Corps de l’article

Hubert Aquin entre à la Société Radio-Canada (SRC) en juillet 1954. Âgé d’à peine 24 ans, le diplômé de philosophie de l’Université de Montréal revient tout juste d’Europe, où il a voyagé régulièrement depuis le début des années 1950 pour y étudier et y travailler[2]. Malgré son âge, le jeune talent engagé par Radio-Canada possède une expérience des médias déjà enviable : il a, en effet, déjà écrit plusieurs récits, chroniques et entrevues pour le Quartier latin[3], le Haut-Parleur et La Patrie, en plus d’avoir été correspondant à Paris pour l’Autorité[4] et travaillé au service canadien de la Radiodiffusion française comme monteur et « chroniqueur de théâtre et de cinéma »[5].

À Radio-Canada, c’est du côté dramaturgique, à la radio, qu’Aquin fait ses débuts[6]. Ses activités se diversifient très rapidement : bientôt, en plus d’adapter et d’écrire des radiothéâtres originaux, le jeune Aquin met en ondes quelques séries, pour ensuite travailler à la télévision dès 1955. Tout en continuant son travail de création, il est alors promu « organisateur d’émissions » et gravit rapidement les échelons dans des postes de direction pour devenir « supervising producer » (1956), « cadre hors statut » (1957)[7], puis directeur adjoint du Service des émissions éducatives et d’affaires publiques (SEEAP, 1958)[8]. En 1959, ses activités sont centrées sur la télévision et traitent essentiellement de sujets culturels et artistiques ; c’est alors qu’Hubert Aquin est amené à coordonner, en remplacement de son ami Marcel Blouin, une émission phare du Radio-Canada de l’époque, Premier plan[9] :

Premier Plan offre l’occasion unique de rencontrer certains parmi les plus grands écrivains, acteurs, réalisateurs, musiciens ou politiciens du xxe siècle. Des journalistes de talent, comme René Lévesque, Judith Jasmin ou Wilfrid Lemoine, rencontrent ces personnalités de réputation internationale. Premier Plan propose aussi une analyse de l’actualité, des enquêtes sur des problèmes sociaux et le panorama de certains pays[10].

Profession journaliste

Le 16 octobre 1959, Hubert Aquin démissionne officiellement de la société d’État pour se joindre à l’Office national du film du Canada (ONF). Comme le souligne Renée Legris, ceci ne l’empêchera pas de continuer à « produire pour la radio et la télévision de Radio-Canada dans le domaine de la création et de la rédaction de documentaires[11] ». Aquin participera, en effet, toute sa vie à des émissions de télé ou de radio de la société d’État, en qualité d’intervieweur ou d’interviewé, d’animateur, de journaliste, de réalisateur, de scénariste, d’auteur, d’adaptateur ou de traducteur de textes documentaires et de fiction, d’acteur, etc.[12] Sa dernière intervention originale en ondes à la SRC se fera d’ailleurs après sa mort, le 4 octobre 1977, lors de la diffusion de l’émission radio Nabokov ou l’exil[13], réalisée par André Major et écrite par Pierre Turgeon.

En dépit de sa démission, Hubert Aquin continue en 1960 d’avoir des activités particulièrement intenses, notamment sur le plan journalistique, comme le montre cette liste résumant ses contributions pour l’année[14] :

Radio

  • 29 décembre : entrevue avec Maître Marcel Laurin pour Carrefour[15].

  • 11 novembre : Hubert Aquin est reçu à l’émission Partage du matin, animée par Wilfrid Lemoyne[16].

  • 16 juin : entrevue avec René Huyghe pour Les livres qui nous ont faits[17].

  • 14 juin : entrevue avec le poète Yves Bonnefoy pour Des idées et des hommes.

Télévision

  • 20 décembre : deux entrevues pour Carrefour : la première avec Gilbert Cohen-Seat sur les réactions des spectateurs devant un film ; la seconde avec Edgar Morin, à propos de Chronique d’un été[18].

  • 19 décembre : auteur d’une narration pour une biographie du poète Hector de Saint-Denys Garneau réalisée par Jo Martin.

  • 02 décembre : entrevue avec le pasteur Jacques Beaudon pour Carrefour.

  • 30 novembre : participation, avec Wilfrid Lemoine et Raymond Charette, à des entrevues pour Carrefour : avec Scott Simons, à propos des deux groupes culturels du Canada ; avec Alexandre Lieven, sur la perception qu’ont les Russes du Canada ; avec Jean Cathelin, sur sa vision de la société québécoise ainsi que sur un mouvement préconisant la création d’une république française au Québec.

  • 31 juillet : entrevue avec le compositeur Francis Poulenc pour Premier plan[19].

  • 5, 12 et 19 juillet : diffusion de la télésérie On ne meurt qu’une seule fois, écrite avec Gilles Sainte-Marie et réalisée par Jean Faucher, dans le cadre de l’émission Trio[20].

  • 12 juin : entrevue avec Aldous Huxley pour Premier plan[21].

