Résumés
Résumé
Dans cet article, nous démontrons qu’il est possible de dresser la cartographie du réseau des revues d’idées au Québec au moyen d’une analyse bibliométrique qui révèle la configuration du collectif des animateurs de ces revues ainsi que la dispersion et l’usage des auteurs qui y sont cités. Qui sont les auteurs qui animent ces revues d’idées et quelles sont les références qu’ils invoquent sous forme de citations dans la légitimation de leur projet intellectuel ? En répondant à ces deux questions, notre contribution vise à mettre au jour non seulement les noms des principaux animateurs et auteurs cités qui constituent les noeuds de cet espace de la pensée, mais aussi à mesurer le poids relatif de chaque revue quant à sa participation (centrale ou périphérique) à la conversation qui anime ces réseaux. En identifiant les composantes centrales du réseau des animateurs et du réseau des auteurs cités, nous serons à même d’identifier les passerelles idéologiques qui forment des grappes de revues se disputant de manière concurrentielle la centralité du réseau. Cette recherche souhaite ainsi dégager une objectivation des positions qui pourra nourrir des pistes de réflexion et d’interprétation et éclairer de futures analyses de contenu.
Abstract
This article demonstrates that it is possible to map the network of Quebec’s political journals using bibliometric analysis, which reveals the collective configuration of the leading figures in these journals, the geographical distribution of the authors they cite, as well as how these authors’ texts are used. Who is writing in these journals? And what sources do they cite to legitimize their intellectual enterprises? In answering these questions, this article seeks not only to bring to light the names of the leading writers and cited authors, who constitute the principle nodes of this intellectual field, but also to measure the relative weight of each journal according to its participation (central or peripheral) in the conversations carried on within these networks. By identifying the core components of the network of leading writers and the network of authors cited in the texts of the journals, this article is even able to identify the ideological pathways which emerge out of the clusters of journals competing for the central positions within the network. Thus, this research seeks to provide a more concrete view of these positions, which can serve to encourage reflection and interpretation while clearing the way for further content analysis.
Corps de l’article
Les revues d’idées servent de véhicule pour l’animation du débat idéologique et politique au Québec. Les nombreux intellectuels qui les investissent choisissent cet espace de communication intermédiaire entre le journalisme et l’écriture savante pour diffuser leur pensée au sein d’un cercle plus restreint que celui des médias de masse, mais dans un format qui se veut accessible au public lettré et cultivé. Cette catégorie de publication abrite donc une frange de la vie intellectuelle qui se situe autant à distance de l’immédiateté de l’actualité que de la spécialisation universitaire. La constitution de cet espace intellectuel distinct survient au début du xxe siècle lorsque les revues québécoises, jusque-là peu différenciées, se scindent en catégories (revues d’idées, artistiques ou savantes) avec la fondation de L’Action française en 1917. Accédant à la modernité, ces revues fondent l’autonomie relative d’un « champ intellectuel proprement dit, distinct du champ politique, qui peut être scindé en trois volets : artistique, socioculturel et savant[2] ». À l’intérieur de ces créneaux, la revue d’idées est définie comme une revue à large visée qui « consacre la totalité ou la majorité de ses pages aux idées socio-politico-culturelles[3] ».
Cette définition isole avec assez de clarté un corpus de revues qui forme un espace distinct au sein de l’activité intellectuelle québécoise. Jouissant d’une autonomie relative et oeuvrant sous l’égide d’une convention discursive partagée, cet espace intellectuel peut être étudié à l’aide d’une analyse de réseaux. Dans cet article, nous démontrerons qu’il est possible d’en dresser la cartographie au moyen d’une analyse bibliométrique qui révélera la configuration du collectif des animateurs de ces revues ainsi que la dispersion et l’usage des auteurs qui y sont cités. Qui sont les auteurs qui animent ces revues d’idées et quelles sont les références qu’ils invoquent sous forme de citations dans la légitimation de leur projet intellectuel ? En répondant à ces deux questions, notre contribution vise à mettre au jour non seulement les noms des principaux animateurs et auteurs cités, mais aussi à mesurer le poids relatif de chaque revue quant à sa participation (centrale ou périphérique) à la conversation qui anime ces réseaux. En identifiant les composantes centrales du réseau des animateurs et du réseau des auteurs cités, nous serons à même d’identifier les passerelles idéologiques qui forment des grappes de revues se disputant de manière concurrentielle la centralité du réseau. Cette recherche souhaite ainsi dégager une objectivation des positions qui pourra nourrir des pistes de réflexion et d’interprétation et éclairer de futures analyses de contenu.
Méthodologie
Notre enquête ne reconstitue pas un réseau social, mais un réseau de signatures et de citations qui révèle : 1) la structure de la communauté des auteurs des textes du corpus et 2) la structure des références qu’ils citent dans leur projet intellectuel. Elle porte sur un corpus composé de douze revues d’idées parues de 2003 à 2008. Le choix de cette période est principalement motivé par le fait que quatre nouveaux titres sont apparus en 2003 (À Bâbord,Les Cahiers du 27 juin, La Conspiration dépressionniste et Égards) qui sont venus s’insérer dans un espace déjà occupé par huit autres revues établies (L’Action nationale, L’Agora, Argument, Conjonctures, Combats, Liberté, Possible(s) et Relations)[4]. La présente contribution se penche sur le corpus récent pour révéler la structure des débats contemporains. Elle inaugure surtout la tâche générale d’une recherche en cours qui vise à remonter le cours du vingtième siècle afin de modéliser les réseaux inédits des quelque 178 revues d’idées fondées entre 1917 et 2008. Les données de cette enquête permettront de révéler l’aspect dynamique et historique du réseau des revues et de ses centralités changeantes au cours du siècle en plus d’offrir une cartographie de l’histoire des idées au Québec.
