Corps de l’article

L’objet de cet article, l’étude des réactions humaines face au volcanisme, introduit à la diversité des modes de gestion des dangers. Je[1] me propose dès lors de me pencher sur l’étude de l’un des volcans les plus actifs du monde, le Stromboli, sur l’île éponyme. Je commencerai par définir les concepts clés de cette étude, avant d’introduire la méthodologie de la recherche ainsi que l’objet de celle-ci, pour finalement mettre le tout en rapport avec les données de terrain.

Les Strombolani, dont la vie est rythmée par les éruptions du Stromboli, entretiennent un rapport particulier avec le volcanisme. Leurs rapports à la « catastrophe » et à la possibilité d’une éruption de grande ampleur sont empreints de cette présence quotidienne des forces telluriques. Après avoir exposé la « normalité volcanique » de l’île, je la mettrai en perspective avec l’un des évènements paroxystiques importants de l’été 2019, qui contraste avec l’activité volcanique ordinaire du Stromboli. La diversité des rapports que les résidents de l’île peuvent entretenir avec le volcan sera mise en perspective avec la littérature sur le sujet, et questionnera les notions de « risque », de danger et d’ajustement à celui-ci.

Le concept de « risque[2] », utilisé par mes acteurs de terrain, leur permet de s’exprimer sur la probabilité d’un danger futur, dans ce cas lié au volcan. Selon l’anthropologue Mary Douglas (1982), le risque est créé collectivement et socialement. Il ne peut ni être pris comme un calcul purement rationnel des couts et bénéfices d’une situation par des individus, ni comme une réaction purement cognitive et apolitique (Douglas, 2005). Åsa Boholm, anthropologue suédoise, critique l’absence des sensibilités individuelles dans cette approche du risque et propose donc de la remplacer par le terme d’uncertainty (incertitude; Boholm, 2003). Dans le cadre de cet article, et pour respecter les mots utilisés par mes acteurs de terrain, je mentionne toutefois le risque pour évoquer la probabilité d’une menace, et parle plutôt de danger quand il s’agit d’évoquer ce que représente le contenu de la menace.

Pour aborder les réactions que peuvent avoir les individus face à une éruption importante du Stromboli, j’interroge le concept de résilience. Issu de la physique des matériaux (Juffé, 2013) et repris par la psychologie (Cyrulnik, 2001), ce terme désigne une capacité à rebondir après un choc traumatique. Par extension, la résilience se définit généralement en anthropologie comme « the qualities and capacities that enable a community to recovery from a catastrophic event (les qualités et les capacités qui permettent à une communauté de se rétablir après un événement catastrophique) » (Barrios, 2016, p. 28; je traduis). Susan Cutter ajoute qu’il s’agit de « the ability to survive and cope with a disaster with minimum impact and damage (la capacité de survivre et de faire face à une catastrophe avec un minimum d’impact et de dommages) » (Cutter et al., 2008, p. 600; je traduis). Dans les travaux anthropologiques portant sur les éruptions volcaniques, les notions de « catastrophe » ou de « désastre » naturel sont régulièrement évoquées. La définition en est délicate, mais retenons ici celle de Adam Koons et Jennifer Trivedi (2021) qui synthétise clairement l’approche générale : « Disasters are complex occurrences, shaped by historical, social, cultural, political, economic, and environmental contexts that accumulate and transform people, societies, and spaces over time[3] » (Koons et Trivedi, 2021, p. 2). Une catastrophe, même dite « naturelle », n’est pas uniquement le résultat de forces externes, indépendantes, mais également d’un problème d’adaptation des populations, humaines dans notre cas, à leur milieu (Blaikie et al., 1994, p. 6; Oliver-Smith, 1996).

La résilience renvoie donc à un mécanisme, mais elle prend des formes diverses selon les peuples et les situations à surmonter. Le concept ne fait pas l’unanimité dans la communauté scientifique (Benadusi, 2014). Selon l’autrice, la définition ouverte du terme en fait un outil galvaudé et surutilisé, qui peut s’imposer pour tenter de préserver un statu quo sans questionner les enjeux de pouvoirs et les vulnérabilités qui préexistaient à l’évènement traumatique. Dans le cas de Stromboli, la question se pose encore plus : retourner à quel « avant »? Un évènement potentiellement catastrophique tel qu’une éruption paroxysmique ne s’accompagne pas nécessairement d’une césure nette avec la normalité d’un quotidien déjà éruptif. Le changement est relatif à l’intensité et à l’impact des éruptions, pas à leur existence même. Comme je le montrerai, la majorité de mes interlocuteurs ne souhaitent ni même n’imaginent l’île sans ses éruptions. Pour toutes ces raisons, plutôt que de parler de résilience suite à un chamboulement complet du quotidien, je privilégie dans cet article la notion « d’ajustement », pour faciliter la compréhension des stratégies individuelles et collectives d’intégration et d’interprétation des phénomènes volcaniques « anormaux » du Stromboli par mes acteurs de terrain. Le terme est moins connoté et plus subtil, rendant davantage compte des situations vécues lors du paroxysme de juillet 2019.