  • 29 mai : diffusion de Dernier acte, téléthéâtre écrit sous le pseudonyme de François Lemal et réalisé par Jean Faucher, dans le cadre de l’émission Première[22].

  • 22 mai : entrevue avec l’écrivain et critique littéraire Michel Butor pour Premier plan[23].

  • 18 février : animation de l’émission Arts et lettres, réalisée par Jo Martin, où est interviewé Murray Ballantine, collectionneur de tableaux.

  • 28 janvier : entrevue avec Robert Élie sur Albert Camus, pour Arts et lettres[24].

  • 21 janvier : adaptation de L’Échange de Paul Claudel, téléthéâtre réalisé par Jean Faucher.

  • 1er janvier : entrevue avec le chorégraphe George Balanchine pour Premier plan.

Comme on le voit, la rencontre avec Aldous Huxley, diffusée à Premier plan le 12 juin 1960, s’inscrit dans un cycle d’entrevues prestigieuses menées à la télévision par Aquin, qui commence par la diffusion, le 1er janvier, d’une entrevue avec le chorégraphe George Balanchine, pour se terminer en décembre par un entretien avec le sociologue Edgar Morin dans le cadre de l’émission Carrefour. Nous nous limiterons ici à analyser brièvement l’entrevue avec l’écrivain britannique.

Contexte de production et données techniques

Nous n’avons pas pu consulter de dossiers de production liés à l’entrevue présentée ici. L’état de nos recherches ne nous permet d’ailleurs pas d’affirmer si de telles informations sont toujours conservées dans les archives de Radio-Canada. La séquence[25] dont nous disposons ne contient pas non plus de générique de fin, mais la notice des archives de Radio-Canada mentionne trois rôles importants de l’équipe de production : Hubert Aquin (journaliste), Raymond Charette (animateur) et Claude Sylvestre (réalisateur). Invité à témoigner de l’entrevue entre Hubert Aquin et Aldous Huxley et de sa relation avec le journaliste, Claude Sylvestre, réalisateur de l’émission, se rappelle :

J’étais réalisateur à Radio-Canada et Hubert Aquin [faisait] de la recherche pour les émissions qu’on préparait et moi, j’étais venu à bout d’avoir l’accord de Huxley pour se faire interviewer. […] Alors, j’ai demandé à Hubert si ça l’intéressait… on avait des rapports très amicaux. […] Il était très accommodant, Huxley. […] On n’avait pas pris plus qu’une journée avec lui[26]. C’était une certaine performance, maintenant, de voir qu’on avait Huxley et Hubert Aquin, pour nous devenu aussi important que Huxley : par la suite, l’interviewé et l’intervieweur avaient beaucoup d’importance.

Questionné à propos de la préparation de l’entrevue et du choix des questions, il ajoute :

On s’entendait sur des points importants à aborder et le journaliste avait vraiment toute liberté de fonctionner en tant que journaliste : si j’engage Hubert Aquin pour interviewer Aldous Huxley, c’est que je considère Aquin parfaitement […] efficace. […] Aquin, c’était un homme de culture, il était au courant de tout ce qui se passait d’important dans l’édition, il avait des idées, […] une personnalité : c’était un bon journaliste[27].

Sur le plan technique, le rendu visuel de l’entrevue (image floue, présence de points noirs fixes), ainsi que la date de production, est une indication qui nous porte à penser que l’enregistrement à la source de la copie numérique dont nous disposons est un cinégramme[28], réalisé pour la retransmission en régions.

La Semaine à Radio-Canada nous renseigne notamment sur le contexte de diffusion : l’entrevue aurait été diffusée un dimanche soir à 22 h 30, entre l’émission Première, qui présentait la pièce Vent d’Es de Pierre Perrault à 21 h 30, et le Téléjournal à 23 h[29]. Le texte (non signé) annonçant l’émission décrit par ailleurs l’entrevue comme une rencontre avec un homme illustre, un « exemple de courage », que l’on pose d’emblée du côté des Pascal, Proust et Beethoven. L’article mentionne l’exemple de réussite dans l’adversité d’Aldous Huxley, qui, après avoir combattu la maladie, s’est lancé « les yeux fermés » dans le journalisme et a par la suite « écrit la plupart de ses livres à demi aveugle[30] ». On notera, finalement, l’importance donnée par Radio-Canada à l’entrevue par l’étendue de l’article annonçant l’émission mettant en vedette l’écrivain. Outre l’entrevue avec Aldous Huxley, il n’y a, en effet, parmi les rencontres menées par Aquin en 1960, que l’entretien avec Francis Poulenc qui a aussi fait l’objet d’un texte dans La Semaine à Radio-Canada, bien qu’il soit beaucoup plus court et modeste que celui consacré à l’écrivain britannique[31].

Présentation de l’émission Premier plan du 12 juin 1960[32]

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Analyse

Bien que tenu irrégulièrement, le Journal[33] d’Hubert Aquin offre de précieux repères bibliographiques aidant à mieux comprendre le parcours intellectuel de l’auteur. Nous y retrouvons entre autres ses principales lectures, consignées par date et, par chance, celles faites pendant la période des grandes entrevues de 1960 y sont notées. Ainsi, la datation des lectures d’Aquin en vue de la rencontre avec Huxley nous indique que la préparation de l’émission était déjà entreprise en février 1960[34]. On remarquera que les ouvrages consultés ont fortement influencé le choix des questions d’Aquin.

