Résumés
Résumé
En 1931, on installait dans la basse-ville de Québec un nouveau monument : curieusement anachronique, le buste de Louis xiv — cadeau du gouvernement français — consacra ce qui, depuis, paraît appartenir à des temps immémoriaux : le nom du lieu, « Place-Royale », et sa vocation de « berceau de la francophonie ».
Or, la place royale en question, bien plus que quelque roi, représentait en fait l’idéal d’une histoire, articulée par une rumeur qu’on attribuait au xviie siècle même, et qui avait jusqu’à modulé, prévenu, voire freiné l’aménagement du lieu. Cet article retrace l’invention de cette ville virtuelle, dont les péripéties sur papier, à partir de l’obscur dessein d’un intendant français, interrogent la distribution des rôles, de l’idéal et du territoire, dans la genèse de l’identité de la ville. L’atterrissage de la représentation qu’on avait forgée ne se fit d’ailleurs pas sans violence : à la conformité de la « place royale sur papier », on finit en effet par sacrifier la basse-ville à un chantier de rénovation urbaine, pour y « restaurer » cet imaginaire tenace d’une intention projetée, par la fin du xxe siècle, sur les origines de la ville…
Abstract
In 1931, in the lower part of Quebec City, a new monument was erected ; curiously anachronous, the bust of Louis xiv — a gift from the French Government —consecrated the new name of the site, a name which would later seem to belong to immemorial times : the “Place-Royale”, with its vocation as the “cradle of francophonie”.
Yet, that same place royale portrayed, more than a King, the ideal of a history actually hinged upon a rumour — attributed to the very seventeenth century — that had gone as far as modulating, preventing, even stopping the development of the site. This article traces the creation of that virtual city, whose journey on paper, beginning with the obscure plan of a French Intendant, questions the distribution of the roles, the ideals, and the territory in the evolution of the city’s identity. The emergence of the forged representation did not take place without some violence : to comply with the “place royale on paper”, the Lower Town finally ended up sacrificed to an urban renovation site, in order to “restore” that late-twentieth-century’s tenacious imaginary of a projected intention on the origins of the city…
Corps de l’article
Le lieu sacré et la requalification
Ces dernières années, un secteur bien particulier de l’arrondissement historique du Vieux-Québec est revenu à l’avant-scène des débats sur la conservation architecturale : haut lieu touristique et profondément symbolique de la « vieille capitale[2] », Place-Royale[3] (ill. 1) convoque maintenant architectes, historiens et urbanistes à réfléchir quant à une valorisation de la fonction commerciale qui contribuerait à densifier l’animation du lieu. On constate en effet que la figure « résidentielle » du cadre architectural actuel, consacré et restauré dans les années 1960 et 1970, dissimule à la vue et à l’imagination restaurants et boutiques qui se succèdent derrière les façades sans guère prospérer. Mais Place-Royale est un lieu sacré : c’est là que Samuel de Champlain, fondateur de Québec, se serait établi il y a quatre siècles. Place-Royale, c’est le « berceau de l’Amérique française » ; enfin, Place-Royale, c’est une place royale, qui atteste à la fois de l’ancienneté de Québec et du caractère français de la province, dont Québec est la capitale.
Les préoccupations des acteurs de la valorisation ne sont pas sans fondement : les places royales, en tant que témoins des idéaux de la planification urbaine de l’Ancien Régime, semblent faire l’objet d’un regain d’intérêt dans la littérature scientifique actuelle[4]. Parmi les chercheurs qui, quoique rares encore, se penchent en nombre croissant sur la valeur de représentation attribuée à l’espace urbain, du xvie au xviiie siècle, et sur les interrelations entre cette ville « imaginaire » et la ville « réelle[5] », Richard Cleary écrivait en 1999, dans un ouvrage dédié à ce sujet, que les places royales « reflect new ideals of landship and of the city as a planned environment[6] » ; d’abord simple espace dévolu à la commémoration du roi au xviie siècle, la place royale, du fait de l’importance qu’elle acquit ainsi dans l’imaginaire collectif de la ville, devint au xviiie siècle « an integral componant of [the city’s] master plan[7] ». C’est dire, pour en revenir à Québec, que Place-Royale serait l’un des ingrédients clés du tissu historique de la ville, a fortiori de la couche inférieure du palimpseste urbain, celle d’une Nouvelle-France particulièrement prisée par les touristes et par les acteurs culturels[8]. À l’heure où la conservation et la valorisation, dorénavant, se pensent à l’échelle de l’espace urbain, pareille (possible) participation d’un lieu à la fabrique ancienne du Vieux-Québec, arrondissement historique, impose de lourds défis à toute requalification, d’autant plus que la « place royale » de Québec figure parmi les seuls trente-quatre projets de places royales inventoriés par Cleary. Place-Royale serait-elle donc une de ces places royales ? Cela impliquerait-il que l’animation commerciale à laquelle on songe maintenant doive y rester dissimulée ?
Le fait est beaucoup plus complexe. Place-Royale, si elle semble bien être l’ultime manifestation d’une intention de représentation, est lue à travers l’état qu’on a « restauré » dans les années 1960 et 1970 et qui cause aujourd’hui l’émoi. Supposons ici que cet état oblitère la source véritable et pluriséculaire de l’incertitude quant à la configuration de la place : un conflit entre des idées de la ville qui, si elles n’ont guère existé que sur papier, n’en ont pas moins marqué l’évolution de la ville réelle. Tant et si bien qu’à Québec, aujourd’hui, ni l’idée du « berceau de l’Amérique française » ni la forme urbaine qu’est une « place royale » n’ont la signification qu’on croirait qu’elles ont.
L’objectif de cet article est de tracer l’invention de Place-Royale à Québec et, au fil de cette invention, de cerner les idées de ville qui s’y sont rencontrées avant même la restauration des années 1960 et 1970 et qui, sans pourtant qu’on le sache, divisent aujourd’hui les parties de la valorisation du lieu. Place-Royale est, de fait, un haut lieu, qui attira, depuis la fondation de Québec, un nombre étonnant de projets urbains et, plus encore, un investissement imaginaire considérable, qui pourrait justifier la prégnance identitaire qu’on lui attribue : utopique espace de représentation du roi au xviie siècle, elle a fini par spatialiser la « nation » québécoise. Omniprésente dans les représentations picturales et scripturales de Québec, comme décor, comme fable ou comme sujet, Place-Royale est elle-même une représentation, communicative et signifiante[9] et analysable comme telle, par le biais des images mentales de ses idéateurs, décodables dans le lexique des projets qui la concernèrent pour peu que ce « lexique » urbain — rue, place, monument, église… — soit contextualisé par rapport à l’univers idéel qu’il transécrit. Il s’agit donc, ici, de pister la sémiogénèse de Place-Royale à travers les intentions qui finirent par modeler sa forme réelle, en considérant les ingrédients de ces intentions comme autant de representamen et en remontant, depuis les représentations bidimensionnelles (scripturales, picturales) ou tridimensionnelles (architecturales), aux « idées de ville » atopiques dont l’intelligibilité s’est appuyée, à chaque époque, sur la transcription dans le monde sensible que rendaient possibles les projets urbains. L’analyse sera à la fois synchronique et diachronique ; elle permettra de comprendre ainsi les « intentions de place », à Québec, au xviie siècle, puis de cheminer en conclusion jusqu’aux intentions que le xxe siècle, par voie de restauration, a inscrites dans la pierre et, par l’exégèse en quelque sorte, de démêler l’écheveau des assises historiques auxquelles aspirent aujourd’hui les intentions de valorisation.