Méthodologie et mise en contexte du terrain

Les données utilisées pour ce travail ont été recueillies durant trois mois, de septembre à décembre 2021, période durant laquelle j’ai vécu et ai participé au quotidien des habitants de l’île de Stromboli[4]. Les verbatims proviennent de discussions informelles. Pour des raisons éthiques, les acteurs sont anonymisés. Durant ces trois mois, j’ai pris soin tant d’observer les hommes et les femmes présents sur l’île que le volcan et ses variations d’activité. Mes interlocuteurs, de tous âges, sont pour beaucoup natifs de l’île, avec des parents eux-mêmes natifs ou provenant du reste de l’Italie. Une fraction conséquente des Strombolani est tout de même née ailleurs, soit dans les autres îles éoliennes, à Naples ou en Sicile, soit même dans des pays étrangers, comme au Maroc, en Autriche, ou en Australie. Dans le cadre de cette étude, il est à noter que je me concentre sur la population qui demeure sur place même pendant les mois d’hiver et qui constitue le coeur même de la population de l’île.

C’est en mer Tyrrhénienne, entre la Sicile et la Calabre, que se trouve l’île de Stromboli, à l’extrémité nord-est de l’ensemble des îles éoliennes. Sortie de mer il y a environ 85 000 ans, Stromboli est donc, outre la cadette de l’archipel, une île relativement jeune à l’échelle géologique (Osservatorio Etneo – INGV, s. d.). L’activité volcanique qui la rend célèbre aujourd’hui n’existe comme telle que depuis 1000 à 2000 ans, selon les débats en cours (Rosi et al., 2000) et a persisté depuis avec seulement quelques interruptions notables. Le volcan est apprécié des touristes pour ses explosions, qui sont le plus souvent de faible intensité. Elles ont lieu plusieurs fois par heure, et donnent lieu à la faveur de la nuit à un spectacle visuel et sonore époustouflant, la vue de ces courts rejets de matériaux rougeoyants s’accompagnant bien souvent d’un grondement sourd et d’intensité variable (figure 1).

Figure 1

La colonne de gaz rougeoyante, derrière le sommet, témoigne de l’activité volcanique (photographie de l’auteur, prise de nuit, depuis le centre habité, 2021).

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L’île tire son nom du grec ancien Strongylé, qui signifie « rond », dû à l’apparente forme circulaire de la montagne vue depuis la mer (Manni, 1981, p. 76-77). On ne peut en effet s’empêcher, en arrivant sur l’île pour la première fois, de remarquer l’apparente régularité de ce volcan dont la forme rappelle celle des dessins d’enfants (figure 2). Le pic Vancori, qui culmine à plus de 924 mètres au-dessus du niveau de la mer, n’est en réalité que la pointe émergée du stratovolcan, dont les pentes descendent pas moins de 2200 mètres plus bas sur le plancher océanique. De ce fait, et bon nombre de Strombolani me le répèteront : « On ne vit pas ici sous la montagne, mais sur la montagne[5], quasi au sommet! » (Oliver, novembre 2021).

Le nombre d’habitants de l’île varie fortement en nombre au fil des saisons. En plein hiver, quand la mer est trop agitée pour assurer un service maritime régulier et que toutes les infrastructures touristiques sont fermées, un petit groupe d’environ 500 Strombolani constitue la population de l’île. Ils se répartissent en deux villages : Ginostra, au sud-ouest, habité par moins de 50 personnes, et Stromboli (figure 3), qui concentre la majeure partie de la population. En période estivale, les liaisons maritimes avec la Sicile, Naples ou encore la Calabre sont plus nombreuses et fiables, et l’île n’est alors plus vraiment isolée.

Figure 2

Vue de Stromboli depuis la mer, le village éponyme en fond (photographie de l’auteur, 2021).

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Figure 3

La place San Vincenzo est le point central du village de Stromboli et le lieu de départ des excursions guidées vers les points de vue sur les cratères (photographie de l’auteur, 2021).

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Un volcan comme hôte et voisin

À Stromboli, il n’est pas possible d’oublier le volcan. Comme de nombreux Strombolani me l’ont expliqué, il fait partie de la vie locale. C’est un voisin, qui doit travailler et qui se fait donc voir et entendre. Il ne faut pas se méprendre pour autant : il reste le chef, et c’est lui, dit-on régulièrement, qui accepte les humains sur l’île, comme un hôte accepte ses invités. Les variations d’intensité de l’activité volcanique sont relativement imprévisibles (Viccaro et al., 2021), et le Stromboli peut décider à tout moment de reprendre pour lui seul ce territoire. Camila, comme beaucoup d’autres, me dira que « c’est lui le chef, il ne fait que nous tolérer ici. Alors, on doit vraiment le respecter et lui laisser de l’espace. C’est vraiment très important de bien le respecter. » (Camila, octobre 2021) Comme le montre cet extrait, le volcan est souvent personnifié par les insulaires. D’ailleurs, à la différence de l’Etna, la mamma, Stromboli est masculin. C’est ainsi qu’il est souvent abordé dans les conversations comme Lui, en sicilien Iddu, pronom que je n’ai jamais entendu sur l’île pour désigner un objet inanimé. Cet anthropomorphisme n’est pas spécifique au Stromboli. L’anthropologue Richard Stoffle (2022) constate l’importance pour les Hawaïens d’entretenir continuellement de bons rapports avec les volcans, qui sont des êtres vivants ayant donc la possibilité de réagir aux actions des humains. La personnification, qui consiste à prêter une capacité de décision au volcan, rappelle l’imprévisibilité du volcan et incite à son respect (Norenzayan et al., 2008; Stoffle, 2016). C’est également ce qu’explique la géographe Marie Augendre (2004) quand elle parle de la personnification des volcans d’Hokkaidō au Japon qui, au-delà de leur potentiel de destruction, offrent aussi de nombreux avantages aux populations voisines. L’anthropomorphisme n’est pas ici à entendre comme une forme simplificatrice de compréhension des phénomènes volcaniques, mais comme une stratégie efficace pour comprendre et faire comprendre les spécificités de la vie avec le volcan (Vidal, 2012).