Au plan méthodologique et épistémologique, la recherche mobilise de la théorie du champ et des réseaux intellectuels qui positionne les produits culturels dans les coordonnées d’un jeu d’espace et de relations. Cette lunette d’approche envisage toujours les productions culturelles à partir de la scène spécifique qui les a générées. Dans ce sens, « le champ, en tant que structure de relations objectives entre des positions de force, sous-tend et oriente les stratégies par lesquelles les occupants de ces positions cherchent, individuellement et collectivement, à sauvegarder ou à améliorer leur position[5] ». Le réseau intellectuel concrétise, pour sa part, la modélisation de cette antichambre où le jeu du champ influe sur la singularité d’un auteur, car le réseau est considéré ici comme le véhicule immédiat pour toute production intellectuelle[6]. La pression du champ (comme ensemble de règles de production légitimées) et la configuration du réseau (comme toile d’opportunité et courroie de mobilisation de capital culturel) peuvent être conjuguées, mais à condition de rester fidèles au « postulat du déterminisme faible[7] » qui propose « l’observation à la fois de ce dynamisme et de ces contraintes[8] ». Ainsi, dans une telle perspective relationnelle, il n’y a pas tant des textes que des positions qui produisent et citent des textes. La préséance de la relation (position) sur la substance (texte) constitue le postulat de l’appareil théorique mobilisé dans cette recherche[9].
Le collectif des collectifs des revues
La production intellectuelle est très stratifiée. Les producteurs occasionnels représentent l’écrasante majorité des auteurs, tandis qu’une petite minorité d’entre eux se partagent une grande partie de la production et qu’une plus infime poignée occupe les positions nodales du réseau à titre d’auteurs-pivots, c’est-à-dire ceux et celles qui publient beaucoup et à plus d’un endroit. Le présent corpus n’échappe pas à la prégnance de cette réalité. Des 1 612 auteurs qui ont signé au moins un texte dans les revues du corpus, seuls 266 ont écrit trois articles ou plus. Cette stratification s’accentue à mesure que le palmarès (tableau 1) concentre les trente auteurs ayant écrit quatorze textes ou plus : ils représentent moins de 2 % des auteurs tout en se partageant 21 % des 3 585 textes produits.
Cette compilation agrège deux types d’auteurs très distincts : les producteurs exclusifs qui publient dans un seul organe et les auteurs-pivots qui donnent corps à la communauté des revues d’idées, c’est-à-dire ceux et celles qui font véritablement le réseau et qui participent, de près ou de loin, à la constitution de la composante centrale. Afin de les départager et de progressivement mettre au jour le coeur d’un réseau composé initialement des 266 animateurs et animatrices les plus significatifs, le réseau de la figure 1 combine trois séries d’information : l’intensité de la production (épaisseur des liens), les producteurs exclusifs (rangés derrière leur unique port d’attache) et les auteurs-pivots qui tissent les liens entre les revues. La taille des noeuds (revues et auteurs) est proportionnelle à la pondération de leur « poids réseautique », c’est-à-dire leur importance au titre de point de passage obligé pour atteindre la composante centrale[10]. Ce paysage très dense incite à une série de remarques quant à l’importance relative des revues.
Les trois plus importantes revues de ce réseau sont À Bâbord, Relations et L’Action nationale, chacune jouissant de surcroît d’un imposant collectif d’auteurs. Le fait qu’À Bâbord se soit imposée ici comme revue centrale fait état d’une ascension instantanée, depuis sa fondation en 2003, non seulement parmi les revues qui accueillent le plus de collaborateurs, mais surtout parmi celles qui partagent des liens forts avec d’autres revues et forment ainsi des grappes distinctes dans le grand réseau. Cette forte intégration fait d’ailleurs contraste avec la situation d’autres revues : le collectif ludique et caustique de La Conspiration dépressionniste ne partage aucun lien avec les revues centrales, tandis que des revues périphériques telles que Conjonctures, Les Cahiers du 27 juin et Égards jouissent de liens plus pauvres avec le reste du collectif[11].
Cette carte montre également des passerelles formées par les auteurs qui sont partagés entre les collectifs de chacune des revues. Ces corridors d’auteurs-pivots ressortent plus clairement en figure 2, où l’on retrouve uniquement les auteurs ayant publié dans deux revues ou plus. Ce sont ces auteurs qui forment et tissent le réseau, soit le collectif des collectifs des revues. Encore une fois, la centralité des revues principales tient au fait qu’elles partagent des ressources communes favorisant leur importance dans le réseau. Plus une revue partage des ressources et plus elle publie des auteurs-pivots, plus elle se rend incontournable dans la centralité du jeu.
À la lumière de cette dynamique, l’intensité du corridor À Bâbord-Relations n’a pas son pareil dans le réseau. Cette grande solidarité est augmentée par quelques auteurs du corridor À Bâbord-Possible(s) qui publient aux trois endroits. Ce bloc très uni de revues de gauche, complété par les liens du corridor Relations-Possible(s), est relié plus faiblement au reste du collectif, tout en accueillant les publications d’auteurs-pivots et centraux tels que Jean-Marc Piotte, Normand Baillargeon et Francis Dupuis-Déri. À l’autre extrémité du réseau, les revues périphériques (L’Agora et, à plus forte raison, Égards) sont rattachées à la composante centrale par l’entremise de quelques auteurs qui les relient à L’Action nationale et à Argument. Sans ce partage de ressources, ces revues se verraient balayées hors de la conversation et ne reposeraient que sur leurs propres collectifs d’auteurs isolés. À ce titre, la « résistance conservatrice » d’Égards, sans être totalement détachée du réseau, jouit de faibles entrées auprès des revues établies. Cette condition s’applique également à la situation périphérique des Cahiers du 27 juin, qui profitent de cinq liens modestes avec le réseau.