La ville comme représentation du roi : le contexte idéel
Toutes les places royales sont, d’abord, des idées de villes, des idées du « sens » de la ville. Une « place royale » était un lieu symbolique dévolu à la commémoration de la figure du roi. Cette définition de la place royale apparut dans le Paris d’Henri IV et de Sully[10], à la place Dauphine et à la place des Vosges, projets privés agréés par le roi ; la codification s’épanouit sous Louis XIV, à la place des Victoires ou à la place Vendôme, par exemple (ill. 2, 3). Le type de la place royale fut par la suite pérennisé sous Louis XV, par le biais, entre autres, des places royales de Bordeaux, de Rennes, de Dijon ; la place royale devint ainsi la figure principale de la naissance de l’urbanisme à la française, parce qu’elle donnait aussi une figure construite à l’urbanité, de la même façon que la fortification[11]. En bref, une place royale était un lieu codifié pour représenter le roi dans une ville qui devenait éminemment symbolique[12] et fonctionnait sur le mode idéel, dans l’univers des conventions[13]. Ainsi, bien que, dans la genèse de la forme construite de la ville, la place royale se soit souvent manifestée comme une opération de rénovation urbaine d’un espace plus ou moins dégradé (ce fut le cas, par exemple, de la place des Victoires à Paris), justifiant cet alignement consacré de façades homogènes qu’on connaît aux places royales (ill. 3), la « mise à jour » de la ville que la place royale sous-tendait était d’abord le fait d’un idéal conceptuel. C’est un tel principe « d’urbanité » qui inspira Samuel de Champlain à son arrivée, non pas à Québec, mais à Montréal, en 1611 :
Aussitôt, je fus dans un méchant canot avec le sauvage que j’avais mené en France, et un de nos gens. Après avoir visité d’un côté et d’autre, tant dans les bois que le long du rivage, pour trouver un lieu propre pour la situation d’une habitation et y préparer une place pour bâtir je fis quelque huit lieues par terre, côtoyant le grand Sault par des bois qui sont assez clairs et fus jusques à un lac où notre sauvage me mena ; où je considérai fort particulièrement le pays ; mais en tout ce que je vis, je ne trouvai pas de lieu plus propre qu’un petit endroit, qui est jusques où les barques et chaloupes peuvent monter aisément ; néanmoins avec un grand vent, ou à la cirque, à cause du grand courant d’eau : car plus haut que ledit lieu (qu’avons nommé place Royale) à une lieue du mont Royal, y a une quantité de petits rochers et basses qui sont fort dangereuses... […] Ayant donc reconnu fort particulièrement, et trouvé ce lieu un des plus beaux qui fut en cette rivière, je fis aussitôt couper et défricher le bois de ladite place Royale pour la rendre unie et prête à y bâtir.
Devant la forêt, pressé d’établir une ville, Champlain annonçait la création d’une « place royale » ; cette création, fût-elle imaginaire, devait, pour lui, fonder la ville. C’était donc d’abord pour cette place royale qu’il déclarait avoir entrepris de défricher[14].
La place royale apparaît ainsi comme un noyau de la ville idéale qui, sous Louis XIV, devint le fait d’une codification lourde et détaillée[15] ; on élabora en effet quantité de critères auxquels la place devait satisfaire pour effectivement convertir la représentation du roi dans l’espace urbain, à l’intérieur d’un protocole administratif strict qui prévoyait l’affirmation du roi mais qui, aussi, édictait la convenance de la place, ce qu’elle devait ou ne devait pas contenir et les formes qu’on devait ou ne devait pas y trouver — un marché ou une église, par exemple — qui par définition auraient compromis soit la fonction de représentation, dans le cas du marché, soit le pouvoir représenté, dans le cas de l’église.
Une place royale à la place du marché
[…] M. de Champigny a apporté en ce pays un buste du Roi en bronze qui fut mis mercredi 6 de ce mois dans la place de notre basse-ville avec le plus d’honneur et de cérémonie qu’il se pût ; il en a fait toute la dépense. Il commence de manière qu’il ne s’enrichira pas ici. Il a bien besoin que vous ayiez la bonté de lui faire continuer tous les ans le fret de ses provisions et hardes[16].
Le 10 novembre 1686, à l’époque même qui voyait naître la place des Victoires, l’idée apparut d’une place royale à Québec. Ce jour-là, le gouverneur Denonville écrivit, dans une lettre au ministre de la Marine (responsable des colonies), que l’intendant Bochart de Champigny était arrivé de France avec un buste, qu’il avait installé à ses frais, quatre jours plus tôt, sur la place du marché de la basse-ville.
La lettre de Denonville ne fait pas mention de place royale ; simplement du buste, sur la place du marché. Mais deux ans plus tard, Jean-Baptiste-Louis Franquelin, qui dessinait pour le roi une carte de l’Amérique septentrionale, y représenta « Québec comme il se voit du côté de l’est » en désignant un lieu « place royalle » avec, dessus, ce qu’il appelait une « effigie du roi » (ill. 4). Pour Franquelin, il y avait buste, donc place : et de façon à prouver que la chose existait vraiment, il plaça son buste bien en évidence, au centre de la percée entre deux maisons — délocalisée par rapport au centre de la place, espace normalement alloué à la statue du roi dans une place destinée à lui faire écrin.
Un buste du roi sur une place de marché était évidemment très peu conforme à la convention qu’on s’appliquait justement à instituer. Cependant, à la même époque, François Michel Le Tellier, marquis de Louvois et ministre de Louis XIV, requérait des intendants qu’ils installassent des statues du roi, particulièrement dans les villes traditionnellement opposées aux volontés de la couronne, dans divers lieux publics, dans de grandes places existantes ou dans des espaces plus ou moins organiques libérés par un écartement de la trame urbaine ; Richard Cleary classe d’ailleurs la « place royale » de Québec, parmi de telles « places » plus ou moins improvisées autour d’une statue, au même titre que celles de Poitiers (1687)[17], de Caen, de Lyon, de Rennes, de Montpellier, de Dijon et de Pau[18], qui accommodèrent avec plus ou moins de succès la fonction de représentation symbolique pendant quelque temps.