L’île, de par ses cycles éruptifs réguliers et très fréquents à l’échelle géologique, est un véritable cas d’école pour les chercheurs en volcanologie (Bąk et al., 2016). La montagne est bardée de capteurs mesurant les fumées, les gaz, l’activité sismique, les trémors volcaniques et les gonflements des sols, avec pour objectif de comprendre le fonctionnement de sa plomberie interne, mais aussi et surtout pour tenter de prévenir les éruptions et de minimiser les risques (Bertolaso et al., 2009). Après la crise éruptive de 2002-2003, les autorités ont investi largement dans un système de surveillance et de prévention, avec des surveillances sur place, à distance, et un suivi constant de l’activité du volcan (figure 4). Le centre INGV de Catania, qui supervise les opérations, envoie en période estivale des chercheurs pour faire de la prévention auprès des touristes. J’eu l’occasion de m’entretenir avec l’un d’eux, membre du groupe responsable de la surveillance de l’île. Il m’expliquera avec fierté avoir, avec son équipe, mis au point une surveillance rapprochée permettant de prédire les paroxysmes avec une certaine avance. Car si le volcan est constamment actif, cette activité rend particulièrement complexe la prévision d’évènements inattendus, à l’inverse d’autres régions volcaniques aux cycles éruptifs moins denses, comme le Pico do Fogo au Cap-Vert (Weeks et Popinsky, 2016). Cette incertitude quant à l’anticipation des éruptions pose problème à la communauté scientifique et aux pouvoirs publics, qui cherchent à minimiser l’imprédictibilité des paroxysmes du volcan.

Le Stromboli produit dans la majorité des cas des éruptions de taille réduite, contenues dans l’espace de la Sciara del Fuoco, large pente inhabitée le long de laquelle roulent les lapillis et les éventuelles coulées de lave (figure 5). En dehors des retombées de cendres, ce « toboggan volcanique » protège les villages de l’île des éruptions constantes. Toutefois, il arrive ponctuellement que le volcan explose avec une intensité supérieure, sortant parfois de la Sciara et impactant alors le reste de l’île et les Strombolani. Parmi les évènements volcaniques de plus grande ampleur les plus récents, citons la crise de 2002-2003, qui a vu apparaitre, au fil d’une série d’explosions, une coulée de lave conséquente s’écoulant vers la mer, et déstabilisant le fragile équilibre de la Sciara del Fuoco qui, de par sa forte inclinaison et sa composition faite de scories et de cendres volcaniques, est une zone à fort risque d’effondrement. C’est ce qui finit par arriver le 30 décembre 2002, avec un écroulement d’une portion que les volcanologues supposent être à la fois émergée et submergée – la Sciara descendant encore profondément sous la surface de la mer – et un tsunami d’une dizaine de mètres ressenti dans les ports de Milazzo et de la Calabre et dont l’effet a été destructeur pour les bords de mer de Scari et Ficogrande dans le village de Stromboli (Rosi et al., 2013, p. 478). Au cours de l’été 2019, le Stromboli connaitra ses deux derniers paroxysmes en date[6]. Deux ans plus tard, lors de mon séjour sur l’île, j’ai récupéré beaucoup d’informations sur ces éruptions encore bien présentes dans les mémoires. À travers cet évènement « anormal », il est possible de comprendre en quoi la particularité du volcanisme à Stromboli engendre une approche qui se fait dans ce que je propose d’appeler un « paradigme géosocial[7] » différent.

Figure 4

Un panneau indiquant en anglais et italien les signes avant-coureurs d’un tsunami lié à l’activité volcanique, avec des précisions quant à la marche à suivre (photographie de l’auteur, 2021).

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Figure 5

Vue latérale de la Sciara del Fuoco. Les scories expulsées par les cratères dévalent la pente en soulevant des nuages de cendre volcanique (photographie de l’auteur, 2023).

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Le quotidien éruptif

L’île de Stromboli est habitée depuis plus de 6000 ans (Di Renzoni et al., 2021). Dans l’Antiquité, elle était considérée comme le « phare de la Méditerranée », à cause de la lumière due aux éruptions fréquentes du volcan (Pitto, 1990). À plusieurs reprises, l’île fut désertée pour être réinvestie par de nouvelles populations, son dernier repeuplement remontant au 18e siècle (Barnao, 2017). Le volcan était alors bien actif (Rosi, 2000) et les dernières populations qui s’y sont installées avaient conscience du contexte particulier que cela représente (Manni et al., 2018).

L’activité volcanique est constante, des dizaines de petites explosions pouvant se faire entendre quotidiennement sur l’île. L’imprévisibilité n’est alors pas due à l’activité du volcan, mais bien à l’intensité de celle-ci. Les Strombolani avec qui j’ai interagi sur le terrain sont tellement habitués à l’activité du volcan qu’ils la perçoivent comme étant la normalité, ce qui n’implique pas pour autant une perception et une réaction unanimes pour tous, certains étant plus méfiants que d’autres au regard des dangers du volcan.