Fait intéressant, L’Action nationale publie des auteurs qui la relient à neuf des douze revues du corpus[12]. Elle exploite toutefois des axes de collaboration privilégiés à travers quatre principaux canaux d’auteurs partagés (par ordre d’intensité, Combats, Agora, Argument et À Bâbord). Une meilleure lisibilité de ces corridors et, par le fait même, de la composante centrale exige de hausser le seuil de participation des auteurs au réseau pour retirer du jeu les collaborations rares ou uniques d’un auteur avec une revue. En portant le seuil de chaque lien à un minimum de deux textes, la composante centrale du réseau (figure 3) ressort avec clarté et elle crée une sorte d’effet grossi des structures commentées plus haut.
La carte de la composante centrale ne retient que dix revues. Elle a fait l’objet d’un nouveau calcul de la centralité des noeuds du réseau à partir des 27 auteurs-pivots ayant publié au moins deux textes dans deux revues ou plus. Si À Bâbord et L’Action nationale apparaissent ici comme les deux plus importantes revues, c’est bien en raison de leur position privilégiée à titre de point de passage obligé vers la centralité du réseau. Toutefois, il n’y a pas lieu ici de parler de « revue universelle », car il s’agit bien d’une centralité bicéphale partagée entre deux grappes de revues distinctes dans lesquelles À Bâbord et L’Action nationale sont les points fédérateurs. En dernière instance, il y a deux familles de revues d’idées regroupant deux collectifs d’auteurs distincts. La grappe Relations-À Bâbord-Possible(s) (à laquelle s’adjoint Conjonctures) est un pôle de pensée qui s’affiche idéologiquement à gauche et il accueille un collectif spécifique d’auteurs qui se dispersent entre ces revues. La grappe qui se construit autour de L’Action nationale, Argument, Combats et Liberté (et leurs ramifications périphériques à L’Agora et Égards) concentre les auteurs d’une nébuleuse qui s’autodésigne tantôt comme généraliste ou humaniste, tantôt comme nationaliste ou conservatrice[13]. Sur le plan de la position des auteurs, nous remarquons que le calcul de centralité révèle également le poids variable des auteurs-pivots parmi lesquels Francis Dupuis-Déri devient l’auteur le plus central avec la production la plus intensément diversifiée durant la période étudiée.
En somme, le réseau constitué des auteurs ayant investi les revues d’idées du corpus permet de mettre au jour des coalitions très structurées qui recoupent des lignes idéologiques en fonction desquelles les auteurs choisissent les véhicules appropriés. Bien entendu, nous ne nous targuons pas ici de formuler un énoncé très surprenant, mais ce travail d’objectivation permet de relier des noms et des parcours à des revues spécifiques et interreliées et de tempérer les énoncés commodes par lesquels un acteur individuel ou collectif peut se représenter comme non partisan ou non idéologique. Ces autodésignations se voient invariablement infirmées par la mise au jour de tout un collectif d’auteurs qui structure – sans concertation – une scène du jeu qui n’aurait pas pu être aperçu si nous nous en étions tenus à considérer le discours des acteurs sur eux-mêmes.
La légitimation par la citation : usage et dispersion des auteurs cités
Afin d’objectiver les coordonnées propres à chacune des revues dans l’espace relationnel auquel elles participent, la recherche en cours s’intéresse également à l’usage des auteurs qui sont cités par le collectif des revues. Cette mesure bibliométrique part de la prémisse selon laquelle la citation constitue une trace empirique de la mobilisation de capital culturel[14] requise par le combat idéologique d’une revue ou d’un ensemble de revues. La citation est un indice de la reconnaissance et de la circulation d’un auteur dont les textes servent à alimenter le propos de la revue. Dit autrement, la citation permet de mesurer l’espace qu’occupe un auteur dans le réseau en vertu de l’idée selon laquelle citer c’est reconnaître et être cité c’est exister[15]. En reconstituant le réseau des auteurs cités par les revues du corpus, nous dégagerons la structure hiérarchique des auteurs et des revues qui s’imposent avec le plus d’intensité à la conversation collective.
Les revues du corpus se partagent 5 300 citations de 3 474 auteurs différents. La liste des auteurs les plus cités (tableau 2) fait état d’une stratification plus pointue, mais tout aussi forte, que dans le cas des auteurs-pivots : les 24 auteurs les plus cités représentent 0,7 % du corpus tout en générant 6,7 % de ses citations.
Ces auteurs participent différemment au réseau selon qu’ils soient cités dans plus d’une revue (figure 4), qu’ils soient étrangers (figure 5), qu’ils soient Québécois (figure 6) et/ou qu’ils accèdent au rare statut de participants à la composante centrale (figure 7). Fait intéressant, les occurrences brutes des tableaux 1 et 2 permettent de dégager un très petit cercle d’auteurs qui réussissent à s’imposer au double titre d’auteurs productifs et d’auteurs discutés : Pierre Vadeboncoeur, Normand Baillargeon, Mathieu Bock-Côté et Francis Dupuis-Déri. Or cette position exceptionnelle ne se confond pas nécessairement avec l’importance réelle de ces auteurs dans les réseaux étudiés. Encore une fois, la logique relationnelle du réseau tempère la concentration des occurrences brutes par l’intensité des liens que génère un auteur avec la composante centrale, laquelle concentre véritablement les usages dominants des sources citées et révèle inversement la raréfaction des usages périphériques ou marginaux dans le réseau.