Il faut dire que leur titre « place royale » soulevait quelque controverse, notamment parce que ces places, avant d’être symboliques, étaient dévolues, du fait de l’espace qu’elles réservaient dans le tissu urbain, à des fonctions publiques : on y tenait marché ou on y allait à l’église. De surcroît, la codification de la place royale appelait à un fini architectural que n’avaient pas ces places préexistantes, non plus que la place du marché où, à Québec, l’intendant avait installé un buste du roi ; cela explique que certaines de ces places aient été représentées plus souvent qu’à leur tour, afin, comme à Poitiers par exemple, d’engendrer par le papier une figuration du roi plus convenante que celle qu’autorisait la triste réalité (ill. 5, 6).
À Québec, il semble cependant qu’on voulut passer de l’idée à la ville et d’ériger une place royale conforme aux conventions. En 1685, l’ingénieur Villeneuve fit le plan, sur ce qu’il appelait la « place de Québec », d’un « porche » et d’un « passage à porte cochère pour communiquer de la rue Notre-Dame à la place » (ill. 7)[19]. Une figure semblable nous est connue par un autre plan de Villeneuve qui, en 1689, représenta une maison non loin de la place avec un porche en façade, un magazin au rez-de-chaussée et deux étages (ill. 8). Le plan de 1685, qui rendait compte d’un projet entrepris par Claude Baillif, architecte de Québec, aurait « enveloppé » la place de tels « porches[20] », c’est-à-dire d’une arcade comme celle qu’on avait imposée à la place des Vosges au début du siècle ou comme celle que l’on s’efforçait, aussi en 1685, de représenter à la place Vendôme (ill. 9). Comme à Paris, on aurait ainsi retrouvé sur la place de Québec les deux étages du classicisme français, avec, dessous, un étage marchand masqué par des arcades. Ainsi lexicalisé, le projet est limpide : la place de Québec devenait une place royale, et non plus une place de marché.
Dans l’univers idéel du xviie siècle, cette représentation avait une puissance symbolique réelle. D’intention de buste en intention d’arcade, en 1691 et en 1714, deux marchés de construction — dont un concernait des travaux à la maison de Charles Marquis, huissier royal qui, partant, pouvait maîtriser la convention — évoquèrent des travaux, non plus à la « place du marché », mais à la « place royale ».
Mais comme dans le cas des places françaises où la campagne du marquis de Louvois avait imposé un buste, la « place royalle » de Québec ne fit pas l’unanimité. Déjà, en 1692, l’ingénieur Villeneuve lui-même avait désigné l’endroit « place où Monsieur de Champigny, intendant du pays, a fait poser en 1686 l’effigie de sa majesté » (ill. 10) ; plutôt que consigner une indication géographique, Villeneuve dénonçait une incongruité. Il n’était pas seul ; à peine le buste avait-il été posé que des protestations fusaient de toutes parts quant aux « problèmes » qu’il causait, notamment parce que, comme on l’écrivait, il « encombrait » la place. Elle-même était l’objet d’intentions conflictuelles avant que le buste y apparût : le plan de 1685 de l’ingénieur Villeneuve était d’ailleurs probablement destiné à accompagner l’ordonnance que l’intendant de Meulles, prédécesseur de Bochart, avait rendue le 8 juin de cette année ; trente-sept habitants de Québec, parmi lesquels le marchand François Hazeur (dont la maison était exclue de l’éventuelle place par le projet de Baillif) s’étaient en effet opposés au projet de construction de la place, pour être finalement mis à l’amende[21].
L’avis de l’intendant sur la requête et, surtout, la sédition qu’il en inféra, de même que l’argument des signataires voulant que la « place publique à la basse ville sera et demeurera en son entier au public » sont éloquents de la lutte en cause, entre une représentation du pouvoir dûment constituée (une place royale) et un espace public dévolu librement à des pratiques fonctionnelles (une place du marché). Ce qu’il arriva ensuite du projet de Baillif est incertain, quoique sous la « place royale » ainsi proclamée en 1686, des voûtes[22], quant à elles en pierre alors que l’essentiel du bâti « de surface » était encore en bois, fussent construites à l’avant de l’alignement existant — qui sait, pour soutenir une future arcade ?
Toutefois, ni l’avancée du projet de place ni l’amende imposée à ses opposants ne suffirent à taire les protestations contre l’idée de ville, fût-elle royale, que les intendants de Meulles et Bochart semblaient vouloir surimposer aux usages. Peut-être moins soutenu dans ses velléités de représentation après la mort du marquis de Louvois, en 1691, et le désaveu de Louis XIV à l’égard des importants déploiements de certaines places royales[23], Bochart de Champigny dut, après 1700, plaider à plusieurs reprises en faveur du buste du roi, puisque « la place de la basse ville avoit été rendue presqu’inutile au public et à l’usage des charois par l’espace qui étoit ocupé du buste du Roy et de son enceinte[24] ». L’intendant, qui évitait lui-même de nommer la « place royale » — bien qu’il arguât par ailleurs qu’elle s’appelait ainsi depuis qu’il avait posé le buste — proposa de déplacer le buste pour le poser sur la façade de la maison du bourgeois et marchand François Hazeur, dans la niche qu’il y avait, annonça-t-il, fait construire à ses frais (ill. 11)[25]. Ce qui, évidemment, déplut tant au ministre qu’au gouverneur de Callière : « je suis persuadé, écrivit le gouverneur, que quand vous saurez les choses comme elles sont, vous jugerez qu’il est plus à propos de placer [le buste] dans un lieu convenable [...]. Mettre sur la porte de la maison d’un marchand[26] », aux yeux du gouverneur, paraissait plus que tout impropre à l’idée d’une place royale, c’est-à-dire d’une place aménagée pour servir de repoussoir à la figure du roi. Pendant que tergiversaient les uns et les autres, Bochart déposa le buste et le logea, à ses côtés, dans « une chambre » du palais de l’intendant. En dépit de la requête faite en 1702 par le ministre au gouverneur, à l’effet de « remettre [le buste] dans la grande place » cependant que « comme cela pourrait faire quelque peine à M. de Champigny, je crois qu’il est bon que vous attendiez qu’il soit party », le buste du roi semble avoir, le plus probablement, brûlé dans l’incendie du palais, en 1713[27]. C’eût été assez heureux ; Louis XIV, mort en 1715, aurait dû être remplacé par Louis XV...
En arrière-plan du débat et du choix de Bochart de Champigny, il faut aussi comprendre que le buste du roi, en plus « d’encombrer » la place en nuisant au va-et-vient commercial, était installé dans un cadre inconvenant. Aux côtés du marché qui préexistait sur la place, l’Église y manifestait aussi des velléités, et ce, particulièrement depuis que Bochart de Champigny y avait fait installer le buste royal. En 1683, d’abord, l’évêque de Québec avait obtenu la concession d’un terrain qui longeait une rue adjacente à la place, avec façade sur la rue Notre-Dame (ill. 12) ; c’est sur ce terrain que l’ingénieur Villeneuve représenta, en 1685, « l’église qu’on propose de bastir en l’année 1686 ». Mais voilà qu’un an après la date annoncée du chantier, c’est-à-dire, aussi, un an après l’inauguration de la « place royale[28] », l’évêque changea apparemment d’idée, puisque les marguilliers de Notre-Dame acquirent un terrain sur la place, à l’angle de la rue Notre-Dame « pour servir à la bâtisse de la chapelle [...] de laquelle chapelle le portail doit être posé sur le dit emplacement[29] ». Contre toute attente, le projet d’église fut alors « retourné », pour que son chevet ne donnât plus à l’est, comme cela eût été normal, mais pour que son portail s’ouvrît au nord... sur la place royale.