L’activité constante peut avoir un usage pratique. Le panache de fumée est alors utilisé à des fins météorologiques : un pêcheur septuagénaire m’expliqua tout naturellement que le matin, avant de prendre la mer, il regarde le volcan et que, selon la direction des fumées et leur couleur, il déduit tant la direction du vent que les probabilités de pluie. C’est un aspect important de la cohabitation avec les volcans : l’accès et le développement progressif de savoirs locaux sur les phénomènes éruptifs et leurs implications au quotidien. Tito, un homme âgé d’environ 80 ans et ayant vécu toute sa vie sur l’île, raconte qu’il est possible, avec le temps, d’apprendre à « ressentir[8] » le volcan. Il l’entend mieux, sent ses vibrations, et explique qu’avec le temps, il sait dire si l’activité du volcan est « normale » ou inhabituelle. Par contre, il insiste sur le fait qu’il n’est pas possible de voir venir les éruptions de grande envergure, opinion partagée par beaucoup de mes acteurs de terrain. Certains Strombolani considèrent qu’il existe une phase précursive qui pourrait, par exemple, consister en une activité réduite qui ferait augmenter la pression interne (Antonio, octobre 2021). Pour d’autres, rien ne permet d’annoncer sans équivoque une future explosion importante. Il n’existe donc pas entre eux de consensus autour de la prévision, si ce n’est sur l’idée partagée par mes interlocuteurs que, même s’il est potentiellement possible de déceler des signes avant-coureurs, une éruption de grande envergure reste largement imprévisible.

L’activité volcanique est donc omniprésente au point qu’il puisse être impossible d’imaginer un quotidien non volcanique. Davy, pêcheur d’une cinquantaine d’années natif de Stromboli, répond à la question de savoir s’il préfèrerait que le volcan soit éteint en disant que cela ne serait « pas une bonne chose, parce que ça veut dire que la pression augmente et qu’il explosera plus fort » (Davy, novembre 2021), impliquant que le volcan ne serait qu’endormi, pas éteint. Même après lui avoir reclarifié la question, il m’a répété la même réponse. Pour lui, il n’était pas concevable que le volcan puisse arrêter d’érupter. C’est probablement une des raisons qui expliquent pourquoi pour de nombreux Strombolani, plus que l’augmentation de l’intensité des phénomènes volcaniques, c’est plutôt le silence du volcan qui inquiète. Vespaccio, un cinquantenaire natif de Stromboli, raconte que « quand on n’entend pas de bruit, on regarde pour voir si tout va bien, voir si ce n’est pas juste le vent. En fait, c’est comme un enfant : s’il est silencieux c’est qu’il prépare une bêtise. » (Vespaccio, novembre 2021) Le Stromboli, selon l’expression commune, est un « bon volcan[9] ». Mais il est actif, il doit laisser sortir son énergie, et c’est donc rassurant d’être bercé par les craquements d’Iddu. Ahmed, un Marocain dans la quarantaine installé à Stromboli depuis quinze ans, m’a raconté que durant les nuits, quand il entend les portes trembler au rythme des grondements volcaniques, « tout va bien, le volcan est encore là, le temps continue à avancer normalement » (Ahmed, octobre 2021). En revanche, s’il est silencieux, c’est que quelque chose se prépare, que la pression augmente et qu’elle finira bien par ressortir, mais plus fort. La compréhension de ce paradigme géosocial, selon lequel l’activité volcanique est la norme, et le silence l’étrangeté, ne m’apparut pas directement comme une évidence. C’est en revenant sur mes données de terrain, et en faisant un travail réflexif d’itération, d’allers-retours entre le terrain et la théorie (Olivier de Sardan, 1995), que j’ai finalement saisi la particularité de cette vie avec le volcan.

À mon arrivée sur l’île au début du mois de septembre 2021, j’espérais y observer les possibles rites ou croyances explicites envers le volcan. J’avais en effet lu la littérature riche entourant les rituels des populations des volcans, comme en Indonésie (Schlehe, 1996), au Vanuatu (Cronin et al., 2004; Galipaud, 2002), à Hawaii (Quesada, 2005; Stoffle 2022), au Japon (Cunningham, 2018) ou même, bien plus proche, sur le Vésuve (Chester et al., 2008; Gugg, 2018; Nazzaro, 2009), pour ne citer que quelques exemples. Ces rites, qui peuvent prendre des formes diverses allant de processions à des sacrifices rituels, sont souvent destinés à prévenir une future éruption (Donovan, 2010; Forth, 2021). Par exemple, en 2001, l’archevêque de Catane organisa une messe et des sessions de prières dans l’espoir d’éviter des dégâts liés au volcan Etna, en éruption à cette période (Chester et al., 2011). À Stromboli, je n’ai rien trouvé de la sorte. Le volcan est représenté graphiquement à tous les coins de rue, mais il ne semble pas faire l’objet de rites collectifs. Cela semble d’autant plus étonnant si l’on considère que les Strombolani vivent au plus près d’un des volcans les plus actifs au monde. C’est d’ailleurs un point qui intrigue les archéologues travaillant sur les îles éoliennes : l’absence apparente de traces matérielles de cultes des volcans, pourtant bien actifs au cours de l’histoire humaine de l’archipel (Di Renzoni et al., 2021). Après avoir exprimé mon étonnement à ce sujet, j’eus une première explication de la part de Samuel, un Franco-italien vivant sur l’île depuis 2012. Selon lui, la relation au volcan est intérieure, personnelle, et il fit un parallèle avec la relation à la mort : chacun, selon lui, a ses peurs, ses croyances, ses idées sur la mort, et il en va de même avec le volcan. Dans son optique, le Stromboli n’est pas du domaine de l’intelligible, mais du sensible. Ce n’est pas une expérience sur laquelle il est facile de mettre des mots. Néanmoins, au-delà de cette dimension individuelle de la relation au volcan, il est possible de trouver des éléments collectifs. Le Stromboli est pour bon nombre de mes interlocuteurs un « bon volcan ». Cette expression est souvent répétée dans les discours, avec probablement une volonté tacite d’auto-persuasion (Boudon, 1992), ainsi qu’une forme de respect envers le Stromboli. Il en ressort une certaine réticence à admettre publiquement les dangers présentés par le Stromboli. De prime abord, aucun des acteurs du terrain ne semblait avoir peur du volcan, disant qu’ils ne risquaient rien et que le volcan ne leur ferait pas de mal. C’est en approfondissant les relations, dans le temps long cher à l’ethnographie, que j’ai compris que la situation était en réalité bien plus complexe : il semble exister une perception du volcan comme une sorte de divinité, ou tout au moins le chef du lieu. Et, de ce fait, parler négativement du volcan effraie, comme s’il pouvait l’entendre et qu’il punirait les insulaires pour cet affront. Et dans ce cas, le volcan reste décideur, comme l’a exprimé Danielo : « Si le volcan ne veut plus de nous, alors il nous attrape. » (Danielo, novembre 2021)