Au total, nous dénombrons dans l’entrevue 32 interventions d’Hubert Aquin[35]. Nous pouvons regrouper les questions posées sous six thèmes : littérature (genèse de l’écriture, filiations littéraires, écrits présents ou passés de l’écrivain, rapports de l’écrivain à son oeuvre et à sa biographie, humour anglais), science (rapports entre la science et l’écriture, médecine, psychiatrie, effets des drogues sur la conscience), philosophie (individualisme, problème de la liberté), démographie (surpopulation et déplacement des populations), sociologie (usage généralisé des drogues dans un but de régulation sociale, critique de la société, critique de la télévision et des communications), géopolitique (menace de la bombe atomique[36]).

Mis à part les questions proprement littéraires ou biographiques, Aquin s’inspire directement des thèmes développés dans les essais de Huxley qu’il a lus plus tôt dans l’année. Bien que le journaliste aborde entre autres les expérimentations du romancier britannique avec la mescaline, décrites en détail dans Les Portes de la perception, c’est plutôt dans Retour au meilleur des mondes que nous retrouverons l’inspiration principale de l’entrevue. Un lecteur négligeant cette importante source pourrait, en effet, être étonné des questions en apparence éclectiques posées par le journaliste, notamment sur la possibilité d’envoyer dans l’espace les surplus de population pour remédier au problème de surpopulation. À la lecture de l’essai, qui revient sur le roman d’anticipation de 1932, nous constatons toutefois que, loin de sortir du seul esprit d’Aquin, ces questions étaient non seulement dans l’air du temps[37], mais surtout des préoccupations de Huxley lui-même en 1958[38]. Le prétexte des thèmes huxleyens permet ainsi au journaliste de traiter, à la télévision d’État, de sujets très avant-gardistes rarement abordés à l’écran. Le 12 juin 1960, c’est un Québec qui entre à peine dans la Révolution tranquille, toujours sous l’emprise de la censure du clergé et de l’index, qui reçoit l’émission de Premier plan présentée ici. Entendre, par exemple, l’ancien cadre de Radio-Canada, qui, deux ans auparavant, était encore directeur adjoint du Service des émissions éducatives et d’affaires publiques, parler très ouvertement avec l’écrivain des effets de la mescaline sur la conscience ou encore des usages exploratoires du LSD a certainement pu paraître surprenant pour un certain public.

Quant à Huxley lui-même, il est à cette époque déjà considéré depuis longtemps comme un « visionnaire », pour reprendre le terme utilisé par le présentateur Raymond Charette. Son intérêt des dernières années pour les drogues psychédéliques et le mysticisme, ajouté à une critique de plus en plus radicale de la société moderne, fait de lui une figure de proue du mouvement de la contre-culture se formant alors en Occident[39]. Les propos parfois cinglants qu’il tient à Hubert Aquin au sujet de la télévision (« […] la plupart des programmes sont, au fond, purement des distractions. Ils font [en sorte] que les gens ne font pas attention […] aux choses importantes, mais seulement à ces espèces de fiction assez idiotes »), qu’il compare, sans mâcher ses mots, à une religion médiocre (« [d]’avoir une religion de pures distractions et d’imbécillités, c’est vraiment assez grave […] »), l’inscrivent tout à fait dans cette mouvance rejetant alors les effets débilitants d’une certaine culture de masse, laquelle trouve un lieu d’expression dans le média télévisuel naissant. Il est aussi intéressant de noter que cette réflexion sur la « distraction » et l’attention de l’esprit deviendra justement un des thèmes centraux du « long livre » qu’il est en train d’écrire[40] et qu’il décrit à Aquin comme « une espèce de fantaisie utopique », « un Meilleur des mondes à rebours », présentant « un monde où tout se fait pour réaliser les potentialités humaines ».

La pratique de l’entrevue journalistique, commencée dès les années universitaires, a donné à Hubert Aquin l’occasion de côtoyer les grands esprits de son époque, tant à l’échelle nationale qu’internationale. Une question peut cependant se poser : comprendra-t-on mieux l’oeuvre et la biographie de l’écrivain grâce à ces entrevues, à travers lesquelles Aquin se fait plutôt poli et discret ? Nous pensons que oui. Le corpus des entretiens constitue une portion importante mais toujours méconnue de la formation du littéraire et de l’indépendantiste. Il nous permet de découvrir non seulement les thèmes qui intéressaient l’auteur à certains instants de sa vie, mais aussi les personnages-clés qui se sont présentés sur son chemin, de même que le milieu socioculturel dans lequel il a évolué. Par exemple, les thèmes retenus par Hubert Aquin dans l’entrevue avec Aldous Huxley, en plus de faire écho à sa pratique journalistique entamée plus de 10 ans auparavant, se répercuteront sur sa carrière médiatique et littéraire à venir. Il faut seulement souhaiter qu’à la publication de ce premier entretien vienne s’ajouter graduellement celle d’autres activités journalistiques significatives menées par Aquin à Radio-Canada. C’est alors que nous pourrons prendre réellement la mesure de celles-ci, tant dans la biographie de l’homme que dans l’oeuvre.