À l’égard de la centralité relative des revues, le corpus des auteurs cités présente une scène sensiblement différente que celle dégagée par les réseaux des auteurs-pivots. Le poids relatif des revues dans ce nouvel ensemble est plus inégalement distribué que dans le cas des réseaux antérieurs, et cette hétérogénéité du corpus sur le plan de la dispersion et de la concentration des auteurs cités doit servir d’éclairage général aux commentaires formulés ci-après. Notons de manière préliminaire que L’Action nationale, Argument et Possible(s) concentrent près de 50 % de toutes les citations. Cette concentration au sommet fragilise certainement l’unité de la catégorie « revue d’idées », qui désigne ici à la fois des revues à gros volume de citations et des revues à volume moyen ou faible, ce qui augmente de beaucoup la centralité des premières au détriment des secondes[16]. Telle est la règle de ce jeu : une revue doit non seulement citer des auteurs, mais aussi, et abondamment, des ressources partagées par d’autres revues afin d’accéder aux positions centrales, c’est-à-dire celles qui incarnent le mieux la convention des usages.
Pour restituer le jeu de cette structure, la figure 4 modélise le réseau des 82 auteurs cités au moins à deux reprises dans deux revues ou plus. Ce réseau des auteurs cités en partage rend explicites les corridors des ressources partagées entre les revues en éliminant du jeu les auteurs qui sont cités seulement dans une revue. Il fait montre du poids écrasant d’Argument et de L’Action nationale, qui mobilisent avec intensité un corpus très commun d’auteurs cités. Ce corridor très structurant (plus de 25 auteurs) est sans égal dans le réseau. Hormis l’importance significative mais excentrée de Possible(s), qui cite de nombreux auteurs centraux, cette structure relègue les autres revues à la périphérie du jeu. Celles-ci mobilisent en effet des auteurs qui sont faiblement partagés et beaucoup moins centraux que ceux consacrés par le tandem qui domine la convention des usages. Si l’on compare ce réseau avec celui des auteurs-pivots (figure 2), on constate que L’Action nationale maintient sa position hégémonique, mais que ce titre est aidé cette fois par son commerce intense avec Argument, qui cite des auteurs centraux (tels que Michel Freitag, Peter Sloterdijk, Friedrich Nietzsche ou Michel Foucault) qui ne paraissent toutefois pas dans les pages de son vis-à-vis.
En exploitant des canaux plus diversifiés d’auteurs cités, Argument devient la revue « oecuménique » qui participe minimalement à toutes les conversations générées par les auteurs cités du corpus, mais en privilégiant surtout l’exploitation de l’axe principal dont elle contribue à fortifier la convention. La comparaison des réseaux fait également montre de la minorisation d’À Bâbord et de Relations qui, sur le plan des auteurs cités, sont exclues des axes centraux. Cela indique que les auteurs associés à la pensée progressiste et sociale (tels que Noam Chomsky, Daniel Bensaïd, Pierre Bourdieu, Normand Baillargeon ou Diane Lamoureux) ne pénètrent pas le coeur du réseau. Par contre, leur alliée Possible(s) maintient sa position mitoyenne en partageant, en sus de ses corridors avec À Bâbord, Conjonctures et Relations, une douzaine d’auteurs avec les revues dominantes, ce qui la positionne à la jonction de la conversation centrale et des thématiques périphériques.
Afin d’examiner de plus près les dynamiques impliquées par le jeu des auteurs cités, nous souhaitons, dans les sections qui suivent, décomposer le palmarès des auteurs les plus cités (tableau 2) en isolant les auteurs étrangers et les auteurs québécois[17] de façon à explorer les nuances des participations différenciées des auteurs et des revues du corpus. Nuances qui n’échapperont pas, cependant, à la prégnance de la composante centrale.
Des revues aux normes internationales et continentales
Les sept auteurs étrangers les plus cités du corpus sont Hannah Arendt, Pierre Bourdieu, Noam Chomsky, Michel Foucault, Jürgen Habermas, Friedrich Nietzche et Peter Sloterdijk. L’épaisseur des liens dans le réseau (figure 5) indique l’intensité[18] avec laquelle les revues mobilisent ces noms dans la légitimation de leur projet intellectuel. Les relations entre ces auteurs et les revues demeurent toutefois le principal objet de l’analyse réseautique, car, malgré leur petit nombre, ces points nodaux touchent à l’ensemble des revues et cela appelle quelques analyses spécifiques.
D’abord, notons que les douze revues du corpus participent au réseau des auteurs étrangers les plus cités. Par le calcul de centralité, on constate néanmoins que le rôle indiscutablement fédérateur de ces figures internationales et très discutées aimante différemment chacune des revues : Argument, Conjonctures et Relations sont les revues qui accueillent le plus d’auteurs étrangers (nombre et intensité), ce qui les consacre au titre de revues centrales pour ce corpus. Cependant, ce petit réseau montre que la magnitude des noeuds des auteurs est égale ou supérieure aux noeuds des revues elles-mêmes. Cela s’incarne au plus haut titre dans le cas de Michel Foucault, qui est cité dans neuf des douze revues du corpus et qui est de loin l’auteur le plus universel parmi les auteurs cités. Dans une mesure tout aussi appréciable, la circulation de Pierre Bourdieu, Friedrich Nietzche et Peter Sloterdijk exprime leur pouvoir d’attraction dans six revues ou plus. Cette dissémination atteste l’intensité de la discussion de ces auteurs dans la majorité des titres qui sont liés entre eux par leur usage commun d’un même auteur.