Maintenant, si le volcan peut décider de reprendre son territoire, comme l’expliquait Camila, ce n’est pas pour autant qu’il veut le faire. Quand bien même le Stromboli fait des victimes, il y a une tendance à mettre la faute sur les victimes. Francesco, un Strombolano nouvellement retraité et fidèle chrétien, m’a par exemple raconté :

Le volcan, Lui, est connu de tous, depuis toujours. C’est comme un être humain. Il est brave, tranquille et bon, mais qui a quand même de la force. Au cours de son histoire il a eu ses phases, disons-le comme ça. C’est vrai qu’il a fait quelques éruptions exceptionnelles, qui ont créé des difficultés, et qui ont fait des victimes, mais finalement on vit bien ensemble, il est bon, il te ramène sans cesse à ta place. Si tu dois mieux te comporter, il te le rappellera. Parce que l’être humain a besoin qu’on le lui dise : ce n’est pas tout seul que tu vas te dire « je dois être plus courageux » ou « je dois mieux me comporter », non?

Francesco, novembre 2021

Dans ce discours, le volcan cherche à éduquer les Strombolani. Il ne cherche pas à leur nuire vainement, mais à leur faire comprendre leurs mauvaises conduites. Sur ce point, l’exemple de l’éruption du 3 juillet 2019 est significatif. J’ai récolté ces informations entre septembre et décembre 2021, soit un peu plus de deux ans après les faits. Sur l’île, les gens ne semblaient plus parler de l’éruption, comme si rien ne s’était passé. Quand je leur posais la question, ce que j’ai fait avec bon nombre de personnes, je ressentais tout de même une certaine peur, ou tout au moins une tension, pas tant à l’idée d’en parler mais plutôt de se remémorer cette journée. Jusqu’à l’été 2019, en saison touristique, plusieurs centaines de personnes se pressaient sur le sommet au crépuscule pour observer les cratères situés en contrebas. Oliver, guide volcanologique, m’expliqua que s’il existait des règlements et des arrêtés limitant le temps de présence et le nombre de personnes dans la zone sommitale, la pression touristique et une certaine confiance avaient progressivement réduit le respect de ces règles. Les petits abris en béton armé ne permettaient d’accueillir que peu de monde et n’offraient dès lors qu’une protection très partielle en cas d’éruption importante.

Quand l’éruption sort de la norme : le paroxysme du 3 juillet 2019

À 16h30 donc, Oliver et ses collègues se trouvaient sur la place San Vincenzo avec leurs groupes de touristes, et ils revoyaient les dernières règles de sécurité et la bonne disposition du matériel. Mais soudain, à la stupeur générale, le volcan explosa, produisant ce qu’un volcanologue de l’INGV Catania me décrivit comme « une boule de magma de 500 mètres de diamètre » (Volcanologue INGV, septembre 2021). L’éruption, très violente et bruyante, fit fuir bon nombre de touristes et certains locaux, qui partirent avec les lignes maritimes régulières ou à bord d’un bâtiment de la garde côtière italienne (Il Messaggero, 2019). Du côté de Ginostra, qui subit une grande quantité de retombées de scories encore chaudes, la situation fut la plus périlleuse (Andronico et al., 2021). C’est d’ailleurs là qu’un randonneur perdit la vie, alors qu’il se trouvait pourtant relativement bas sur la montagne. Néanmoins, à ce propos, j’entendis un discours sans équivoque : le volcan n’a pas tué cette personne. Tout au plus a-t-il mis le feu à la broussaille, ce qui, associé à la panique supposée de la victime, fut la cause de la chute et du décès. Il y a eu un intermédiaire, ce n’est absolument pas le volcan qui l’a tué, et cela me fut bien précisé, sans même que j’eus à poser une seule fois la question. Les personnes avec qui j’en ai parlé, que ce soit Melissa, Tito, Francesco, Iris ou Antonio, ont véritablement pris la défense du volcan et exprimé de la gratitude envers sa décision de ne pas exploser deux heures plus tard, ce qui aurait fait passer le nombre de victimes de une à plusieurs centaines. Aussi dramatique que fût ce décès, ils sont absolument reconnaissants envers ce qui semble présenté – du moins dans la tournure des phrases – comme une décision réfléchie du volcan. Comme me le dira Vigo, un autre guide volcanologique, ce fût un message clair de la montagne « pour nous rappeler qu’on est chez lui et nous calmer un peu. Parce que là c’est vrai que ça [le tourisme] devenait trop, c’était dangereux et mauvais, pour l’environnement, pour les habitants, mais surtout pour l’expérience et la sécurité des touristes. » (Vigo, octobre 2021)

L’expérience de l’éruption et plus généralement la compréhension du volcan paraissent être ressenties comme étant très personnelles, de l’ordre du privé, de l’intime. Par ailleurs, une forme collective de réaction à l’éruption semble se mettre en place. Orlando me disait, en parlant des éruptions comme celle de 2019 :

Au moment même, on est tous effrayés, on a peur pour nos vies, mais aussi peur parce qu’on a tout ici : nos maisons, nos vies, et on peut tout perdre. Puis, comme les éruptions sont toujours très courtes, c’est très surprenant, puis après, c’est le calme plat, c’est un peu frustrant. On s’attend à ce que ça continue, mais c’est vraiment juste même pas une minute. Alors après on a peur, on parle de partir, on commence presque à préparer nos affaires. Puis on va dormir, et le lendemain, on se réveille et c’est comme si rien ne s’était jamais passé, on a oublié. Si on ne fait pas comme ça, je ne vois pas comment on peut vivre ici.

