Le « risque », comme objet et comme problématique, est nouveau venu en territoire historien. Il faut garder ce fait à l’esprit pour apprécier pleinement cet ouvrage collectif, dont le ton est certainement programmatique. La diversité géographique (Amérique du Nord, Europe), la période couverte (xvie-xxie siècles) et les champs abordés (criminalité, gouvernementalité, famille, catastrophes naturelles, etc.) sont au premier abord déroutants, faisant craindre un autre de ces ouvrages fourre-tout. Or il n’en est rien. L’introduction coécrite par David Niget et Martin Petitclerc, d’emblée, ne tient pas de ces textes vagues, inutiles ou laudatifs précédant d’ordinaire les livres collectifs : elle est au contraire exigeante, réflexive, mordante, inspirante. Si elle parvient à saisir le non-spécialiste sur le vif, c’est qu’elle le met en jeu comme chercheur et comme contemporain. Après tout, le « risque », en plus d’être un objet de recherche – au vrai difficile à circonscrire, admettent les contributeurs –, concerne aussi nos pratiques quotidiennes et nos choix collectifs. Penser le risque, c’est penser l’histoire et se penser dans l’histoire. Avec ce doublon en filigrane, l’introduction ouvre à l’histoire du risque en posant ses enjeux scientifiques et ses approches, mais, ce faisant, elle rappelle constamment que les choix méthodologiques et épistémologiques ne sont pas innocents : ils renvoient à des visions du monde et à des projets de société. Cet entremêlement, qui fait office d’ancrage contemporain de l’histoire du risque, est au final stimulant et pourrait servir d’inspiration à bien des champs de recherche qui répugnent à se penser au croisement du passé et du présent. Une fois l’introduction traversée, la question de la coagulation demeure : qu’est-ce qui fera tenir le tout ensemble ? Par quelque coïncidence (ou tour de force des directeurs), deux constantes apparaissent rapidement : la réflexion sur le « risque » en fonction d’objets particuliers, bien sûr, mais aussi, et de façon plus étonnante venant d’historiens, la prise en compte des (et la confrontation aux) théoriciens du risque, comme U. Beck, A. Giddens, F. Ewald, M. Douglas et M. Foucault. Connecteur imprévu, cette prise en compte permet une traversée historiographique et épistémologique éclairante, en posant chaque fois la spécificité du traitement historien. Il en résulte une série d’opérations visant à contrecarrer la perspective d’une objectification ou d’une naturalisation du risque, soit en brassant certaines périodisations consacrées depuis le Moyen Âge – avec la vieille paire tradition/ modernité –, soit en décortiquant les amalgames négligeant les appropriations sociales différenciées du risque. À la question « les risques existent-ils en soi ? », les contributeurs répondent tous : non, ils sont construits. Pour nommer cette posture scientifique, les directeurs proposent la bannière d’une « histoire culturelle du risque », afin de balancer l’approche « objectiviste ». Notons en passant qu’il est fascinant de voir le « culturel » mobilisé une nouvelle fois, après les combats menés en son nom contre l’économisme et le sociologisme dans les années 1960 et 1970. Ce n’est sûrement pas une coïncidence : on sait qu’au tournant des années 1960, la fascination face aux processus dits « objectifs » de la modernité (comme la croissance économique) impliquait l’adhésion à des « forces » extérieures aux contemporains, avec pour horizon d’attente une société d’abondance, de liberté, de culture et de loisir. D’une façon semblable, certains récits sur la « société du risque » aujourd’hui peuvent facilement être utilisés pour justifier un Brave New World de type néolibéral, où l’État-providence est instrumentalisé au seul profit de la sécurité des individus, solidarisés abstraitement à travers la collectivisation des assurances. En démontrant comment le risque est construit, utilisé et raconté …
David Niget et Martin Petitclerc, dir., Pour une histoire du risque. Québec, France, Belgique, Montréal/Rennes, Presses de l’Université du Québec, Presses universitaires de Rennes, 2012[Notice]
…plus d’informations
Daniel Poitras
Université de Montréal – École des hautes études en sciences sociales