Réémergence d’un patrimoine oublié

Jusqu’à des jours récents, la quasi-totalité du patrimoine médiatique d’Aquin n’avait pas franchi les murs de Radio-Canada. Cette situation rendait difficile, sinon impossible, la mise en relation des sources médiatiques avec le reste de l’oeuvre. Aquin ne semble pas non plus avoir évoqué fréquemment, auprès de ses proches, les rencontres privilégiées qu’il effectua en tant que journaliste[41]. Ses écrits diaristiques ou les entrevues qu’il a accordées au courant de sa carrière ne nous offrent, quant à eux, que très peu de détails par rapports à ces entretiens et à leur contexte. Nous pouvons toutefois affirmer objectivement que ses passages à Radio-Canada et à l’ONF lui auront permis de faire la connaissance, sinon de nouer des amitiés, avec les Roland Barthes, Paul Ricoeur, René Lévesque, Albert Memmi, Michel Butor, Francis Poulenc, George Balanchine, Edgar Morin ou André Laurendeau, pour ne nommer qu’eux. Quand Guylaine Massoutre affirmait, en 1985, que « la recherche effectuée à ce jour à Radio-Canada pour identifier les émissions auxquelles Hubert Aquin a participé, à quelque titre que ce soit, a permis de recenser environ 450 titres[42] », force nous est de constater que les sources médiatiques, par leur nombre et leur qualité, ont indéniablement une place de choix dans les études aquiniennes.

La reconnaissance de l’oeuvre médiatique et de son importance s’est matérialisée institutionnellement en 2008, alors que la Bibliothèque des lettres et sciences humaines de l’Université de Montréal a entrepris un projet de réappropriation du patrimoine audiovisuel aquinien. Ainsi, ce sont des copies numériques de 33 documents inédits (émissions thématiques, téléthéâtres, radiothéâtres, entrevues, etc.), parcourant le spectre complet du travail et des apparitions d’Hubert Aquin à la radio et la télévision de Radio-Canada, qui ont depuis été rendues disponibles en bibliothèque à la communauté universitaire[43]. Cette initiative, jointe à un projet parallèle de numérisation de documents d’archives d’Hubert Aquin dans la collection d’objets numériques Calypso[44], a, par ailleurs, mené, en novembre 2010, à l’exposition Hubert Aquin et les médias, qui désirait faire la promotion du corpus médiatique nouvellement accessible et de cet axe de recherches dans les études aquiniennes. Les documents des bibliothèques de l’Université de Montréal viennent notamment complémenter la très riche collection du Centre d’archives Gaston-Miron (CAGM), qui, en plus de comprendre des dizaines de documents audiovisuels radio-canadiens auxquels a participé Aquin, rend accessibles aux chercheurs affiliés au Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) des milliers d’autres enregistrements « sur la littérature québécoise et le discours culturel [conservés] sur support audio ou vidéo[45] ».

L’entrevue avec Aldous Huxley que nous présentons ici est un témoignage remarquable de la présence d’Aquin dans l’univers médiatique. Elle s’inscrit dans le continuum des productions télévisuelles et radiophoniques de l’auteur, et a pu contribuer à un certain éveil politique, social, culturel et artistique des spectateurs.

Entrevue[46]

Assis sur une table où traînent des feuilles volantes et un calepin, Raymond Charette ouvre l’émission : « Hubert Aquin a rencontré Aldous Huxley, dans sa demeure de Beverly Hills, en Californie. »

Transition. Thème musical de Premier plan : « Nuit sur les Champs-Élysées (prise 4) », de Miles Davis. Plan silencieux d’Hubert Aquin et d’Aldous Huxley, en extérieur. Pendant la présentation de Raymond Charette, traveling de la caméra sur les montagnes de Los Angeles…

Raymond Charette : C’est dans un décor splendide que le grand romancier anglais s’est retiré, depuis déjà plusieurs années, et vit comme un anachorète tout près du tumulte d’Hollywood[47]. L’auteur de L’Éternité retrouvée, Le Génie et la déesse et Contrepoint vit perché sur sa colline comme sur une tour d’observation, d’où il voit le monde. On a dit de lui qu’il abordait tous les problèmes avec une méthode scientifique et qu’il ramenait tout à la biologie, mais cette définition paraîtra incomplète à celui qui lira ses romans, palpitants d’humanité, et qui ressemblent [sic] à rien d’autre qu’à des oeuvres d’art. C’est lui qui a dit déjà : « Tout ce qui est fait dans une société, l’est par des individus. »[48] Ce repaire de lucidité et de calme d’Aldous Huxley, à Hollywood, n’a rien cependant de la tour d’ivoire. Comme écrivain, il s’est attaché à faire vivre des individus, à les défendre contre toutes les formes de pressions sociales abusives. Il devient un farouche individualiste, contre tout ce qui menace la liberté. Voici maintenant cet homme, Aldous Huxley, écrivain et visionnaire.