Orlando, novembre 2021

Ce comportement, que l’on retrouve parmi la population insulaire, est théorisé par l’anthropologue Giovanni Gugg (2019) en rapport au Vésuve. Il appelle « procès de scotomisation » cette forme de minimisation volontaire des discours liés aux dangers du volcan. Ce faisant, les personnes vivant au plus proche des zones volcaniques tentent stratégiquement de réduire l’anxiété face à une menace difficilement prévisible et estimable. En effet, tant de la part des volcanologues que des touristes et des journaux généralistes locaux, le message véhiculé est souvent dramatisant, laissant planer la possibilité d’éruptions meurtrières (Andronico et al., 2021; Knafou, 2019; Rosi et al., 2013). La mise sous silence, pour soi et les autres, des dangers volcaniques ne signifie pas leur oubli. De nombreux indices montrent un impact au long terme sur certains Strombolani. Parmi ceux qui avaient l’habitude de monter régulièrement au sommet, par exemple, certains ne vont plus le faire. Même si on pourrait dire que c’est dû à l’interdiction officielle de s’aventurer au-delà de 400 mètres, je ne pense pas que ce soit un frein aux excursions nocturnes des Strombolani qui désirent vraiment y monter. Danielo me dit que, même s’il y montait une quinzaine de fois par an avant, il n’y va plus aujourd’hui : « Je suis heureux, j’ai une compagne, et je vais pouvoir bientôt voyager en Amérique du Sud donc je ne veux pas mourir maintenant. Mais après, je comprends ceux qui y vont encore. Juste, pour moi-même, je ne pense pas que le risque en vaille encore la peine. » (Danielo, novembre 2021) Il m’a également confirmé que son rapport au volcan a changé ce jour-là. Il semble davantage conscient de la puissance de Iddu (figure 6). Pour d’autres, par contre, cette prise de conscience que la montagne peut tuer et qu’elle a le dernier mot ne s’accompagne pas nécessairement d’un éloignement physique avec cette dernière. Plusieurs jeunes hommes et femmes natifs de l’île ayant fait une excursion dans les jours précédents me dirent par exemple qu’ils ne voulaient pas mourir, mais qu’ils savaient que le volcan aurait pu exploser quand ils étaient au sommet. Seulement, c’est « comme ça », raconte l’une d’entre eux : « Si le volcan décide que c’est notre moment de mourir, alors je l’accepte, c’est qu’il a décidé que c’était le bon moment pour nous. Puis il y a des endroits plus moches pour mourir! (rires) » (Celina, novembre 2021)

Figure 6

Éruption d’intensité légèrement supérieure à la moyenne. Depuis 2019, ces évènements sont plus fréquents (photographie de l’auteur, 2022).

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Il ne faut pas pour autant minimiser la peur ressentie lors d’éruptions importantes. Tito me relata en ces termes le paroxysme de juillet 2019 :

La fumée, il y avait tellement de fumée, c’est monté jusqu’à deux kilomètres et demi au-dessus de nous, puis tout est retombé du côté de Ginostra, d’où les gens se sont enfuis, en plus avec la fumée. Chez nous, on a eu très peur, mais un peu moins quand même. Nous, on est resté ici, mais il y a beaucoup de touristes qui sont partis à ce moment-là, vers la Calabre ou la Sicile. Mais c’est normal, ils n’avaient jamais vu une chose pareille. Même pour nous, c’était unique. On est toujours en contact avec le volcan, et on vit bien heureux avec lui mais là on en a eu peur. On n’en a normalement pas peur, mais il faut bien avouer que pendant l’éruption, tu te sens un peu effrayé. J’étais là avec mes chatons, mais j’avais peur pour eux, je voulais les rassembler et les sauver, et je ne savais pas si je devais partir avec eux ou s’il valait mieux rester ici, je voulais les protéger. Je les aime, mes petits chats! (rires). Au final il n’y a rien eu de trop grave cette fois-là, mais il y a un jeune qui est mort du côté de Ginostra, au Pizzo dei corvi.