Tous ne l’entendaient pas ainsi, cependant ; intervint en effet Charles Marquis, huissier royal qui situait sa maison « à la place royale », pour prétendre que le projet d’église, qu’on mettait en chantier en 1687, empiétait sur les dix pieds de droits de vue que lui conférait le terrain qu’il possédait à cet endroit. La loyauté et les efforts du huissier royal furent vains, toutefois, jusqu’à sa mort, quand il dut signer son testament « dans la haute chambre de sa maison qui a vue devant la porte de l’église de la Basse-Ville...[30] ».
De l’Église et de l’État, c’est donc l’Église qui gagna. Et par-dessus tout, cette église, qui avait d’abord été dédiée à l’Enfant-Jésus, prit en 1690 le nom de « Notre-Dame-de-la-Victoire », peut-être, comme l’histoire le dit, en souvenir de la déroute de l’amiral Phipps qui avait assiégé Québec cette année-là, quoique le nom rappelle aussi celui de la place que Louis XIV venait d’inaugurer à Paris. La place de Québec, à partir de ce moment, prit quant à elle le nom de l’église, « Notre-Dame ». Puis on démolit la maison du huissier Marquis et, certes non sans difficulté, on agrandit et compléta l’église (en 1723). Après 1714 bref, sans buste et avec une église, il ne fut plus question de place royale à Québec, et ce qu’on appela dès lors le « carrefour de la rue Notre-Dame », à côté, parut dans l’idée comme dans le réel être un lieu-dit beaucoup plus important.
Un buste et une nouvelle « Place-Royale » : le xxe siècle
[...] Allencontre de Jean Gauthier dit La Rouche Taillandier en cette ville, accuzé d’avoir tiré un coup de fusil dont led. Henry Petit auroit esté blessé Et est ensuite deceddé. Sentence du dit Lieutenant General du dix huit decembre dernier, par laquelle led. Gaultier est déclaré deuëment atteint et convaincu d’avoir le jour que le buste de sa majesté fut Eslevé a la basse ville de Quebec a la place publique, tiré le coup de fusil dont led. deffunt fut blessé à mort[31].
Deux siècles plus tard, à la veille du xxe, c’est toujours dans l’univers idéel que cette ville de Québec avec une place royale ressurgit. En 1890, l’historien Pierre-Georges Roy apprenait avec stupeur l’existence d’un buste de Louis XIV à Québec[32]. Tout à fait par hasard, en dépouillant les archives du Conseil souverain, il découvrit la célébration organisée par Bochart de Champigny lors de l’inauguration du buste, célébration au cours de laquelle un individu aurait, dans sa joie, assassiné un autre fêtard d’un « coup de fusil » — ce qui légua à l’archiviste le document qui ressuscitait la place, puisque le jugement que dévoila Pierre-Georges Roy mentionnait « le jour que le buste de sa Majesté fut élevé à la basse ville de Québec à la place publique ». Dans la foulée d’une série de déduction auxquelles il conclut qu’il se serait agi d’un buste de Louis XIV, Pierre-Georges Roy, pendant que le nouveau Québec de la Confédération entreprenait de définir son histoire nationale, s’inquiéta de l’épisode et lança un appel à qui trouverait bien cette « place publique » qu’évoquait le jugement. Philéas Gagnon[33], qui lui répondit, puisa alors au cartouche de Franquelin et à la mention qui y était faite de « l’effigie du roi » et situa le buste, comme il l’écrivit, « sur le terrain en face de la petite église de la basse-ville ». Pierre-Georges Roy répondit à son tour, vingt-cinq ans plus tard, dans le Bulletin des recherches historiques[34] : il conclut alors en exposant, non pas que le buste avait disparu lors de l’attaque de Phipps de 1690 — c’est ce qu’assumait Philéas Gagnon — mais plutôt que Bochart de Champigny était reparti en France en 1702 avec son buste, offusqué par l’incapacité de la colonie de mener à bien la réalisation de la place.
Tout s’est passé comme si Pierre-Georges Roy, devant l’absence de traces de la Nouvelle-France, constatait là que la Nouvelle-France dont il voulait pour origine n’avait tout simplement pas été capable de se réaliser « spontanément ». De là à la « compléter », un peu comme Viollet-le-Duc avait fait avec le Moyen-Âge, il n’y avait maintenant qu’un pas.
Cinq ans après ce dernier article de Pierre-Georges Roy, Louis-Alexandre Taschereau fut élu à la tête du gouvernement provincial. S’ensuivirent « Commission d’embellissement de la capitale » (Québec) et campagne de francisation, avec des institutions et des lois calquées sur le modèle français, dont la loi sur les Monuments historiques qu’on adopta en 1922 et qui, d’ailleurs, consacra en premier l’église Notre-Dame-des-Victoires[35]. La francisation adopta ensuite les toponymes, puisque la municipalité emboîta le pas, en apposant ça et là des noms inspirés de l’histoire de la Nouvelle-France.
En 1928, à la demande du Québec, le gouvernement français donna un nouveau buste de Louis XIV, reproduit d’après celui du Bernin, puisqu’on présumait dorénavant, toujours d’après l’image de Franquelin, que celui-ci était celui-là ; non sans quelques péripéties, on remplaça en 1931 la fontaine de la place par ce nouveau buste (ill. 13). Enfin, le 28 mai 1937, la place, qui jusque-là était représentée plutôt comme une place de marché et à laquelle on se référait par le nom de l’église ou « place de la basse-ville », comme l’écrivait Pierre-Georges Roy, prit officiellement (et à nouveau) le nom de « place royale » ; l’hôtel qui s’y trouvait se métamorphosa en « hôtel Louis XIV », ce qui ne manqua pas de recevoir l’approbation enthousiaste de la Société d’histoire. Mais pour être « vraie », il manquait encore à la place royale d’avoir été un chantier de rénovation urbaine, ce qu’elle devint finalement, par un curieux retour de l’histoire : à partir de 1960, on entreprit, comme on le dit, de la « restaurer ».