Plan d’Hubert Aquin, assis aux côtés d’Aldous Huxley, sur la terrasse de la résidence californienne de ce dernier.

Hubert Aquin : Monsieur Huxley, j’aimerais que vous nous racontiez comment vous avez commencé à écrire.

Aldous Huxley : J’ai commencé d’une façon assez bizarre parce que, quand j’avais entre seize et dix-sept ans, j’ai eu une maladie des yeux qui m’a rendu à peu près aveugle pendant deux ans et, pendant ce temps, […] j’ai dû quitter l’école, j’ai dû apprendre le braille et j’ai eu des instituteurs privés et, aussi, j’ai pris l’habitude d’écrire. Je ne voyais pas ce que j’écrivais, mais on m’a donné une machine à écrire et j’ai appris à faire le dactyloassez mal d’ailleurs. J’ai écrit tout un roman à l’âge de dix-sept ans, que je n’ai jamais lu. Le manuscrit est disparu et, je ne sais pas ce que c’est, mais j’ai pris le goût…

HA : Et par la suite, vous avez continué, c’est ça ?

AH : Oui, j’ai continué. Je voulais être médecin, mais après cet accident aux yeux, je ne pouvais pas continuer avec les études scientifiques et j’ai abandonné la médecine pour la littérature.

HA : Est-ce que vous avez regretté, justement, d’abandonner la médecine ?

AH : D’une certaine façon, j’aurais été certainement un très mauvais médecin, mais peut-être [que] j’aurais fait de bonnes recherches. Je regrette le fait que je n’ai jamais eu une solide éducation scientifique, mais…

HA : Mais vous dites ça, mais vous avez une culture scientifique assez impressionnante. Vous venez vous-même d’une famille d’hommes de science.

AH : Oui, j’ai une culture scientifique, mais purement conversationnelle, de dilettante […]

HA : Mais vous continuez de vous intéresser, je crois, à des problèmes scientifiques ?

AH : Beaucoup, oui. J’ai beaucoup d’amis scientifiques dans diverses branches.

HA : Est-ce que vous croyez que la science vous a apporté beaucoup en tant qu’écrivain ?

AH : Oui, oui… Je crois [qu’elle m’a apporté] beaucoup, parce qu’au fond, ça ouvre des portes dans tous les sens : dans la biologie, dans la psychologie, en chimie…

HA : Vous avez été l’ami, à un certain moment, de D.H. Lawrence…

AH : Je l’ai connu pour la première fois […] pendant la Première Guerre. Je l’ai rencontré plusieurs fois à cette époque et puis je l’ai perdu de vue parce qu’il voyageait pendant bien des années… mais il est rentré en Europe en [19]26. Pendant les quatre dernières années de sa vie, je l’ai beaucoup vu : en Italie, à Paris – il est venu chez nous quand nous avions une maison à Paris –, dans le midi de la France… Nous étions avec lui, ma première femme et moi, quand il était mort […] au printemps de 1930.

HA : Est-ce que vous avez beaucoup d’admiration pour son oeuvre ?

AH : Beaucoup, oui. C’était un très grand écrivain. […] C’est extraordinaire, quand on pense qu’il est mort à quarante-quatre ans, de voir même le volume de son oeuvre, cette espèce de cataracte d’inspiration qu’il avait […], et puis la qualité était tellement extraordinaire, aussi.

Aldous Huxley et Hubert Aquin.

Résidence d’Aldous Huxley, Los Angeles, 1960 [49]

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HA : En littérature, vous avez dû avoir des maîtres… Est-ce que vous vous reconnaissez des maîtres, dans la littérature anglaise ou française ?

AH : […] Naturellement, j’ai lu les grands romanciers […] J’admire le plus, de tous, Dostoïevski et Tolstoï, et puis les grands romanciers anglais, j’aime énormément. J’aime beaucoup George Eliot et Dickens, naturellement, et surtout, en France, Stendhal et Balzac.

HA : Vous avez fait, il y a quelques années, une expérience assez troublante. Vous avez pris une dose de mescaline, qui est une sorte de drogue, en fait, un extrait de cactus, […] pour expérimenter les effets de cette drogue sur l’esprit, sur la conscience.

AH : C’est une chose bien curieuse… Il y a deux drogues, maintenant, qui se ressemblent dans leurs effets et c’est la mescaline, qui est la portion active du cactus peyote, qui est employé par les Indiens du sud-ouest, ici, et qui maintenant est synthétisée ; et puis, il y a l’acide lysergique, qui est aussi une drogue synthétique qui produit exactement les mêmes effets. La chose étonnante dans ces deux cas, c’est qu’ils ont des effets fantastiques sur l’esprit sans presque faire aucun mal au corps. En général, depuis la plus haute Antiquité, l’homme a tâché de s’évader de son être normal et trop ordinaire, trop humain, mais il s’est évadé à l’aide de drogues qui lui ont fait énormément de mal – après tout, l’opium fait énormément de mal, la cocaïne, et caetera – tandis que ces deux drogues ont des effets, on pourrait dire, plus révolutionnaires sur l’esprit.

