contenant une citation d’Arthur Buis, 7 citations d’Edmond de Nevers, et une de Léon Gérin, on trouve enfin une note qui nous réfère aux ouvrages cités. Car les citations abondent dans cet ouvrage, occupant souvent plus d’un tiers de page. Enfin, on omet de fournir une référence pour les rares caricatures – trop rares à une époque qui comptait d’excellents caricaturistes. Il faut aussi reprocher aux éditions de s’être contentées d’un index onomastique, si facile à l’heure de l’informatique. On ne doit donc pas y chercher les concepts, les idéologies, les noms de journaux ou d’organisations.
Peut-être n’est-il pas trop tard pour corriger la chose dans le troisième volume qui devrait nous amener aux années 1960.