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Victor-Laurent Tremblay transmet une somme : une étude de près de 500 pages sur la masculinité dans le roman québécois, des origines à nos jours. Après un premier chapitre où il explique les « mécanismes anthropologiques du patriarcat » (p. 13) – reposant essentiellement sur les théories durandiennes, prolongées par la psychanalyse –, les recoupements thématiques structurent l’ouvrage : d’abord autour de la figure des Patriotes, ensuite de celle des soldats, puis de celle des sportifs et de celle des nationalistes. Un dernier chapitre se penche sur la filiation, donnant à voir le père depuis la perspective du fils. Le corpus est imposant : l’auteur s’est penché sur 285 oeuvres, depuis les origines (Philipe Aubert De Gaspé, Le chercheur de trésors ou L’Influence d’un livre, 1837) à nos jours (Biz, Dérives, 2010).
Dans une préface, l’auteur répond à des critiques antérieures quant à l’emploi d’un lexique jargonneux. On est tenté de répondre que le lexique n’est que le symptôme : c’est l’appareil qui est lourd. En effet, l’auteur base son étude sur la théorie durandienne de l’imaginaire, notamment la notion de désir mimétique ; or cet appareil théorique apparaît accessoire : l’étude, qui repose sur une lecture très fine des romans, insistons là-dessus, ainsi que sur une connaissance sociohistorique impressionnante, aurait pu en faire l’économie sans rien perdre ; elle aurait même gagné en légèreté.
Sans compter que la théorie durandienne prête flanc à la critique. On ne peut s’empêcher d’être gênée à la lecture par cet appareillage lourd, dont on ne voit pas bien ce qu’il apporte ou ce qu’il permet vraiment de révéler de plus que ce que l’analyse textuelle livre. Les lectures sont fines et auraient certainement pu se suffire à elles-mêmes. Certes, un cadre d’interprétation est toujours bienvenu. À ce compte, on se dit que l’analyse de la culture patriarcale et des identités masculines aurait été mieux servie éclairée des théories plus contemporaines ; je veux bien sûr parler des théories du genre. Car, contrairement à la théorie durandienne, ces théories sont critiques, non pas seulement descriptives. Elles offrent des outils pour analyser les mécanismes du patriarcat, de même que pour prendre la mesure des enjeux liés à la performance de la masculinité. Et ces théories posent le politique, l’historique et le matérialisme au coeur de leur réflexion et, oui, contrairement à ce qui est affirmé au début de l’ouvrage, elles permettent d’analyser les mécanismes de domination des hommes entre eux et, non, elles ne simplifient pas tout (« Ce qui amène en général les gens, dont plusieurs féministes et gais, à croire que la discrimination cessera et que la bataille sera gagnée quand tous, nonobstant le sexe biologique ou les préférences sexuelles, auront parité de salaire et accès au pouvoir » (p. 18) !). Je fais certes un amalgame entre théories du genre et « féministes », mais, de fait, il s’agit là du cadre d’analyse privilégié des féministes à l’heure actuelle. Les théories du genre posent l’intersectionnalité, notamment, ce qui est peu réalisé ici. Utiliser un cadre théorique qui se pose comme universel, ahistorique et apolitique fait en l’occurrence peu de sens sur l’horizon actuel, car ce sont là des questions d’ordre éminemment politique. On ne peut nier que la définition de la masculinité a partie liée avec celle d’un statut, et que les statuts sociaux sont irrémédiablement à la fois fonction et effet du pouvoir. Qui plus est, les théories du genre offrent aussi des outils pour penser l’homosexualité et l’homosocialité, deux notions nécessairement présentes dans l’ouvrage de Tremblay.
Bref, on ne peut que déplorer que les théories du genre soient mises de côté et, avec elles, une perspective critique qui aurait davantage porté sur la dimension productive des représentations littéraires que sur le rôle révélateur des représentations romanesques (mimétisme de la littérature). Car encore, considérer la littérature comme un « miroir révélateur du sens du réel » (p. 480), c’est oblitérer la part de productivité des textes littéraires. Comme s’ils n’étaient toujours qu’en aval de schémas immuables qui leur préexistent, comme s’ils ne façonnaient pas, eux aussi, l’imaginaire des horizons subséquents, qu’ils renouvellent sans cesse. Sans compter que les théories elles aussi sont politiques : se référer à un schéma présenté comme fixe une fois pour toutes appelle à un ordre immuable – primitif en l’occurrence. En fait, le statut du mythe gagnerait à être mis en question ; tel quel, il semble posséder une vérité d’origine – d’essence même, conception problématique envers laquelle l’auteur ne prend pas clairement ses marques, entre adhésion et distance critique. Tantôt il manie la théorie de façon à en prolonger les poncifs essentialistes (« le désir/pouvoir homosocial, engendré dans Dieu-Père-Protecteur-Justicier et générant le Logos, est sinon éternel du moins omniscient, omnipotent et la plupart du temps indiscernable » (p. 41)), tantôt il évoque la notion de « construction » de la masculinité.
Je relève un dernier petit problème, lequel, admettons-le, est difficile à contourner : quand on attaque un corpus aussi vaste, la synthèse prend vite des tours d’explications universalisantes. À cet égard, les conclusions ramènent l’ensemble à un récit que l’on trouve quand même un peu simplificateur et qui, à ce titre, ne rend pas justice à la richesse des analyses présentées dans l’ouvrage. Car rappelons, en terminant, que malgré ces critiques, l’ouvrage est des plus intéressant. Tout cela est fort bien écrit, fort bien étayé et fort instructif.