HA : Est-ce que vous avez répété ces expériences, par la suite, avec la mescaline ?

AH : J’ai pris [de] la mescaline une ou deux fois et puis [de] l’acide lysergique deux ou trois fois, avec plusieurs médecins et physiologistes. C’est une chose vraiment très extraordinaire, parce qu’on fait l’exploration d’une terra incognita de l’esprit ; on se rend compte qu’on porte avec lui un[e] espèce de continent complètement inconnu, dans son cerveau. C’est comme si on pénétrait dans un[e] espèce de continent noir, une chose qu’on ignorait totalement et on trouve tout à coup ce monde qui ne ressemble en rien au monde ordinaire. La chose remarquable dans ces deux drogues, c’est que les facultés intellectuelles ne sont pas du tout dérangées. On préserve toute son acuité d’esprit.

HA : Dans Le Meilleur des mondes, vous parlez aussi d’une drogue imaginaire qui s’appelle le soma et qui sert d’évasion, de moyen d’évasion à tous ces pauvres individus… Est-ce que vous préconisez toujours, mais de façon réelle, la découverte d’une drogue qui pourrait être ainsi distribuée ?

AH : Naturellement, le soma, je crois que c’est un[e] drogue impossible en soi, parce que le soma, si je me rappelle bien, était en même temps un[e] drogue stimulant[e] et sédati[ve] et hallucinogène, et il est bien peu probable qu’un[e] seule substance puisse faire…

HA : C’est la drogue idéale !

AH : [C’est la] drogue idéale, mais je crois [qu’il] est bien possible que, avec trois ou quatre substances, on pourrait reproduire les effets du soma… et […] la chose extraordinaire, c’est que les pharmacologues, actuellement, produisent de plus en plus de drogues qui sont inoffensives, qui produisent des effets remarquables sur l’esprit sans faire du mal physiologiquement. Par exemple, ces nouve[lles] drogues qu’on appelle psychic energizers, les « créateurs d’énergie psychique », qu’on emploie avec beaucoup de succès dans les cas de dépressions mentales et qu’on peut utiliser au lieu du choc électrique : ces drogues-là ont très peu d’effets nocifs sur le système et produisent des effets révolutionnaires, en ce sens qu’ils tirent les gens d’une dépression profonde et les restaurent à la vie normale. Les psychiatres qui les emploient se demandent maintenant si des drogues analogues ne feraient pas du bien pour les gens normaux et pas seulement pour des gens malades.

HA : Quand vous avez publié, en 1931[50], Le Meilleur des mondes, c’était une utopie et cette utopie-là était très sombre. On vous a sûrement dit que vous étiez un pessimiste, un prophète pessimiste. Est-ce que vous l’êtes encore ?

AH : Malheureusement, dans Le Meilleur des mondes, j’ai parlé de ce monde futur, mais dans un avenir assez reculé – je l’ai reculé à cinq ou six siècles –, mais la chose assez inquiétante, c’est […] qu’en moins de trente ans, un assez grand nombre de ces prévisions se sont réalisées ; et on voit que le progrès – disons le progrès entre guillemets – est beaucoup plus rapide qu’on ne [le] pense et qu’il y a véritablement des dangers que la technologie et l’organisation, la surorganisation, tendent à créer mécaniquement, automatiquement, une espèce de nid de termites parmi les hommes.

HA : Le danger est pour la personne humaine, qui se sent ainsi menacée…

AH : Le danger, oui, [est] pour la personne humaine, précisément. Je trouve que là, nous avons tous un devoir de lutter pour cette malheureuse personne humaine qui semble dans [un] grand danger… Je crois que c’est vrai pour tout le monde, évidemment : le danger pour la personne humaine est le plus grand dans les pays les plus évolués techniquement et d’une façon organisationnelle. Disons que les États-Unis sont quinze ans en avance de l’Europe, mais l’Europe va les [ra]ttraper bien vite avec le développement qui se fait actuellement. Ce n’est pas une question d’Amérique : c’est une question tout simplement de la civilisation technique, urbaine, industrielle, qui nous pousse invinciblement en cette direction.

HA : Philosophiquement, vous êtes individualiste, alors ?

AH : Oui…

HA : … par nécessité !

AH : Par nécessité, mais, après tout, même si on est non individualiste, si on s’intéresse à la société… mais quelle est la valeur d’une société composée d’individus nuls ? C’est là le danger : que nous pouvons, […] avec une espèce de compresseur, éliminer des idiosyncrasies individuelles, pour créer quoi ? Une société peut-être stable – mais même ça, j’en doute […] – mais complètement inintéressante et sans valeur. Après tout, les valeurs sont nécessairement dans l’individu.

HA : Vous avez fait une critique assez sévère de la télévision comme moyen de communication et de nivellement, justement, des personnes. Est-ce que vous croyez que ce moyen de communication contribue à baisser, disons, le niveau de liberté ou d’individualisme ?