La préséance de ces auteurs étrangers ne relève certainement pas du hasard, car il est clair que les revues d’idées québécoises sont ici le miroir de la norme internationale des usages philosophiques en vigueur pour la période étudiée. Ces vedettes internationales monopolisent les citations et les usages théoriques avec la même centralité et la même intensité que celles observables à l’échelle internationale[19]. Par conséquent, ce corpus restreint démontre qu’il y a homologie entre le champ des revues d’idées québécoises et le champ international de la circulation des idées. L’universalité contemporaine de Foucault s’incarne clairement, nous l’avons dit, dans la structure du jeu ci-contre. Et il en est de même pour la grande centralité de Nietzsche qui, lorsqu’elle est située à nouveau dans l’espace des revues d’idées québécoises, permet de couvrir, d’une ligne claire et transversale, l’entièreté du spectre idéologique : de la pensée conservatrice d’Égards à la pensée progressiste d’À Bâbord.
Enfin, cette fine pointe du palmarès des auteurs étrangers cités tout comme la pluralité des noms du réseau de la figure 4 montrent que les revues du corpus privilégient clairement les ressources de la philosophie continentale dans l’édification de leur projet. Exception faite des usages soutenus du philosophe américain Noam Chomsky, qui demeure complètement hors de la norme de l’hégémonie libérale par ses critiques radicales et anarchistes, les revues affichent clairement leur enracinement dans le continent européen, et ce, même si les débats et les auteurs spécifiquement québécois les intéressent en priorité.
Vers la composante centrale : auteurs québécois et prégnance du débat national
Afin de documenter la prégnance de ces débats et de ces auteurs, le calcul de centralité appliqué au réseau des auteurs québécois les plus cités (figure 6) montre que l’on obtient sensiblement le même axe de revues principales observé dans le réseau élargi des auteurs cités (figure 4). En effet, Argument et L’Action nationale se partagent encore les auteurs les plus cités et tous les auteurs du réseau paraissent dans leurs pages respectives, à l’exception de Normand Baillargeon et de Michel Freitag, qui ne sont pas cités dans L’Action nationale. La revue Possible(s) quant à elle demeure encore un point de passage intermédiaire pour de nombreux auteurs cités au sein des revues périphériques. Toutefois, en comparant les réseaux des figures 5 et 6, on constate que les centralités sont significativement changeantes selon le corpus d’auteurs cités : du statut de revues centrales qu’elles occupent à travers l’usage des auteurs internationaux, Relations et Conjonctures se retrouvent en périphérie dès lors qu’on les restreint au seul corpus des auteurs québécois. Cet indice montre que les revues d’idées peuvent se différencier également selon la conversation (nationale ou internationale) dans laquelle elles souhaitent prioritairement s’inscrire.
Sur le plan des auteurs, le calcul de centralité montre que Fernand Dumont et Normand Baillargeon se démarquent par leur poids réseautique. Le premier se trouve au centre du réseau par l’entremise de forts liens avec les trois revues du triangle principal. Le second, malgré son poids réseautique élevé, se positionne toutefois à distance du centre en raison de la force de ses liens avec l’axe secondaire Argument-Possible(s) et les revues périphériques À Bâbord et Liberté.
Si le coeur du réseau indique une concentration de l’attention autour d’un petit nombre d’auteurs situés dans un corridor assez exclusif, il apparaît qu’à mesure que l’on s’éloigne de cet axe, les revues périphériques se partagent des auteurs secondaires très dispersés. Cette concentration des citations dans l’espace québécois est structurante à un point tel qu’elle détermine la configuration même de la composante centrale, au sein de laquelle aucun auteur étranger ne pénètre.
En effet, en augmentant le seuil de participation de chaque auteur à cinq citations dans au moins deux revues, nous obtenons une composante centrale (figure 7) très exclusive qui met en réseau seulement quatre revues et huit auteurs. En y appliquant un nouveau calcul de centralité, le poids d’Argument et de L’Action nationale se trouve évidemment confirmé, mais ce calcul souligne aussi les rôles fédérateurs de Charles Taylor et de Fernand Dumont, qui paraissent dans trois revues de la composante centrale. Possible(s) demeure le compagnon de route des revues principales, alors que Cahiers du 27 juin, qui ne s’est pas particulièrement signalée dans les réseaux reproduits plus haut, s’impose comme participante à la conversation en raison de la pénétration de Charles Taylor et de Jocelyn Maclure au coeur du réseau.
Cela a été dit : le corridor Argument-L’Action nationale rassemble les auteurs les plus discutés de tout le corpus. Or, devant cet état concentré de la composante centrale, la disparation des auteurs et des revues périphériques, tout comme la minorisation de Possible(s) et la persistance surprenante des Cahiers du 27 juin, nous permettent de dégager avec assurance le thème de cette conversation dominante. Puisque les revues et les auteurs marqués idéologiquement sur l’axe gauche-droite se trouvent exclus de la composante principale, la conversation au coeur des usages des auteurs cités apparaît étroitement déterminée par les débats sur la nation et l’identité québécoise. Si la simple consultation du palmarès permettait de remarquer la présence de nombreux auteurs engagés dans ce débat, le fait que des auteurs liés à des « questions secondaires » se trouvent balayés hors de l’attention du réseau prouve que seul un petit nombre de références incontournables animent le débat nationaliste qui devient, en termes réseautiques, la clé du centre d’attention.