Des villes idéelles à la ville de pierre
Il faut dire que le xxe siècle fut une période de prédilection pour les places royales. À l’époque où on entreprenait de s’intéresser à l’histoire des villes, tout le kunstwollen qu’on avait investi au xviie siècle dans les places royales méritèrent à celles-ci une place tout à part dans les histoires classiques de l’architecture et de l’urbanisme. Pierre Lavedan écrivit une série d’articles sur les places royales françaises[36] ; son « histoire de l’urbanisme », le classique du genre, considéra la place royale comme l’élément définitoire de la ville européenne du xviie et du xviiie, essentiellement abordée par la conception de telles places[37].
Pierre Lavedan publiait ses travaux dans les années 1950 et 1960. De l’autre côté de l’Atlantique, au Québec, dans la deuxième moitié du xxe siècle, il fallait compter avec les effets d’un enseignement de l’urbanisme qui, pour les Canadiens francophones, était dominé par la littérature française ; ainsi, tout en étant au fait du Urban Renewal à l’américaine[38] et des reconstitutions historiques contemporaines, les Québécois découvrirent en même temps les places royales, comme témoins d’un urbanisme « à la française », et la vaste opération de rénovation urbaine que, sous prétexte d’histoire, on imposait à l’époque au quartier du Marais. Ce fut d’ailleurs très exactement à cette enseigne qu’en 1956, en réponse notamment au délabrement d’un quartier jugé insalubre et voué à la démolition, on « restaura » un premier bâtiment dans le secteur de Place-Royale : l’ancienne maison de Jean-Baptiste Chevalier qui, du coup, devint « Hôtel Jean-Baptiste Chevalier » en prenant la forme d’un hôtel particulier comme ceux que l’on restaurait alors à Paris (ill. 14).
Puis, en 1960, l’architecte André Robitaille — qui avait étudié sous Lavedan à l’Institut d’urbanisme de Paris pendant que Lavedan écrivait sur les places royales — signa le concept de ce que pouvait devenir la « Place-Royale » de Québec — c’est ainsi qu’il désigne toujours le lieu (ill. 15)[39]. Le projet visait à restituer l’ensemble dans un état présumé de la Nouvelle-France, qu’on documentait grâce à un plan relief du début du xixe, la « maquette Duberger ». La nouvelle intention de ville tombait à point : depuis la fin des années 1950, le gouvernement du Canada, en vue de commémorer le centenaire de la Confédération, entretenait l’intention de restaurer le Vieux-Québec comme « berceau du Canada » — ce qui était bien entendu perçu par les Québécois comme une récupération fédérale[40]. Le concept de Robitaille donnait un sens à ce que le Québec intervienne dans la basse-ville, à la « place royale », et pas ailleurs, puisque, dans l’idée à tout le moins, il donnait au Québec un berceau « bien à lui ».
On « déménagea » donc — en quelque sorte — le berceau de la Nouvelle-France de l’île d’Orléans, où il était depuis les années 1920, jusqu’en ville, ce qui correspondait mieux à la représentation « moderne » que l’appareil d’État de la Révolution tranquille voulait de lui-même[41]. Puis, autour du buste royal plus ou moins « revenu », Place-Royale devint « française », définie par ses façades, et non plus par son centre comme le sont normalement les places en Amérique du Nord. Les bâtiments, qui dorénavant dataient du Régime français — l’hôtel Louis XIV, par exemple — firent l’objet d’une série d’interventions restitutives qui revêtirent la place d’un rideau homogène, empreint, cependant, d’une facture vaguement rustique qui conciliait le goût de l’époque — le pittoresque de l’île d’Orléans — et le motif urbain du nouveau berceau. Après s’être trouvée intégrée à l’arrondissement historique du Vieux-Québec, classé en 1963[42], cette place royale, berceau de l’Amérique française, consacrait dorénavant ainsi l’urbanité de la ville[43]. Un peu comme l’intention de place royale qu’avait eue Champlain à Montréal ou comme les places royales de Louis XIV avaient signé l’urbanité de Paris.
C’est cette intention de ville française, comme elle fut configurée dans les années 1960, qui fait aujourd’hui problème ; le paradoxe n’est peut-être pas tant dans le fait de vouloir protéger un ensemble somme toute relativement neuf, mais plutôt dans le conflit latent entre plusieurs intentions de villes auxquelles on pourrait se référer. Entre une « place royale » régalienne et française, comme la désignation du lieu tendrait à l’inférer, ou une pittoresque place publique, comme une de celles auxquelles, au xviie siècle, on avait imposé une statue du roi (ill. 16). Et peut-être, aussi encore, entre une place royale et une place de marché, simplement. Idéelles ou réelles, les péripéties de Place-Royale, du xviie au xxe siècle, mettent en lumière autant d’assises historiques que de projets conflictuels auxquels pourrait prétendre une nouvelle valorisation du lieu ; compte tenu de la densité sémantique que l’un et l’autre des pôles de cette histoire conférèrent aux places royales, le nombre des intentions qui se rencontrèrent à Québec justifie, à tout le moins, la circonspection qui anime les intervenants d’aujourd’hui. Cependant, il ne fait pas de doute que Place-Royale — qui aurait tout aussi bien pu être « restaurée » avec des porches et des arcades, selon l’image qu’on en avait au xviie siècle, n’eût été des goûts de ses idéateurs des années 1960 — est devenue, au xxe siècle plus que jamais, un « récit de fondation » de Québec comme celui qu’aurait pu matérialiser la réalisation d’une place royale au xviie siècle[44]. Et c’est peut-être davantage sur cette idée de ville du vingtième, que sur celle des Champlain ou Louvois, qu’il reste encore à s’entendre...
Parties annexes
Notes
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[1]
Les auteurs tiennent à remercier le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et le Fonds pour la formation des chercheurs et l’aide à la recherche, aujourd’hui Fonds québécois de recherche sur la société et la culture, pour leur appui constant à nos travaux. Les deux auteurs sont membres du Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions.
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[2]
Après une bonne trentaine d’ouvrages, pour un grand nombre issus de rapports de recherches archéologiques, publiés depuis 1970, quelques travaux ont jeté un regard sur « l’état » de la place aujourd’hui ; on peut citer, à titre d’exemple, François Marcotte, La Place Royale, un exemple de place urbaine muséifiée, thèse de baccalauréat, Université Laval, 1998. Puis, tout récemment : Renée Côté, Place-Royale : quatre siècles d’histoire (Québec, Musée de la civilisation, 2000) (qu’il conviendrait de mettre en perspective avec La Place royale : deux siècles et demi d’histoire, publié en 1981 par François Duranleau) ; ainsi que, en lien direct avec le débat annoncé ici : Commission de biens culturels du Québec, Réflexion. Place Royale. Quelques choix d’interventions (Québec, document no 4, printemps 1996) ; Sodec, Place-Royale. Lieu de vie et d’histoire. Plan de développement de Place-Royale (Québec, Sodec, 4 octobre 2000) ; Hélène Thibault, Expertise architecturale sur les façades commerciales de Place-Royale (Québec, Sodec, 15 août 2001) ; et enfin, Luc Noppen et Lucie K. Morisset, Expertise sur la valorisation architecturale de la fonction commerciale (Société de développement des entreprises culturelles, mars 2002), ainsi que Luc Noppen et Lucie K. Morisset, Au coeur de la ville marchande, Place-Royale. La valorisation architecturale de la fonction commerciale (Société de développement des entreprises culturelles, 2003).