Tito, novembre 2021

La peur et ses impacts peuvent se faire sentir à long terme. Pellegrino expliquait comment ses parents avaient été effrayés par l’éruption de 1930. Cette génération, dit-il, ne montait pas sur le volcan, sauf pour l’agriculture, et le « gardait à distance ». Sa mère en avait une peur bleue, et elle gardait toutes ses affaires prêtes en cas d’évacuation. Elle dormait même avec une lampe composée d’un coton imbibé d’huile, posé sur une flaque d’huile dans un verre d’eau, qu’elle gardait allumée pour ne jamais se retrouver dans le noir total. Ce n’est pas sans rappeler la mère d’Iris, qui lui interdisait de monter au sommet, par peur de « franchir son territoire ». Toutefois, comme plusieurs Strombolani l’ont expliqué, les évènements finissent petit à petit par être oubliés. Giacomo suppose que si les jeunes en ont souvent moins peur aujourd’hui, c’est parce qu’« ils ont pris l’habitude de monter vers le volcan, et que surtout ils n’ont pas connu d’éruption aussi grosse que celle de 1930. Oui, en 2019, c’était effrayant et impressionnant, mais ça n’a pas eu beaucoup de conséquences. » (Giacomo, octobre 2021)

Il y a une acceptation du potentiel danger volcanique qui est connu, mais écarté au quotidien. On retrouve, dans ces différentes réactions face à une éruption de grande ampleur, une part importante d’intime, une forme d’individualisme avec des réactions diverses et variées. Certains ne montent plus, d’autres continuent d’y aller seuls et sans guide, et certains, souvent plus âgés, n’y sont jamais montés, par respect et en référence à l’expérience de 1930 de leurs aïeuls. Ces ajustements individuels n’écartent pas la composante sociale et collective des réactions préalables, concomitantes et suivantes à l’évènement dangereux. Sans vraiment en comprendre toute la science et tous les secrets, ils sont confrontés à des jaillissements imprévisibles et aléatoires d’une montagne qui, sans être le seul dieu de tous ces hommes, est pour beaucoup une manifestation d’une conscience indépendante. Lui est le chef, mais il n’est pas suprême pour autant.

Ajustements et acceptation des dangers

L’idée du volcan imposant ses éruptions aux Strombolani apparait de prime abord comme une manifestation d’un certain fatalisme, en ce que le locus de contrôle, c’est-à-dire la capacité à agir sur les évènements, est extérieur à mes interlocuteurs (López et Márvan, 2012). Autrement dit, ils ne sont pas en mesure de décider ou non des phénomènes volcaniques. Si ce dernier point est appuyé par mes données de terrain, le lien entre un contrôle extérieur sur les évènements et le fatalisme est loin d’être systématique (White et Blazek, 2019). En effet, l’île se situant au sud de l’Italie, il n’est pas envisageable d’aborder les stratégies d’ajustement des Strombolani sans citer la religion catholique et sa doctrine du libre-arbitre selon laquelle chaque individu a la capacité d’influer sur son destin. Il revient à chacun d’ajuster ses comportements face au volcan, même s’il n’est pas possible de contrôler ses éruptions. Bien que ces adaptations ne garantissent pas une sécurité absolue, elles permettent tout du moins de minimiser les dangers perçus.

Pour décrire les relations au Stromboli, le fatalisme ne me parait pas être le concept le plus approprié. Il est d’ailleurs très largement critiqué pour son usage surabondant et imprécis (Drew et Schoenberg, 2011), qui sert trop souvent la marginalisation d’un « autre », aux décisions irrationnelles, sans prendre en compte les contextes dans lesquels s’inscrivent les réactions considérées. Les auteurs militent pour une étude plus subtile des réactions apparemment fatalistes et mettent en avant « the fine distinction between awareness, fatalism and realism (la distinction fine entre la prise de conscience, le fatalisme et le réalisme) » (Drew et Schoenberg, 2011, p. 174; je traduis). Ce rapport entre l’absence de contrôle sur les évènements et les ajustements individuels et collectifs se manifeste, dans la bouche de tous mes interlocuteurs, par la notion de « respect » envers le volcan. Cela se traduit dans les faits par une distance respectueuse que les habitants continuent de garder avec la montagne : « Je ne suis pas sur le volcan. Moi, je suis ici [sur la plage] et la montagne est là-bas [projetant le bras vers Lui, loin]. » (Geronimo, octobre 2021) Mais le respect envers la montagne ne signifie pas uniquement garder une distance physique avec cette dernière. C’est aussi, plus fondamentalement, une reconnaissance des risques inhérents à la vie en colocation avec le volcan. J’ai déjà présenté les différents dangers susceptibles d’atteindre les deux communautés de l’île : qu’il s’agisse des tsunamis, des tremblements de terre, des coulées de lave, des retombées de scories et de cendres, voire de bombes, ou encore des coulées pyroclastiques, le volcan possède un potentiel d’atteinte multifactoriel. C’est d’ailleurs un élément soulevé dans le cadre de l’analyse produite par l’Union Européenne sur la gestion des risques sur son territoire, qui souligne les difficultés quant à la prévision et à la gestion des phénomènes volcaniques au sens large (Bonadonna et al., 2021, p. 136).

Ces dangers, mes interlocuteurs en sont bien conscients, bien qu’ils aient tendance à les mettre de côté dans leurs discours. Selon les commentaires d’Antonio et de Danielo sur l’évacuation partielle de l’île de Vulcano dans les derniers mois de l’année 2021 (Comune di Lipari, 2021) et sur les destructions survenues sur l’île de La Palma (López et al., 2021), par exemple, il était clair pour eux que ces évènements sont devenus problématiques parce que, par manque d’humilité, des personnes ont investi et construit dans des espaces qu’elles auraient dû laisser aux volcans. Et c’est peut-être là l’élément qui les a protégés jusqu’ici : à Stromboli, le volcan est tout sauf endormi, et il est donc évident que l’humain ne va pas prendre plus de place que ce qu’Iddu lui laisse. La zone sommitale est inhabitable, très régulièrement enfumée et trop souvent recouverte de lapillis incandescents; la Sciara del Fuoco est le théâtre de coulées de lave, spectacle magnifique mais que les Strombolani préfèrent admirer depuis la mer, à une distance raisonnable. Si j’ai dit plus tôt qu’il était nécessaire d’oublier les grands évènements, plus traumatisants, il n’est pour autant pas question d’oublier la présence du volcan. Dès lors, il n’est pas étonnant d’entendre de nombreux Strombolani expliquer, non sans une pointe d’anxiété, leur inquiétude lorsque le volcan leur semble trop silencieux : ce n’est pas normal, il prépare quelque chose.