La préséance de cette thématique n’est pas une nouveauté, mais l’analyse que nous dégageons permet de montrer à quel point cette discussion domine les échanges intellectuels. Elle permet également d’identifier les principales figures qui sont invoquées et reconnues comme légitimes dans la structure de ce débat. À ce titre, l’axe principal compte sur les deux auteurs les plus cités du corpus : Fernand Dumont et Jacques Beauchemin. Ces deux points nodaux marquent par leurs poids brut et réseautique combinés la centralité de l’héritage dumontien dans les termes de la discussion[20]. Beauchemin, en tant que principal auteur contemporain cité durant cette période, s’est ainsi imposé comme un acteur incontournable du débat sur la nation[21]. À ses côtés, le corridor central est accaparé par deux autres références majeures dans ce même débat : Pierre Elliott Trudeau et Gérard Bouchard. On imagine aisément le premier faire l’objet d’un éventail de discussions critiques (antinationalisme, fédéralisme, cosmopolitisme, nationalisme canadien, multiculturalisme, rapatriement de la Constitution, Loi sur les mesures de guerre, etc.), tandis que le second s’avère un point de passage obligé dans la constitution de diverses positions (alliées ou ennemies) dans le débat sur la nation au Québec[22]. L’axe central fait place également aux textes d’Antoine Robitaille, journaliste au Devoir, qui jouit de fortes entrées tant à L’Action nationale qu’à Argument, ce qui établit un net point de contact entre ces revues d’idées et la presse écrite[23].
La périphérie Possible(s)-Cahiers du 27 juin complète le paysage. Le premier titre n’est lié à la conversation principale que par l’entremise de Fernand Dumont et de Francis Dupuis-Déri, dernier auteur de la « constellation de gauche » à se maintenir jusqu’au seuil de la composante principale. Le fait qu’il demeure le seul à oeuvrer hors de la grammaire dominante du discours montre que, même si la pensée sociale et progressiste qu’il incarne pénètre jusqu’au coeur du débat, elle reste reléguée au second plan. D’une manière semblable, la participation des Cahiers du 27 juin à la conversation principale montre que la frange pluraliste ou « multiculturaliste[24] » du débat sur la nation et les identités, portée par le tandem Taylor-Maclure, est reçue et discutée au sein des positions légitimes, mais qu’elle ne rivalise pas d’importance avec les auteurs et les revues les plus consacrés du corpus.
De nouvelles hypothèses réflexives
En prenant pour objet les revues d’idées au Québec pour faire l’étude de la logique spatiale et concurrentielle qui régit la production intellectuelle, cette esquisse de la recherche en cours souhaite permettre la formulation de nouvelles hypothèses et de nouvelles questions dans le champ de l’histoire intellectuelle québécoise. Notre contribution à l’égard du corpus contemporain montre que les outils de la bibliométrie et de l’analyse de réseau modélisent des données statistiques qui, en compilant les traces empiriques de la circulation des auteurs et des citations, permettent de dégager une sorte de prélecture ou de métalecture qui éclaire déjà l’interprétation des textes et de leur teneur idéologique. Les revues centrales et les alliances entre revues apparentées ainsi que les auteurs qui dominent ces réseaux à titre d’animateurs majeurs et/ou de références incontournables sont autant de réalités objectives que notre contribution a pu clairement mettre au jour. L’intérêt de la recherche future qui portera sur 178 revues d’idées résidera fort probablement dans le fait que la modélisation de dizaines de réseaux, divisés par périodes successives sur près d’un siècle, deviendra un outil inédit pour visualiser et documenter la centralité changeante des auteurs et des revues du corpus ainsi que la dynamique temporelle de transformation de la configuration des réseaux en fonction de la naissance, de la vie et de la mort des revues qui pénètrent successivement cet espace.
Évidemment, notre analyse bibliométrique comporte des limites, car les données générées par ordinateur ne sont ni autoréférentielles ni une fin en soi, mais bien un point de départ qui doit ensuite nourrir l’enquête biobibliographique sur un ou des auteurs donnés et sur une ou des revues données. Mentionnons également que les résultats de toute analyse bibliométrique doivent être considérés comme des indices partiels qui exigent des interprétations ultérieures plus raffinées et plus nuancées, car la présentation et la lisibilité des résultats exigent toujours de procéder à des choix qui influencent les indices discutés et qui doivent demeurer perméables à tout réexamen critique[25].
Ces limites sont toutefois largement compensées par la fécondité avérée d’une perspective objectivante et réflexive qui « néglige » les autoreprésentations des acteurs pour privilégier l’étude de l’impact des conventions d’usage sur leur discours[26]. Une telle perspective est critique face aux autopositionnements des auteurs et aux autofiliations commodes et approximatives qui dissimulent davantage qu’elles ne montrent. Elle permet de clarifier le paysage de l’espace intellectuel de deux manières. D’abord, elle infirme des énoncés qui sont erronés parce qu’aveugles au caractère périphérique des discours qu’ils présentent à tort comme « dominants ». Ensuite, elle diagnostique les délires de persécution des positions qui sont véritablement hégémoniques, c’est-à-dire les discours qui jouissent d’une centralité objective tout en s’autoproclamant comme « marginaux ».
Parties annexes
Notes biographiques
Laurence Bernier-Renaud est candidate à la maîtrise en pensée politique à l’Université d’Ottawa. Ses travaux portent sur les liens qui unissent l’Internationale situationniste aux événements de Mai 1968. Elle s’intéresse également à la question de la parole politique et au lien entre pensée et action. Madame Bernier-Renaud est membre de l’Observatoire des nouvelles pratiques symboliques (Onoups).
Jean-Pierre Couture est professeur de pensée politique et membre de l’Observatoire des nouvelles pratiques symboliques à l’Université d’Ottawa. Ses travaux gravitent autour de la phénoménologie politique, de l’épistémologie des sciences sociales et des enjeux théoriques liés au capitalisme avancé. Oeuvrant à une politologie des idées, ses recherches se nourrissent des apports de la sociologie de la culture, qui incitent à comprendre les produits intellectuels tant par leur socialité que leur textualité.
