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Jean Lamarre propose ici une histoire des Canadiens français du Michigan entre le milieu du xixe siècle et la Première Guerre mondiale. Il s’agit de la traduction de son étude parue chez Septentrion en 2000, elle-même un remaniement de sa thèse de doctorat soutenue à l’Université de Montréal en 1996. L’auteur a épuré son travail des longueurs et lourdeurs propres à la majorité des recherches doctorales. Ce faisant, il fait ressortir les traits saillants de la contribution des Canadiens français au développement de deux régions du Michigan, la vallée forestière de la Saginaw et la péninsule minière de Keweenaw. Bien que trop brève, avec ses 160 pages de texte, la monographie de Lamarre est la bienvenue, la majorité des spécialistes de l’émigration canadienne-française ayant fait porter leurs efforts sur le nord-est des États-Unis.
Avant de traiter du Michigan, Lamarre consacre un chapitre au xixe siècle québécois. Tour à tour, il reprend les thèses, vieilles et moins vieilles, sur la traite des fourrures, l’industrie du bois, les pressions démographiques, les problèmes agricoles, la subdivision des terres. Puis, en quatre pages et en s’appuyant sur les travaux classiques d’Hansen, de Vicero et de Roby, il fait un survol rapide des migrations vers les États-Unis. Les néophytes trouveront matière à réflexion, mais les spécialistes n’apprendront rien. Le chapitre se termine par un autre survol, cette fois de l’émigration vers le Midwest. Comme celle-ci est moins connue, Lamarre fait ici oeuvre utile. Il insiste, avec raison, sur la filiation entre les mouvements séculaires de population liés à la traite des fourrures et les migrations agricoles et proto-industrielles qui débutent vers 1830. Avec perspicacité, il explique pourquoi la région attire peu de migrants comparé à la Nouvelle-Angleterre. Pour s’établir dans le Midwest comme cultivateur, il fallait du capital, et les Canadiens français qui en possédaient préféraient demeurer au Québec, contrairement à la Nouvelle-Angleterre qui reçoit davantage les familles et les individus démunis.
Le chapitre 2, qui porte sur l’évolution socio-économique de la Saginaw et de la Keweenaw, reprend l’essentiel de la thèse de doctorat de l’auteur. Dans le premier cas, c’est la traite des fourrures qui, dès 1815, y amène les Blancs, en majorité des Canadiens. Mais, à partir de 1840, l’industrie forestière devient le moteur économique de la vallée. À cet égard, la contribution la plus originale de Lamarre est de montrer la migration des barons américains du bois, du Nord-Est vers le Midwest. À l’échelle nationale, le Michigan est le plus important producteur forestier entre 1870 et 1890. Les forêts plus à l’ouest sont ensuite exploitées et la Saginaw perd sa prépondérance et décline, ce qui amène des tensions sociales. C’est à l’industrie du cuivre que la région inhospitalière de la péninsule de Keweenaw doit son développement rapide, qui attire une population diverse sur le plan ethnoculturel. Lamarre décrit en détail les conditions de travail dans ce secteur et les pratiques paternalistes des compagnies. Selon lui, le « consensus social » s’effrite, vers 1900, suivant les changements technologiques dans ce secteur, et une grande grève en 1913-1914 a pour conséquence le départ de nombreux mineurs.
C’est au chapitre 3 que Lamarre entre dans le vif du sujet en étudiant la présence canadienne-française dans la vallée de la Saginaw. Alors que leurs prédécesseurs oeuvraient dans la traite des fourrures et dans l’agriculture, les migrants d’après 1840 travaillaient surtout en forêt. Certains provenaient du Québec, d’autres des colonies semi-permanentes des États du Nord-Est ; ils suivaient simplement les entreprises forestières dans le Midwest. Il est dommage que l’auteur n’étudie pas le phénomène en profondeur. De la même façon, le lecteur reste sur sa faim quand Lamarre se penche sur la création de communautés et émet l’hypothèse d’une intégration rapide à la société américaine. Dans ce contexte, les structures communautaires sont fragiles, tout comme le leadership ethnoculturel, bien que Bay City devienne pour un temps un centre d’influence canadienne-française. À la fin des années 1860, la mobilité professionnelle dans le secteur forestier et l’avènement de la seconde génération accélère l’intégration des Canadiens français, comme en témoigne leur implication syndicale et politique.
Avec un décalage de quelques décennies, la même évolution a cours dans la péninsule de Keweenaw. Peu nombreux avant la guerre de Sécession, les Canadiens français affluent dans la région à partir de 1860, encouragés en cela par l’avènement des chemins de fer et par l’envoi d’agents recruteurs au Québec. Toutefois, les migrants ne travaillent pas tant dans les mines que dans l’industrie forestière et dans les industries satellites. C’est une constatation intéressante que Lamarre n’explique pas. Les Canadiens français ne s’établissent pas non plus dans les centres les plus importants, leur préférant les hameaux. L’auteur évoque, sans preuve à l’appui, un vague désir d’autonomie pour expliquer ce phénomène. Rapidement, les migrants se dotent d’un réseau institutionnel qui devient en lui-même un facteur d’attraction vers la région. Les mailles du réseau sont cependant ténues, particulièrement au début du xxe siècle, qui voit un déclin de la population.
En conclusion, Lamarre compare la présence canadienne-française dans la vallée de la Saginaw et dans la péninsule de Keweenaw, et trace des parallèles avec la Nouvelle-Angleterre. L’exercice est utile, mais les interprétations sont parfois douteuses. Ainsi, s’il est prouvé que l’intégration des migrants se fait rapidement, il n’est nullement certain que cela soit dû au fait qu’ils possèdent une plus grande confiance en eux-mêmes que leurs compatriotes de la Nouvelle-Angleterre. Cette intégration rapide est plutôt liée au fait que la migration vers le Midwest en est une de rupture et non de maintien, pour reprendre les catégories de Paul-André Rosenthal. La rupture avec le milieu d’origine s’accompagne de nouvelles stratégies, dont l’action ouvrière et la participation électorale. Lamarre devrait être aussi plus prudent en « établissant sa preuve ». Par exemple, les conflits entre ouailles et clergé ne sont pas un signe d’intégration au nouveau milieu, puisqu’ils étaient aussi fréquents en Nouvelle-Angleterre et au Québec. Il est par ailleurs fort possible, comme il le soutient, que la cohabitation avec d’autres groupes ethnoculturels ait créé dans le Midwest une plus grande distance entre l’intelligentsia et l’ensemble de la population canadienne-française. Dans le même ordre d’idées, ses propos sur les rôles familiaux dans le Michigan semi-rural et les centres textiles de la Nouvelle-Angleterre sont très intéressants, tout comme ceux sur la nature de l’expérience migrante dans des lieux pas encore très peuplés (Midwest) et des localités au peuplement ancien (Nouvelle-Angleterre).
Si Lamarre n’est pas toujours en mesure de répondre aux questions qu’il pose ou, à l’occasion, y répond mal, il est certain que ces questions sont pertinentes et que d’autres chercheurs devront emprunter les pistes qu’il a ouvertes.