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[3]
Nous adoptons, pour toponyme uniformisé, celui de « Place-Royale » qui désigne le secteur reconnu. Dans l’ensemble du texte, afin d’éviter l’utilisation répétitive du générique « place royale », nous utilisons, dans le cas des places françaises, le toponyme actuel qui permet de les distinguer ; nous espérons faire pardonner cet anachronisme en utilisant néanmoins, dans le cas de légendes d’illustrations d’époque, les titres originels de ces places.
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[4]
Particulièrement, depuis un numéro spécial de Monuments historiques (no 120, mars-avril 1982) paru sur les places royales, et hormis l’ouvrage de Richard Cleary cité plus loin : le catalogue d’exposition du musée Carnavalet, De la place Louis XV à la place de la Concorde (Musées de la ville de Paris, 1982) ; Rochelle Ziskin, The Place Vendôme : Architecture and Social Mobility in Eighteen-Century Paris (New York, Cambridge University Press, 1999) ; « The Place de Nos Conquêtes and the Unravelling of the Myth of Louis XIV, Art Bulletin, 76 (mars 1994) : 147-162 ; Jean Ducros, « La place de Louis XV », dans Michel Gallet et Yves Bottineau, dir., Les Gabriel (Paris, Picard, 1982), 254-277 ; Jean-Paul Avisseau, « La Place Royale de Bordeaux », dans Michel Gallet et Yves Bottineau, dir., Les Gabriel (Paris, Picard, 1982), 104-111 ; Philippe Cachau, « Un projet inédit de place royale et d’hôtel de ville à Marseille par Mansart de Sagonne (1752) », Bulletin monumental, 154,1 (1996) : 39-53 ; Alexandre Gady, Béatrice de Andia et Jean-Pierre Babelon, dir., De la place Royale à la place des Vosges (Paris, Action artistique de la Ville de Paris, 1996).
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[5]
Tout particulièrement les travaux du Groupe de recherche sur les entrées solennelles et, parmi eux, aux publications de Daniel Vaillancourt, Marie-France Wagner et Daniel Vaillancourt, dir., Anthologie des entrées royales dans les villes françaises de province (1615-1660) (Paris, Champion, 2001) ; Daniel Vaillancourt, « La ville des entrées royales : entre transfiguration et défiguration », xviie siècle, 212,3 (2001) : 491-508 ; Daniel Vaillancourt, « Le Paris du discours : de l’urbanité à l’urbanisme», dans Lucie K. Morisset, Luc Noppen et Denis Saint-Jacques, dir., Ville imaginaire/Ville identitaire (Québec, Nota Bene, 1999), 187-206 et Daniel Vaillancourt, « Paris, livre ouvert », Protée, 22,1 (hiver 1994) : 31-39, ainsi qu’à mes propres travaux sur Ludovica et sur la sémiogenèse du quartier Saint-Roch, Lucie K. Morisset, La mémoire du paysage (Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2001) ; Lucie K. Morisset, « Créer l’identité par l’image. Sémiogenèse de la ville basse de Québec », dans Lucie K. Morisset, Luc Noppen et Denis Saint-Jacques, dir., Ville imaginaire/Ville identitaire. Échos de Québec (Québec, Nota Bene, 1999), 119-140. Voir aussi, surtout sur le thème de la représentation urbaine et architecturale des xvie, xviie et xviiie siècles, Marc Grignon, « Comment s’est faite l’image d’une ville : Québec du 17e au 19e siècle », dans Lucie K. Morisset, Luc Noppen et Denis Saint-Jacques, dir., Ville imaginaire/Ville identitaire (Québec, Nota Bene, 1999), 99-118, ainsi que Grignon et Juliana Maxim, « Convenance, Caractère and the Public Sphere », Journal of Architectural Education, 49,1 (septembre 1995) : 29-37.
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[6]
Richard Cleary, The Place Royale and Urban Design in the Ancien Regime (Cambridge, Cambridge University Press, 1999), 11.
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[7]
Ibid., 4.
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[8]
À cet égard, lire, entre autres, une étude du rapport entre la définition du haut lieu et la fréquentation touristique dans Martine Geronimi, « Imaginaires français en Amérique du Nord : géographie comparative des paysages patrimoniaux et touristiques du Vieux-Québec et du Vieux Carré à la Nouvelle Orléans », thèse de doctorat, Université Laval, 2001 et id., « Le Vieux-Québec au passé indéfini : entre patrimoine et tourisme », thèse de maîtrise, Université Laval, 1996. Le lecteur intéressé par la constitution du « haut lieu » dans la seconde moitié du xxe siècle pourra aussi se référer à Luc Noppen et Lucie K. Morisset, De roc et de pierres : la capitale en architecture (Québec, Multimondes, 1998) ; Jean-Marie Lebel et Alain Roy, Québec, 1900-2000 : le siècle d’une capitale (Québec, Multimondes, 2000) ; ainsi que, bien sûr, à Isabelle Faure, « La conservation et la restauration du patrimoine bâti au Québec. Étude des fondements culturels et idéologiques à travers l’exemple du projet de Place Royale », thèse de doctorat, Université de Paris VIII, 1995 et aux articles publiés par cette auteure, notamment : « Critique du projet de Place Royale à travers les valeurs investies dans sa politique de conservation », Urban History Review, 25 (octobre 1996) : 43-55 et « La reconstruction de la Place-Royale à Québec », Cahiers de géographie du Québec, 36,98 (1992) : 321-336.
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[9]
Nous avons posé antérieurement cette hypothèse quant à la ville, dont la forme est invoquée depuis plus de deux mille ans pour représenter quelque idéal humain ; pour paraphraser Greimas (1979), dont la géographie structurale a retenu l’enseignement, la ville pourrait être comprise comme une « composante phonologique » qui signifierait l’idée formulée par une structure idéologique profonde. C’est à partir de ce modèle d’approche que nous avons élaboré que nous avons ici l’intention d’explorer la succession des imaginaires qui s’exprimèrent à Place-Royale. Voir Lucie K. Morisset, « Entre la ville imaginaire et la ville identitaire : de la représentation à l’espace », dans Lucie K. Morisset, Luc Noppen et Denis Saint-Jacques, dir., Ville imaginaire/Ville identitaire (Québec, Nota Bene, 1999), 5-36.
-
[10]
Lire notamment à ce sujet Éric Hazan, L’invention de Paris. Il n’y a pas de pas perdus (Paris, Seuil, 2002).