Jean-Charles St-Louis est étudiant au doctorat en science politique à l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent sur l’articulation des discours sur la culture, l’identité, la communauté politique et la diversité au Québec depuis 1960. Sa thèse de maîtrise, intitulée Engagement et inscriptions de Gilles Vigneault, Richard Desjardins et Loco Locass dans la chanson québécoise. Entre appartenance et liberté (Université d’Ottawa, 2010), portait sur la tension entre l’engagement critique et l’inscription dans un récit plus consensuel de la communauté telle qu’elle se manifeste en quelques « lieux » de la chanson au Québec.
Notes
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[1]
À titre de chercheur principal, Jean-Pierre Couture tient à remercier le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada pour l’octroi de la subvention ordinaire de recherche qui soutient la présente enquête. L’équipe remercie également Vincent Larivière du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (CIRST) de l’Université du Québec à Montréal pour son précieux appui technique ainsi que Guillaume Poirier pour sa lecture attentive du manuscrit.
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[2]
Andrée Fortin, « Les intellectuels à travers leurs revues », Recherches sociographiques, vol. 31, no 2, 1990, p. 177.
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[3]
Andrée Fortin, Passage de la modernité : les intellectuels québécois et leurs revues, Sainte-Foy, Presse de l’Université Laval, 2006, p. 32.
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[4]
Chacun de ces titres est classé parmi les revues d’idées dans la typologie d’Andrée Fortin (Passage de la modernité, op. cit.), hormis la revue Liberté qui opère, selon nous, dans le double registre de la revue artistique (littéraire) et de la revue d’idées, car y sont débattues nombreuses questions sociales et idéologiques. À noter également que L’Agora et Combats sont disparues respectivement en 2006 et 2007.
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[5]
Pierre Bourdieu, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Éditions de Minuit, 1992, p. 77.
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[6]
Nous reprenons ici les prémisses des analyses réseautiques de Randall Collins : « It is intergenerational networks dividing up attention space that make intellectual history in every sense » (Randall Collins, The Sociology of Philosophies, Cambridge, Harvard University Press, 1998, p. 621).
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[7]
Michel Lacroix, « Littérature, analyse de réseaux et centralité : esquisse d’une théorisation du lien social concret en littérature », Recherches sociographiques, vol. 44, no 3, 2003, p. 483.
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[8]
Manon Brunet, « Prolégomènes à une méthodologie d’analyse des réseaux littéraires. Le cas de la correspondance de Henri-Raymond Casgrain », Voix et Images, vol. 27, no 2, 2002, p. 237.
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[9]
Pour un exposé systématique des avantages de cette méthodologie, voir Jean-Pierre Couture, « La pensée politique de Peter Sloterdijk. De l’émancipation micropolitique à l’esthétique du monstrueux », thèse de doctorat (science politique), Université du Québec à Montréal, 2009 ainsi que Jean-Pierre Couture, « Il n’y a que du hors-texte. Approches mésologiques à l’étude des idées politiques », Dalie Giroux et Dimitrios Karmis (dir), Ceci n’est pas une idée politique. Réflexions sur les approches à l’étude des idées politiques, Québec, Presse de l’Université Laval, 2012, sous presse.
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[10]
Tous les réseaux qui paraissent dans le présent article ont été réalisés à l’aide du logiciel Ucinet et de son application Netdraw. Les réseaux sont établis à partir d’une matrice qui attribue à chaque auteur une valeur (nombre de textes ou de citations) pour chacune des revues du corpus. Les liens du réseau sont une transposition visuelle des données des matrices. La taille variable des noeuds est obtenue par une analyse automatisée de la mesure de leur centralité respective. Nous avons systématiquement privilégié la mesure par « betweeness » (point de passage obligé), car elle est une mesure claire du poids et de l’importance dans le réseau.
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[11]
La périodicité de chacune des revues influe évidemment sur leur importance dans ce jeu, mais pas de manière absolue. Si Relations et L’Action nationale paraissent mensuellement, À Bâbord ne paraît que cinq fois par année, ce qui ne l’empêche pas de compter parmi les plus importantes revues de ce réseau d’auteurs. L’indice réseautique normalise toujours les fréquences absolues en les tempérant par la prégnance d’un jeu relationnel. Par exemple, si une revue à faible périodicité ou dotée d’un comité de rédaction modeste publie des auteurs-pivots, son importance réseautique s’accroît et la relie invariablement à la composante centrale. Ainsi, le caractère périphérique de Conjonctures (6 liens) ne l’empêche pas de demeurer liée à la composante centrale de manière assez robuste (voir figure 3).
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[12]
Avec une intensité bien moindre, Argument est reliée à dix revues par l’entremise des auteurs qu’elle publie.
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[13]
Il y a là ouverture d’un chantier pour faire l’étude rapprochée de cette composante nationaliste centrale qui, tout en étant discutée par une variété d’auteurs, apparaît perméable à des relents de pensées réactionnaires.
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[14]
Le capital culturel mobilisé par les revues d’idées désigne les éléments d’une ressource symbolique, c’est-à-dire la maîtrise des canons intellectuels (les auteurs cités) et les prestiges – titres, diplômes, positions – qui leur sont associés et dont on se dispute le contrôle, la possession ou l’incarnation légitime. En tant que capital symbolique, assujetti à la reconnaissance sociale, il est l’objet d’une lutte qui structure la joute intellectuelle (Pierre Bourdieu, « Espace social et pouvoir symbolique », Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 160).
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[15]
S’allier un auteur ou le contester ne change rien à cette mécanique : on cite toujours ce qui semble s’imposer à la discussion. À l’échelle du réseau, la répétition de ces conventions d’usage dessine une structure qui dépasse les usages contingents ou isolés.
