Corps de l’article
Ce livre fournit une excellente description des événements marquants dans la vie de l’homme « extraordinaire » que fut Ernest Lapointe. L’ouvrage de madame Betcherman commence avec la carrière politique de l’homme d’État (élu en 1904) et la période importante de la Première Guerre mondiale. La carrière de Lapointe débute véritablement lorsque William Lyon Mackenzie King est choisi chef du parti à la convention du Parti libéral de 1919. En reconnaissance de l’aide apportée à King, Lapointe devient ministre de la Pêche en 1921 et ministre de la Justice en 1924, au départ de Lomer Gouin, son rival québécois. L’auteur présente ensuite la période qui s’étend jusqu’à 1926, caractérisée par les divisions au sein du « bloc » québécois, par la question des écoles bilingues et par les grandes conférences de 1926 (impériale), de 1927 (Dominion-Provincial) et de 1929 (Operation of Dominion Legislation). Battu en 1930, le Parti libéral revient au pouvoir en 1935. Les affaires internationales seront alors de première importance dans l’ordre du jour de l’homme politique : la lutte contre Maurice Duplessis sur la réaction contre le communisme international, la crise en Éthiopie en 1935, Munich en 1938, le chemin vers la déclaration de guerre en 1939 ainsi que l’intervention de Lapointe à l’élection québécoise de 1939, la loi sur la mobilisation des ressources et les relations avec le gouvernement de Vichy. Pendant cette dernière période, jusqu’à son décès en 1941, Lapointe a voulu faire entendre la voix du Québec à Ottawa, en plus de communiquer les décisions d’Ottawa aux Québécois.
Malgré sa bonne description des événements et une connaissance approfondie de quelques sujets traités, l’auteure ne semble pas très bien intégrer les résultats des dernières recherches sur cette période de l’histoire canadienne, et son analyse en souffre. Dans les notes de références, les citations du journal de Mackenzie King ne manquent pas, mais on trouve peu de références provenant d’études récentes. Madame Betcherman a intégré diverses interprétations d’ouvrages nouveaux dont le très intéressant Ernest Lapointe and Quebec’s Influence on Canadian Foreign Policy publié en 1999, mais généralement, elle emprunte ses interprétations à des livres plus anciens. Par exemple, citant un livre sur King de 1955, elle affirme que Rodolphe Lemieux a appuyé King en 1919, alors que l’excellente biographie de René Castonguay, publiée en 2000, démontre que Lemieux a plutôt appuyé Fielding.
Parfois, les interprétations désuètes coexistent avec les plus récentes. Prenons pour exemple trois éléments de la relation entre King et Lapointe. D’abord, pourquoi le premier ministre aurait-il écouté Lapointe ? Avec raison, l’auteure note que King n’avait guère le choix que d’écouter cet excellent orateur, la personne à qui le Parti libéral devait son succès au Québec ; si King l’ignorait sur des questions importantes, Lapointe avait aussitôt recours à la menace de démission. Pourtant, en même temps, madame Betcherman affirme que King était convaincu que Lapointe ne démissionnerait pas — ce qui invalide sa première interprétation. D’ailleurs, l’auteure explique, dans le chapitre intitulé « King-maker » (un très bon titre), que Lapointe a choisi King ; mais elle dit vers la fin que King a « trouvé » Lapointe et fut donc un Lapointe-maker. Il est difficile d’affirmer les deux choses simultanément.
Deuxièmement, Lapointe et King ont-ils partagé la même vision du pays ? Dans presque tous les chapitres, Lita-Rose Betcherman mentionne avec raison les divergences d’opinion. Du même souffle, elle affirme que les différences furent très rares entre « les âmes soeurs (soulmates) »..., expression qu’elle utilise une trentaine de fois en décrivant « l’harmonie parfaite » entre les deux hommes. Si les divergences d’opinion avaient été minimes, ou inexistantes, on se demande pourquoi King aurait eu besoin d’un lieutenant québécois, et pourquoi Lapointe fut considéré comme « great ». Aussi, l’hypothèse que Lapointe, sur la question de la participation à la guerre en 1939, aurait accepté que « la minorité avait besoin de s’incliner devant les voeux de la majorité », minimise l’importance du rôle de Lapointe à Ottawa ; il a accepté un pacte de participation avec l’assurance qu’il n’y aurait pas de conscription pour service outre-mer. La grandeur de Lapointe réside dans le fait qu’il a toujours réussi à imposer la voix du groupe qu’il représentait — en dépit des divergences d’opinion constantes avec l’impérialiste King.
Troisièmement, quel groupe exactement Lapointe a-t-il représenté devant King ? Selon le titre, Lapointe représente le Québec. Parfois, il représente le Canada français et parfois il est appelé « le lieutenant français ». L’auteure n’est pas assez claire sur la question du groupe dont Lapointe se fait le porte-parole, et de quelle manière il y arrive. En parlant de l’immigration juive, elle accuse Lapointe d’être un homme « dépourvu d’humanisme », et on se demande encore pourquoi l’auteure le considère « great » et pourquoi un groupe suivait une telle personne. Sur la question de l’entrée en guerre, elle semble dire qu’un discours à la Chambre fut suffisant pour convaincre l’ensemble de son groupe. Mais Lapointe, et le groupe qu’il souhaitait représenter, étaient plus complexes. La question mériterait une analyse plus rigoureuse.
L’influence des livres anglophones des années 1950-1960 est frappante surtout quand Betcherman parle du Québec. Elle répète nombre d’affirmations à l’effet que le Québec produisait les orateurs et le Canada anglais les hommes d’affaires ; que les francophones étaient « agressifs » dans leurs demandes pour le bilinguisme en 1917 et 1926 ; que les tendances « séparatistes » de certains (comme Lionel Groulx, Le Devoir, sous la direction de G. Pelletier, et même quelques membres du Parti libéral en 1937) présentaient un grand danger et qu’il était nécessaire, en 1937, d’empêcher « le séparatiste dangereux », P. Bouchard, d’entrer à la Chambre des communes. Les accusations, selon lesquelles le Québec fut plus fasciste et plus antisémite que le « Canada anglais », sont là aussi. Elle dit même que le directeur de Radio-Canada a appuyé le Vichy de « Henri » (sic) Pétain jusqu’en 1945 ! Sans avoir de preuve que Lapointe fut antisémite, elle en vient toutefois à la conclusion que cela est possible puisqu’il venait « d’un bled au Québec ». En nommant une clause de la loi sur la mobilisation des ressources « la section Québec », elle laisse entendre également que l’opposition à la conscription était exclusive au Québec. Et son vocabulaire n’est pas toujours précis : Canadien français et Québécois deviennent synonymes (comme la Russie et l’Union soviétique ou l’Angleterre et la Grande-Bretagne). Elle affirme également que Lapointe avait l’air d’un nationaliste « québécois » quand il a proposé un drapeau canadien !
Malgré les interprétations problématiques et le vocabulaire imprécis, le livre demeure une lecture intéressante et est fortement recommandé pour le public général. Lapointe reste un personnage fascinant et madame Betcherman a réussi à dénicher tous les points importants de la vie politique de ce géant de notre histoire, en plus d’ajouter beaucoup de détails sur son univers familial. Il y a aussi de belles photos.