AH : En général, […] je vois assez rarement la télévision, mais je trouve que la plupart des programmes sont, au fond, purement des distractions. Ils font [en sorte] que les gens ne font pas attention […] aux choses importantes, mais seulement à ces espèces de fiction assez idiotes… Je dois dire que, quand je vois des enfants figés devant un écran de télévision, j’ai une impression horrible de gens qui ont une addiction, exactement comme une addiction à l’opium. Comme Marx a dit : « la religion est l’opium du peuple », mais maintenant l’opium est la religion du peuple… et l’opium télévisionnaire devient une espèce de religion.

HA : C’est une drogue…

AH : … au lieu d’avoir une bonne religion. En tous cas, ayons une bonne religion… D’avoir une religion de pures distractions et d’imbécillités, c’est vraiment assez grave.

HA : Vous avez exprimé des opinions, aussi, assez catégoriques sur le problème de la surpopulation. Cela vous paraît un des grands maux qui menacent l’humanité ?

AH : […] Ça représente des problèmes énormes. Par exemple, voyons notre voisin, ici, le Mexique. Le Mexique va doubler sa population en vingt-quatre ans : c’est-à-dire que la population [du] Mexique s’accroîtra de trente millions à soixante millions en moins d’une génération. Mais la difficulté – probablement ils peuvent se nourrir […] – de faire assez d’écoles, assez de maisons, de routes, d’aménités publiques [sic]… C’est incroyablement difficile, surtout où les pays ne sont pas très développés industriellement : ça pose des problèmes et ça impose des difficultés qui sont presque au-delà des possibilités des gens qui n’ont pas de capitaux et qui n’ont pas le personnel ni l’entraînement technique pour faire face à ces problèmes.

HA : Mais vous qui êtes prophète ou utopiste, vous ne croyez pas à un déplacement possible des surplus de population vers les astres ?

AH : Non, pas du tout…

HA : Non ?

AH : D’ailleurs, mon ami le professeur Hardin, de l’Université de Californie, a écrit un article[51] là-dessus dans un journal biologique qui est très amusant. Il calcule ce que ça coûterait, par exemple, d’exporter un million de gens de la Terre à Mars. […] Chaque année, ça coûterait plus de dix fois le revenu des États-Unis, donc c’est une chose purement fantaisiste…

HA : C’est impensable, oui…

AH : D’ailleurs, l’atmosphère de Mars ressemble exactement à l’atmosphère sur une montagne deux fois plus haut[e] que le mont Everest, donc ce n’est pas exactement un endroit de plaisance…

Coupure et changement de plan.

HA : Je sais que le problème de la surpopulation ne peut sûrement pas être réglé par une guerre ; en fait, ce ne serait pas une solution humaine acceptable. Est-ce que vous croyez que la menace de la bombe atomique est une sorte d’épée de Damoclès qui peut tomber sur l’humanité ?

AH : Évidemment, ça reste une menace. Je suis pour le moment plutôt optimiste, d’abord parce que les gens ne veulent pas se suicider et aussi, précisément, – parce que la France l’a démontré – qu’il y a beaucoup d’autres pays qui ont la possibilité de fabriquer des bombes. Il y a au moins quatre pays qui ont exprimé le désir et qui ont la possibilité de faire une bombe en moins de cinq ans. Mais quand il y aura une douzaine de pays qui [auront] la bombe – et de tout petits pays – les grands pays ne seront plus grands. Quand la Suisse aura une bombe, la Suisse sera sur un pied d’égalité avec la Russie ou l’Amérique, et c’est une chose que les grands pays ne pourront supporter. Je crois que, pour cette raison – pas du tout pour de la bonne volonté, mais sous la pression de la nécessité, de la progression technologique –, les grands pays seront sous la compulsion de faire un accord sur la limitation des armes nucléaires.

HA : Mais le danger, selon vous, c’est justement d’élargir la bombe atomique ?

AH : D’élargir, oui. Évidemment, quand beaucoup de petits pays auront la bombe, il y aura plus de possibilités qu’un fou arrive. Après tout, nous avons eu un fou dans le monde, nous avons eu Hitler et il n’y a rien qui empêche l’arrivée d’un autre fou – et si ce fou se met en tête d’un pays qui possède des bombes, je ne sais pas…

HA : Maintenant, est-ce que vous vous intéressez – je sais que vous vous intéressez beaucoup aux sciences – est-ce que vous vous intéressez entre autres à la psychiatrie ?

AH : Beaucoup. Je [m’y] intéresse d’abord médicalement, parce qu’après tout, c’est un des grands fléaux de l’humanité. Je crois que, peut-être, les historiens futurs diront que c’est le fléau […] du xxe siècle, comme la peste était le fléau du xive siècle. Peut-être [que] la schizophrénie sera considérée comme le fléau du xxe et il est de toute importance d’avoir une solution à ce problème. Après tout, en ce moment, plus de la moitié de tous les lits d’hôpital [sic] des États-Unis sont occupés par des fous. […] Je m’intéresse énormément, médicalement, à ce problème, mais aussi parce qu’on peut, avec la psychiatrie, explorer cet énorme territoire inconnu de l’esprit humain.

