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La production cartographique française de l’Amérique du Nord des xviie et xviiie siècles est une activité d’ateliers. Celui de Claude Delisle (1644-1729), situé dans la rue des Canettes, puis celui de Guillaume (1675-1726), fils aîné de Claude, au quai de l’Horloge, font de Paris un centre principal de la fabrication de cartes. Les coordonnées géographiques disponibles et vérifiées ainsi que les données extraites des récits des explorateurs et des voyageurs de l’Amérique du Nord, étalées sur les tables à dessin de l’atelier Delisle, aboutiront, en 1703, sur une carte de l’Amérique septentrionale qui est la meilleure représentation cartographique du territoire québécois du xviiie siècle ; puis, en 1718, elles contribueront à la cartographie d’une vaste Louisiane.
Dans cet ouvrage d’érudition qui enrichit l’histoire de la cartographie française, Nelson-Martin Dawson se demande comment Claude Delisle et ses fils cartographes, plus particulièrement Guillaume, sont parvenus à faire de la cartographie une discipline scientifique qui servira les volontés de domination et de prises de possession des territoires du pouvoir royal. Son propos s’ouvre sur une introduction qui dépeint l’héritage géographique et cartographique de l’Antiquité et de la Renaissance, il s’articule ensuite en deux parties agencées chacune en trois chapitres puis il se ferme sur un complément qui réunit plusieurs annexes, dont des reproductions d’échanges épistolaires entre Guillaume et le lazariste Bobé ainsi qu’une liste des cartes publiées par Guillaume Delisle.
Dans la première partie, l’auteur reconstruit le sévère apprentissage de Guillaume dans l’atelier de Claude et auprès du réputé astronome Jean-Dominique Cassini, directeur de l’Observatoire de Paris. Dawson affirme l’innovation cartographique de l’atelier Delisle à l’aide d’une nouvelle analyse du procès Delisle vs Nolin dans lequel les Delisle accusent l’atelier Nolin du plagiat d’un globe manuscrit. L’auteur montre ensuite comment les Delisle remettent toujours en question l’exactitude des coordonnées géographiques fournies par les mesures de latitude et de longitude, ne retenant que celles dont l’exactitude paraît assurée. Ils participent également à l’accélération du mouvement scientifique de cette période par leurs contributions à une gazette savante : le Journal des Savans, chronique générale de la vie scientifique largement diffusée dans toute l’Europe. Guillaume est admis, en 1702, à l’Académie royale des sciences. Dans le troisième chapitre de cette première partie, l’auteur démontre que le clan Delisle entretient des liens solides avec la Cour et sait les utiliser avec habileté. La géographie n’est–elle pas un savoir stratégique que doit maîtriser le monarque ? Louis XV, féru de géographie, consacre la réussite de Guillaume Delisle en lui conférant, en 1718, le brevet de « premier géographe du Roi ».
La deuxième partie de l’ouvrage traite de l’apport original de Guillaume Delisle à la cartographie. L’auteur y témoigne, aussi en trois chapitres, de l’efficacité de la méthode Delisle à établir une cartographie qui soit scientifique grâce à la confrontation des informations disponibles. Il s’intéresse à la collecte des données auprès des divers informateurs, agents royaux ou savants, qui pratiquent l’échange de cartes. L’atelier Delisle innove avec l’introduction de l’enquête orale auprès des explorateurs et autres témoins informateurs tels les missionnaires. Nelson-Martin Dawson illustre cette méthode avec l’exemple des péripé-ties de la recherche de la documentation pour la mise en chantier de la carte de la Louisiane et la révision de celle de l’Amérique du Nord.
Par ailleurs, diriger un atelier dont le produit est de nature politique impose-t-il des contraintes assez fortes pour qu’elles puissent mettre en doute l’intégrité de la production de l’atelier ? Ce questionnement est l’objet de l’avant-dernier chapitre, éclairé par les problématiques soulevées par le cartographe Brian Harley. La cartographie étant la « science des princes », le cartographe doit composer avec un ensemble de rapports de pouvoir dont les règles induites apparaissent dans le contenu des cartes. L’auteur ouvre ainsi un débat sur la cartographie de cette chimère géographique qu’était la mythique mer de l’Ouest par l’analyse détaillée d’un faisceau de conjectures qui expliquent les incohérences entre informations manuscrites et publiées sur la cartographie de la mer de l’Ouest sur les cartes de la Nouvelle-France produites par l’atelier. Il rappelle que les historiens qui se sont déjà intéressés à cette question n’avaient pas tenu compte du procès des Delisle contre l’atelier Nolin. La mer de l’Ouest était-elle un merveilleux appât pour promouvoir les explorations et, partant, la cartographie, ou bien un secret d’État à protéger et à gommer des cartes publiées ? Le débat reste ouvert. De plus, l’analyse de la correspondance entretenue avec Jean Bobé, auteur de nombreux mémoires sur la Louisiane, démontre que Guillaume Delisle est sensible à quelques recommandations de nature politique mais qui ne mettent pas en cause la scientificité mathématique d’une carte, en l’occurrence celle de la Louisiane.
Dans le dernier chapitre, l’auteur dissèque la méthode scientifique préconisée par l’atelier : recherche exhaustive de l’information, comparaison des données, critique des sources et habileté du cartographe à puiser dans cette masse de données. La méthode qui exige un rigoureux esprit de synthèse est déjà moderne et assurera le succès de l’atelier. La mise en oeuvre des minutes des cartes passe nécessairement par l’étape préliminaire de l’apprêt de nombreux croquis. L’étude de cas proposée à partir de l’étude de la carte du Canada de 1703 refait le chemin de la confrontation d’informations et reproduit dix-huit croquis montrant la progression d’une carte vers la représentation d’un espace politique.
Pour certains, les cartes de cette période peuvent sembler fantaisistes. Cependant, en 1700, grâce à des travaux inlassables, la cartographie dispose d’une centaine de coordonnées géographiques vérifiées à l’échelle de la mappemonde. Innovateurs plutôt que copistes, les Delisle construisent un nouveau système du monde qui remplace celui de Ptolémée.
Il est regrettable que les nombreuses illustrations, bien documentées, et d’utilité pédagogique efficace, ne soient pas répertoriées. L’ouvrage comporte une vaste bibliographie dont est cependant absent l’excellente Histoire de la géographie de Paul Claval, collection « Que sais-je ? ». De très nombreuses notes érudites ainsi qu’un index patronymique et toponymique soigneusement dressé complètent avec bonheur ce riche apport à l’histoire de la cartographie de l’Amérique française.