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[11]
Daniel Vaillancourt a exploré, dans le cas du Paris du xviie siècle, les rapports entre l’avènement de l’urbanisme et l’urbanité tels qu’ils se sont manifestés, entre autres, dans les cas de l’alignement des façades et du trottoir, Daniel Vaillancourt, « Le Paris du discours : de l’urbanité à l’urbanisme », dans Lucie K. Morisset, Luc Noppen et Denis Saint-Jacques, dir., Ville imaginaire/Ville identitaire (Québec, Nota Bene, 1999), 187-206. Pareillement, bien que les murs de Paris aient été remplacés par des boulevards sous Louis XIII, « au fait de l’absolutisme », écrit Vaillancourt, puisqu’il « n’y a plus de nécessité à mettre Paris sur la carte », 193, on pourrait invoquer la fortification qui acquiert un semblable rôle de représentation de la ville dès lors que, dans la foulée de la révocation de l’édit de Nantes (1693), Louis XIV entreprit de fortifier les frontières du territoire plutôt que chacune des villes en elles-mêmes ; c’est dans cet esprit qu’à Québec, peu avant que l’on imagine bâtir une place royale, le gouverneur Frontenac, fort préoccupé du statut de la ville, s’empresse d’y commander pour fortification un simple mur, symbole bien plus que défense, lire à ce sujet Luc Noppen et Lucie K. Morisset, Québec de roc et de pierres : la capitale en architecture (Sainte-Foy, Multimondes, 1998), 150 p.
-
[12]
Le « Paris vaut bien une messe » d’Henri IV en est éloquent, surtout suivi, comme il le fut, de gestes « urbanistiques » telles, justement, la création des places Dauphine (du titre du dauphin, Louis XIII) et des Vosges (à l’époque dite « royale »).
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[13]
À ce chapitre, on ne peut évidemment passer sous silence le classique de Norbert Elias, La société de cour [1969] (Paris, Flammarion, 1985) ; voir aussi, entre autres, Daniel Vaillancourt, « Le Paris du discours : de l’urbanité à l’urbanisme », dans Lucie K. Morisset, Luc Noppen et Denis Saint-Jacques, dir., Ville imaginaire/Ville identitaire (Québec, Nota Bene, 1999), 187-206.
-
[14]
Samuel de Champlain, Les voyages de la Nouvelle-France occidentale, dicte Canada, faits par le Sr de Champlain Xaintongeois [1632] (Montréal, Éditions du Jour, 1973), 167-172. Il n’est pas inintéressant de relever l’importance historiographique accordée à ce « récit de fondation », que ce soit dans Thérèse Girouard, « La place royale », Cahier de la Société historique de Montréal, 2,2-3 (mars-juin 1983) : 123-124 ; E.-Z. Massicotte, Faits curieux de l’histoire de Montréal (Montréal, Librairie Beauchemin, 1924), 129-130 ; « Images de Ville-Marie », Cahiers de l’Académie canadienne-française, 8 (1964) : 172-203 ; jusqu’à Luc Noppen, Place Royale, Montréal. Synthèse de l’histoire de la forme urbaine, rapport préparé pour le Service des parcs, jardins et espaces verts de la Ville de Montréal, janvier 1999.
-
[15]
Pour plus de précisions en ce qui concerne la codification des places royales, on peut lire Richard Cleary, op. cit. ; de façon générale, en ce qui concerne la codification de « l’urbanité » dans la ville de l’Ancien Régime, le lecteur intéressé peut se référer à Élias, La société de cour [1969] (Paris, Flammarion, 1985).
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[16]
Denonville au ministre, 10 novembre 1686, ANC, correspondance générale, vol. 8.
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[17]
Richard L. Cleary, op. cit., 17 et 245-247.
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[18]
Nous serions tentés d’inclure parmi ces places celle de Pont-Aven, logée dans un écartement de la trame urbaine, mais que nous n’avons à ce jour, malgré nos recherches, pu documenter plus avant que par la découverte du lieu et de son toponyme, aujourd’hui.
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[19]
Le plan comporte la mention « Ce qui barré de jaune est la place ou le Sr Renault architecte prétend bastir la façade du porche de neuf pieds de profondeur. Et son passage à porte cochère pour communiquer de la rue Notre-Dame à la place. Ce qui barré de rouge pasle sont les endroits ou il faudra bastir, marqués […] ». Québec, Plan de la « Place de Québec » par Robert Villeneuve, 1685. Achives nationales du Canada, Ottawa.
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[20]
Il n’est pas impossible que la « rue du Porche », qui va des quais jusqu’à la rue Notre-Dame, auprès de Place-Royale, tienne son nom de ce fait, quoique certains aient observé son inscription sur une carte de 1660.
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[21]
Leur requête, à laquelle l’intendant prêta d’ailleurs un caractère séditieux, ne leur valut finalement que vingt livres d’amende chacun, « applicable à l’embelissement et utilité de ladite basse ville ». Ordonnance de M. de Meilles sur la requête de certains habitants de Québec qui s’opposent à la construction que le sieur Bailly fait sur une place publique de Québec, Québec, 8 juin 1685. Archives nationales du Canada, collection Moreau Saint-Méry, vol. 4 F., 315.
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[22]
Celles de la maison Fornel.
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[23]
Désaveu dévoilé par une correspondance de madame de Maintenon, en 1698, rapportée par Richard Cleary, op. cit., 18.
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[24]
Bochart de Champigny au ministre, cité dans Pierre-Georges Roy, « Un buste de Louis XV à Québec », Bulletin des recherches historiques, XXI (1915) : 359.
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[25]
Bien que Bochart de Champigny annonce la chose faite dans sa lettre au ministre du 15 octobre 1700 — et que justement le ministre, agréant la chose faite, réponde que « il n’y a qu’a le laisser ou il est », le gouverneur signale au ministre, en 1701, que « cela n’est point ainsi, n’étant encore placé en aucun endroit ».
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[26]
De Callière au ministre, Pierre-Georges Roy, « Un buste de Louis XV à Québec », Bulletin des recherches historiques, XXI (1915) : 361.
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[27]
Ce sera à tout le moins l’hypothèse de Pierre-Georges Roy. Quant aux déplacements possibles et réels du buste, il existe une abondante correspondance entre Bochart de Champigny, le gouverneur de Callière et le ministre, de 1700 à 1702, dans laquelle Bochart, après avoir demandé au ministre son avis quant au déplacement qu’il aurait fait (de la place à la maison Hazeur), avoue ensuite n’avoir rien fait de tel, pour ensuite annoncer qu’il a installé le buste au palais de l’intendant ; se croisent à ces lettres celles du gouverneur qui, démentant l’argument de Bochart au sujet des protestations relatives à « l’encombrement » de la place par le buste, demande au ministre d’intervenir afin que le buste soit, comme il se doit, installé sur la place. Voir cette correspondance, en partie retranscrite par Pierre-Georges Roy, op. cit., 359.
