Dans un compte rendu des Moeurs des Sauvages américains comparées aux moeurs des premiers temps (1724), paru dans le Journal des Sçavans, le critique a noté que « la matière des moeurs est une matière vaste qui renferme une infinité de choses qui ont peu de rapport ensemble ; ainsi il a été très difficile de les rassembler sous un même point de vue ». Andreas Motsch, dans son Lafitau et l’émergence du discours ethnographique, suggère qu’en effet cette « matière des moeurs » était tellement complexe que Lafitau n’a pas réussi à tout rassembler « sous un même point de vue ». Motsch spécifie que « ce qui rend aujourd’hui la lecture des Moeurs intéressante, ce sont surtout les contradictions du texte, ses failles discursives et les passages descriptifs de la réalité [A]mérindienne » (p. 272). Pour rétablir « la lisibilité de l’oeuvre dans toute sa complexité » (p. 264), Motsch se concentre sur la tension qui existe dans le texte entre deux points de vue : « les contradictions entre la démarche rationaliste et les présupposés irrationnels » (p. 264). Depuis longtemps, les historiens ont remarqué que la « démarche rationaliste » que privilégie Lafitau le qualifie comme un précurseur de l’anthropologie moderne. Motsch montre comment Lafitau a mis en place un cadre épistémologique dans lequel s’insère une perspective fonctionnaliste qui anticipait celle de l’anthropologie moderne. L’auteur examine le texte de Lafitau par rapport à l’espace, le temps, l’agencement (agency), le genre, la monnaie et l’écriture pour démontrer comment ce dernier s’est servi de cette perspective « fonctionnalo-utilitariste ». Il souligne, par exemple, de quelle manière Lafitau a décrit le rapport des Iroquois avec le temps et l’espace selon les termes modernes et occidentaux d’objectivité et d’utilité. Il montre aussi comment Lafitau a examiné les fonctions des femmes dans la production économique et dans l’organisation sociale, ainsi que la fonction de la « porcelaine » (wampum) à la fois comme signe de valeur monétaire et signe graphique d’écriture. À travers ces thèmes, Motsch démontre comment les Moeurs de Lafitau constituent une oeuvre ethnographique moderne avant la lettre. En général toutefois, les historiens qui ont qualifié Lafitau de précurseur l’ont fait non seulement sans décrire proprement sa perspective fonctionnaliste, mais aussi sans prendre conscience du fait, qu’en même temps qu’il se servait des catégories de la « nouvelle science », il reproduisait aussi d’importants « présupposés théologiques ». Dans un article sur « les limites de la religion sauvage », l’anthropologue britannique, Edward B. Tylor (1832-1917), a averti ses collègues « que parfois les voyageurs et les missionnaires lisaient leurs propres idées dans les religions des Sauvages... ». Pour Tylor, ceux qui prétendaient que les Amérindiens avaient des croyances monothéistes ne faisaient que rapporter les croyances des missionnaires qui les avaient instruits. Il poursuit alors en affirmant que les déclarations des ethnographes qui disent avoir aperçu des croyances religieuses ressemblant à celles des Européens ne sont que des « mauvaises attributions aux races barbares de croyances théologiques appartenant en réalité au monde cultivé ». Tandis que Tylor voyait dans les présupposés théologiques de Lafitau la cause de ses « attributions trompées », Motsch renverse la thèse. Il suggère non seulement que des « attributions trompées » de Lafitau sont apparentes sur le plan « fonctionnalo-utilitariste » autant que sur celui théologique, mais aussi qu’en essayant de confondre les critiques de l’Église, les présupposés théologiques de Lafitau l’ont aidé à être plus à l’écoute de l’autre que ceux qui l’ont suivi. Pour ne prendre qu’un exemple, dans sa discussion de « la fonctionnalisation …
MOTSCH, Andreas, Lafitau et l’émergence du discours ethnographique (Sillery, Septentrion, 2001), 300 p.[Notice]
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Matthew Lauzon
Département d’histoire
Université d’Hawaii à Manoa