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[16]
En lien avec le commentaire formulé dans la note 10, la périodicité influe également sur le volume brut des citations générées par une revue. Toutefois, ce poids peut être relativisé par le jeu du réseau et permettre, par exemple, à une revue périphérique comme Les Cahiers du 27 juin d’être incontestablement liée à la composante centrale (figure 7).
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[17]
La distinction entre auteurs « québécois » et « étrangers » est heuristique et ne doit pas être considérée comme exclusive. Le cas spécifique de Charles Taylor brouille certainement les pistes étant donné que ses travaux s’inscrivent dans le réseau international de la philosophie contemporaine. Or son oeuvre, qui aborde les thèmes du multiculturalisme, des politiques identitaires et de la fédération canadienne, le lie de près aux discussions plus spécifiquement québécoises. Cela permet de supposer que nos analyses gagnent à le ranger, à titre d’intellectuel public canadien et québécois, parmi les auteurs « québécois ». Le fait qu’il se retrouve dans la composante principale (et exclusivement québécoise) du réseau des auteurs cités semble confirmer la pertinence de notre choix (voir figure 7).
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[18]
Dans ce réseau, le seuil minimum des liens est fixé à un seul texte.
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[19]
Cet énoncé s’appuie sur une modélisation réseautique et une analyse de cocitation d’auteurs appliquées au champ de la philosophie contemporaine et réalisées à l’aide de la banque de données ISI Web of Knowledge, ce qui a permis de documenter empiriquement la préséance mondiale des mêmes auteurs centraux (voir Jean-Pierre Couture, La pensée politique de Peter Sloterdijk, op. cit.).
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[20]
L’inscription des travaux de Beauchemin à la suite de ceux de Dumont est attestée tant par les références du sociologue à son prédécesseur (Jacques Beauchemin, « Dumont : historien de l’ambiguïté », Recherches sociographiques, vol. 42, no 2, p. 219-238) que par les liaisons qu’on lui prête avec le courant « néo-dumontien » (voir Jocelyn Maclure, « Le malaise relatif aux pratiques d’accommodement de la diversité religieuse : une thèse interprétative », Marie McAndrew, Micheline Milot, Jean-Sébastien Imbeault et Paul Eid (dir.), L’accommodement raisonnable et la diversité religieuse à l’école publique. Normes et pratiques, Montréal, Fides, 2008, p. 215-242).
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[21]
La présence de Beauchemin au sommet des palmarès se manifeste surtout à partir de 2005, à la suite de la publication de La société des identités (Outremont, Athéna, 2004) et d’un numéro spécial d’Argument portant sur l’ouvrage. Cette tendance se maintient à un niveau élevé jusqu’en 2008, ce qui pourrait aisément conférer à Jacques Beauchemin, si elle persiste, le titre d’intellectuel québécois de la décennie.
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[22]
Cette centralité se manifeste à travers la série d’ouvrages qui ont discuté ou attaqué la position de Gérard Bouchard. Parmi les principaux titres, voir : Jocelyn Létourneau, Passer à l’avenir. Histoire, mémoire, identité dans le Québec d’aujourd’hui, Montréal, Boréal, 2000 ; Jocelyn Maclure, Récits identitaires. Le Québec à l’épreuve du pluralisme, Montréal, Québec Amérique, 2000 ; Jacques Beauchemin,L’histoire en trop. La mauvaise conscience des souverainistes québécois, Montréal, VLB, 2002 ; Mathieu Bock-Côté, La dénationalisation tranquille. Mémoire, identité et multiculturalisme dans le Québec post-référendaire, Montréal, Boréal, 2007.
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[23]
Le fait que des auteurs oeuvrant à Argument et à L’Action nationale (tels que Éric Bédard, Carl Bergeron, Mathieu Bock-Côté, Marc Chevrier, Gilles Labelle ou Jean-Philippe Warren) soient surreprésentés dans les pages du « devoir de philo » dirigées par Antoine Robitaille suggère également que ce dernier facilite la rencontre entre deux marchés intellectuels.
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[24]
Au sens large, puisque les acceptions du terme multiculturalisme sont multiples, le terme pouvant référer à la sensibilité au pluralisme en général ou à certains modèles d’intégration plus précis, et notamment aux politiques canadiennes (Dimitrios Karmis, « Pluralisme et identité(s) nationale(s) dans le Québec contemporain : clarifications conceptuelles, typologie et analyse du discours », Alain-G. Gagnon (dir.), Québec : État et société, tome 2, Montréal, Québec Amérique, 2003, p. 96-97).
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[25]
François Daoust, Jules Duchastel et Dimitri della Faille, « Le problème de l’interprétation des données à partir d’un corpus bilingue. L’exemple du discours des trois chefs de parti sur la motion de reconnaissance du “Québec comme société distincte au sein du Canada” », Actes des JADT-2008, vol. 1, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2008, p. 431.
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[26]
À titre d’illustration probante et récente, François Rocher a proposé un usage analytique et pédagogique de la bibliométrie pour mesurer l’impact de la langue de production dans la réception des travaux en science politique au Canada. Cette objectivation n’a pas seulement permis de mettre au jour la situation dominée des producteurs francophones, elle constitue aussi une invite à approfondir l’usage de la bibliométrie dans le cadre d’une enquête sur les règles régissant la production intellectuelle d’un corpus donné (François Rocher, « The End of the “Two Solitudes” ? The Presence or Absence of the Work of French-speaking Scholars in Canadian Politics », Revue canadienne de science politique, vol. 40, no 4, 2007, p. 833- 857).