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[28]
Cela, après que l’évêque eut obtenu en 1685 la concession voisine (seconde moitié de l’emplacement du Vieux Magasin), c’est-à-dire entre la concession originelle, au coin de la rue Sous-le-Fort, et les terrains de Marquis et Dumont, sur la place, afin, semble-t-il, de construire une chapelle plus vaste. Lire à ce sujet, ainsi que sur l’histoire de l’église et de ses projets, Luc Noppen, Notre-Dame-des-Victoires à la place royale de Québec (Québec, ministère des Affaires culturelles, 1974), 118 p.
-
[29]
23 décembre 1687, cité dans Luc Noppen, Notre-Dame-des-Victoires à la place royale de Québec (Québec, ministère des Affaires culturelles, 1974), 82.
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[30]
Greffe notaire Louis Chamballon, 2 juillet 1695, cité dans Luc Noppen, Notre-Dame-des-Victoires à la place royale de Québec (Québec, Ministère des Affaires culturelles, 1974), 82.
-
[31]
Extrait du procès-verbal de l’assemblée du conseil souverain du 26 février 1687, cité dans Pierre-Georges Roy, « Une statue de Louis XIV à Québec en 1687 », Le Glaneur, I (1890) : 33-34.
-
[32]
Pierre-Georges Roy, ibid., 33-34.
-
[33]
Philéas Gagnon, « Buste en bronze de Louis XIV élevé à Québec en 1686 », Le Glaneur, I (1890) : 87-102.
-
[34]
Pierre-Georges Roy, « Un buste... », op. cit., 358-362.
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[35]
Voir à ce sujet Luc Noppen et Lucie K. Morisset, Quebec de roc et de pierres. La capitale en architecture (Sainte-Foy, Multimondes, 1998), 103-120 et « À la recherche d’identités : usages et fonctions du passé dans l’architecture au Québec », dans Luc Noppen, dir., Architecture, forme urbaine et identité collective (Sainte-Foy/Sillery, Université Laval (CÉLAT)/Éditions du Septentrion, 1995), 103-133.
-
[36]
Pierre Lavedan, « La place royale de Nancy et son influence », La Vie Urbaine (1952) : 250-262 ; Lavedan, « Le IIe centenaire de la Place de la Concorde », La Vie Urbaine (1956) : 161-176 ; Lavedan, « Places Louis XVIe », La vie urbaine (janvier-mars 1958) : 1-30 ; J. Hugueney et P. Lavedan, « Formes et urbanisme : places publiques », La vie urbaine, 2 (1967) : 81-101. Hautecoeur fera de même, quelques années plus tard : Louis Hautecoeur, « Les places en France au 18e siècle », Gazette des Beaux-Arts, 85 (mars 1975) : 89-116. D’influence possible sur l’intérêt qui se manifesterait à Québec, aussi : Jörg Garms, « Projects for the Pont Neuf and Place Dauphine in the First Half of the Eighteen Century », Journal of the Society of Architectural Historians, 26 (1967) : 102-113, ainsi que Solange Granet, « La Place Louis XV, Recueil de différents projets et plans proposés pour la construction d’une place publique destinée à la statue équestre du roi », La vie urbaine (juillet-septembre 1962) : 161-218 ; Granet, « Images de Paris : la place de la Concorde », numéro spécial de La Revue géographique et Industrielle de France, 26 (1963).
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[37]
Pierre Lavedan, Histoire de l’urbanisme, 2 : Renaissance et temps modernes (Paris, Laurens, 1959).
-
[38]
Au sujet des effets d’un tel Urban Renewal à Québec, le lecteur pourra, entre autres, se référer à Lucie K. Morisset, La mémoire du paysage. Histoire de la forme urbaine d’un centre-ville : Saint-Roch, Québec (Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2001).
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[39]
Luc Noppen, Madeleine Gobeil-Trudeau et André Cloutier, L’avenir de Place Royale (Québec, Université Laval, 1978) ; La restauration à la Place Royale de Québec : une étude sur les concepts et sur la nature des interventions ; le choix d’un concept actualisé : une proposition (Québec, Université Laval, 1978).
-
[40]
Voir à ce sujet Luc Noppen et Lucie K. Morisset, « John Bland et le Vieux-Québec : une page de l’histoire de la conservation architecturale au Canada », ARQ-La revue d’architecture, 97 (avril 1997).
-
[41]
Voir à ce sujet « Voyage au pays de l’identité. De la définition d’un paysage touristique à la création de la spécificité culturelle canadienne-française », Normand Cazelais, Roger Nadeau et Gérard Beaudet, dir., L’espace touristique (Québec, Presses de l’Université du Québec, 1999), 213-236 ; Luc Noppen, « L’île d’Orléans, mythe ou monument ? », Cap-aux-Diamants, 5,1 (1989) : 23-26.
-
[42]
En sus de cette sacralisation, il faut noter que huit bâtiments du secteur de Place-Royale sont classés en vertu de la Loi sur les biens culturels ; hormis l’église Notre-Dame-des-Victoires et l’Hôtel Jean-Baptiste Chevalier, classés en 1929 et 1956, ce sont le presbytère de l’église (classé en 1963), les maisons Fornel, Matte (Dupont-Renaud), Delage (ou des Jésuites) (classées en 1964), la maison Demers (classée en 1966) et la maison Roy (ou Canac dit Marquis) (classée en 1968).
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[43]
Cette question de « l’invention » de Place-Royale dans les années 1960 déborde du cadre d’analyse de cet article ; à ce sujet, voir, parmi ou en sus d’autres références que nous avons mentionnées, Luc Noppen, « De la recomposition à l’interprétation de l’espace public. Place Royale, Québec ou l’appréhension d’un lieu historique comme monument identitaire du xxe siècle », dans Jean-Pierre Augustin et Claude Sorbets, dir., Aperçus sur l’aménagement de places et parcs au Québec (Bordeaux, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 2000), 89-104 ; Noppen, « Place-Royale, chantier de construction d’une identité nationale », dans Patrick Dieudonné, dir., Villes reconstruites : du dessin au destin (Paris, L’Harmattan, 1994), 2 : 301-306 ; ainsi que Isabelle Faure, « La conservation et la restauration du patrimoine bâti au Québec. Étude des fondements culturels et idéologiques à travers l’exemple du projet de Place Royale », thèse de doctorat, Université de Paris VIII, 1995.
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[44]
Il peut être amusant de remarquer, à cet égard, que le Régime français n’est parvenu à matérialiser aucune des places royales, de Québec ou de Montréal, dont nous avons évoqué les intentions (après la « place Royale » de Champlain, on ne trouve guère à Montréal qu’une « place d’Armes », qui deviendra, entre autres, place du marché et place de la douane, avant de devenir effectivement « place royale » en 1892, à l’occasion — curieusement — du 250e anniversaire de fondation de Ville-Marie). De ce point de vue, la seule « vraie » place royale connue au Québec semble plutôt être ce qu’on appelle (par mauvaise traduction de Royal Square) le « carré royal » de Sorel, lieu systématiquement planifié, en 1780, pour mettre en valeur la figure du roi et agréé comme tel par le prince William Henry, futur Guillaume IV, venu à Sorel en 1787.