HA : En tant que romancier, alors cela peut vous intéresser ?

AH : Oui, je crois que ce serait une chose idéale pour un romancier, si la discrétion le permettait, d’être psychiatre et puis d’écrire des histoires sur ses malades. Ça ne serait pas extrêmement délicat ni moral, mais probablement [qu’]il gagnerait énormément comme romancier.

Hubert Aquin et Aldous Huxley sourient à la remarque de ce dernier.

HA : Actuellement, Monsieur Huxley, quels sont vos projets littéraires ?

AH : En ce moment, j’écris un long livre, qui est un[e] espèce de fantaisie utopique. On peut dire que c’est un Meilleur des mondes à rebours. Dans Le Meilleur des mondes, j’ai écrit un livre sur un monde où tout était fait pour supprimer l’individu, mais dans cette fantaisie-ci, je tâche de créer un monde où tout se fait pour réaliser les potentialités humaines. Après tout, nous tous, chacun de nous vit sur un niveau beaucoup en dessous de nos possibilités. Les ingénieurs parlent des machines qui ont une efficience de, disons, vingt pour cent, mais quelle est notre efficience ? J’ai l’impression que la plupart de nous vivent avec une efficience de deux pour cent… Quand on pense – après tout historiquement, dans une façon héréditaire et biologique –, nous sommes presque exactement comme nos ancêtres d’il y a vingt mille ans. Tout ce que nous avons développé depuis ce temps-là, c’est en réalisant des puissances qui étaient à cette époque latentes, et je crois que, maintenant, nous avons peut-être autant de puissance latente que nous pourrions développer.

HA : Mais Monsieur Huxley, vous savez que certains critiques français, certains écrivains français ont dit de vous que vous étiez trop intelligent… Qu’est-ce que vous répondez à ces gens-là ?

AH : Mais je répondrai que je ne suis pas assez intelligent, que personne n’est […] assez intelligent. Je crois que ce que veut dire cette critique, c’est que… il parle exactement du problème dont je parlais il y a un moment, c’est-à-dire le problème de savoir comment exprimer les idées générales dans une fiction ou dans une histoire, ou dans une biographie. Personnellement, je trouve que le roman ou l’oeuvre historique, ou biographique, c’est le moyen d’exprimer des idées philosophiques générales, le moyen le plus efficace et le plus profond. C’est bien curieux : quand on exprime, dans une oeuvre philosophique, des idées générales dans des termes abstraits, ça manque de vitalité. Après tout, les hautes abstractions n’existent pas dans la réalité, elles existent seulement dans notre cerveau. L’immense problème, c’est de savoir exprimer à travers les événements concrets ou fictionnels ou historiques […] les idées les plus générales. C’est là le problème qui m’a toujours intéressé. Je n’ai jamais trouvé une solution complètement satisfaisante pour ce problème, mais je tâche toujours d’approcher de plus en plus à une solution bonne et complètement satisfaisante.

HA : Remarquez qu’André Malraux a dit de vous, se répondant à lui-même : « il est trop intelligent pour être trop intelligent » !

Aldous Huxley ne répond qu’en riant.

HA : Dites-moi : c’est assez curieux de rencontrer un écrivain, un romancier, dans ce milieu d’Hollywood, qui justement est la patrie des artistes de cinéma. Qu’est-ce qui vous a fait choisir Hollywood ? Est-ce une partie du Meilleur des mondes ?

AH : Non, […] c’était un accident. Je suis venu ici, j’étais au fond […] en route pour l’Inde, où je devais donner des conférences, mais j’ai trouvé ici quelqu’un qui m’a pu aider [sic] énormément avec ma vision – une espèce de rééducation visuelle – et je suis resté pour prendre ces leçons qui m’ont énormément aidé. Et puis est survenue la guerre et puis une espèce d’inertie et je suis resté.

Coupure et changement de plan.

HA : Dites-moi, est-ce que vous connaissez une définition brève de l’humour anglais, que vous pratiquez depuis plusieurs années ?

AH : (Marmonnant) Qu’est-ce que c’est ? … (À haute voix) Je ne sais pas… c’est… l’humour littéraire, […] c’est très difficile [d’en] donner une définition. Je trouve qu’en général l’humour, dans la vie, c’est une chose de la plus haute importance. Dans un certain sens, c’est une expression de la vieille vertu de l’humilité, de pouvoir se moquer de lui-même [sic]. Dans un certain sens, l’humour dans la vie, [c’est] de ne pas se prendre trop sérieusement…

Pendant qu’Aldous Huxley prononce ces derniers mots, transition vers un plan rapproché d’une maison. Le plan suivant montre la demeure à distance, au tournant d’une route. On voit, finalement, la colline hollywoodienne avec quelques résidences perchées sur son flanc. Retour en studio à Raymond Charette. Arrêt brusque de l’enregistrement.