L’acceptation des dangers n’équivaut donc pas à ne pas ressentir de la peur. Le Stromboli reste une menace, bien que statistiquement peu meurtrière (combien de fois m’a-t-on répété qu’il est bien plus dangereux de traverser la route à Naples que de vivre à Stromboli?). Par amour de l’île, de leur terre, ou par nécessité, il existe une variété de stratégies et d’ajustements pour vivre avec la présence continue de ce volcan actif. Les différentes méthodes mises en oeuvre semblent aller de l’oubli, de la minimisation des faits, à un lien d’échange unique avec le volcan. Le volcan est aussi en lui-même un attrait pour les touristes, et un fertiliseur des terres. Il offre donc des avantages aux hommes et aux femmes qui y vivent, à l’instar de ce que Marie Augendre (2004) décrit sur l’île d’Hokkaidō. À Stromboli, l’économie actuelle est d’ailleurs basée sur le tourisme, avec pour fer de lance le volcan, dont l’iconographie et le vocabulaire[10] sont mobilisés pour les noms et logos d’enseignes locales.

Entre autonomie et supervision, les sciences dans le contexte strombolien

Bien que mes acteurs de terrain m’aient décrit le volcan en utilisant bon nombre de termes scientifiques de par leur éducation (Donovan, 2021), tous ne sont pas en accord complet avec les analyses des volcanologues, qui sont parfois jugées trop théoriques et pas assez ancrées dans leurs connaissances du volcan, de son activité et des réactions appropriées. Selon Giacomo, il y a un mépris des volcanologues par les personnes âgées de l’île. Ces dernières ne voient pas d’un bon oeil l’objectivation et l’attention constante apportées au volcan, ce qui ne respecte plus son « espace vital ». Ce ressentiment n’est pas égal entre tous, de même que l’idée que le volcan puisse être compris. Geronimo et Iris, pour ne citer qu’eux, sont convaincus qu’il n’est pas du tout possible de prédire les comportements futurs du volcan. D’autres, comme Piero, un marin, considèrent que les locaux ont plus de connaissances que les volcanologues :

Les chercheurs sont persuadés de tout comprendre, ils sont tous contents avec leurs cinq minutes pour évacuer, alors que nous on le sait depuis bien plus tôt. On le connait bien mieux qu’eux. En 2019, avant l’éruption, on avait pu le voir venir huit jours avant. Il y avait plus de fumée, surtout la veille, et les effusions de lave duraient plus de vingt secondes, contre trois à cinq en temps normal. C’est parce que les conduits étaient trop étroits, donc forcément il y avait beaucoup de pression à l’intérieur. […] Il y a des moments où on voit venir les éruptions, et nous, les habitants, on connait bien le volcan, et il nous connait bien aussi, bien plus que les scientifiques. Nous, on ressent et on entend les signaux inhabituels.

Piero, septembre 2021

Si ce témoignage quant à la remise en question des savoirs volcanologiques n’est pas unique à Piero, je tiens à préciser qu’il est le seul à m’avoir affirmé pouvoir prédire aussi précisément un paroxysme volcanique. Mes interlocuteurs reconnaissent volontiers qu’ils n’ont pas « la science infuse », selon les mots de Piero. Bon nombre d’entre eux refusent même de dire qu’ils ont des connaissances sur le volcan, comme Iris. Pour Geronimo, il n’est pas possible de comprendre le fonctionnement du volcan. Tout ce qu’on peut en dire, c’est que « c’est une personne qui respire, mais on ne peut rien comprendre de plus au volcan » (Geronimo, octobre 2021). Pour certains, le danger n’est pas connu d’avance et, sous réserve d’un grand respect envers la montagne, il n’y a rien d’autre à faire que d’espérer ne pas se retrouver victime d’une de ses colères. Pour Tito, il y a une grande part de chance :

Je suis monté plus de cent fois en haut. Mais j’ai toujours eu de la chance, il ne m’est jamais rien arrivé. Je n’ai jamais ressenti autre chose que des bruits et des vibrations, mais par chance je n’ai jamais eu une éruption grave. Mais ce n’est pas parce que je comprends le volcan, c’est parce qu’avant, les éruptions étaient moins fortes, moins dangereuses. Mais on ne peut jamais savoir quand arrivera une activité plus forte, ce n’est pas possible. Mais si tu y vas souvent, tu le vois.

Tito, novembre 2021

Les volcanologues rappellent aux Strombolani la diversité des menaces du volcan, à savoir les chutes de matériaux, les incendies, les flux pyroclastiques, mais aussi les tsunamis et les tremblements de terre (Rosi et al., 2013). Or, si les explications scientifiques leur sont utiles et qu’ils sont en général d’accord sur le fait de respecter la montagne et de ne pas se mettre dans des situations anormalement périlleuses, pour beaucoup mes interlocuteurs ne sont pas en accord avec l’idée de « réduction des risques » (Rasse et Rasse, 2014). Ils ne sont pas non plus en accord avec une description uniquement naturaliste et rationnelle du volcanisme de l’île, qui plus est avec une emphase sur le potentiel violent du volcan. Geronimo explique que ce n’est pas tant les outils des volcanologues qui l’agacent, mais plutôt cette volonté « paternaliste » de vouloir protéger tout le monde des risques du volcan. Tout d’abord parce que c’est pour lui un « bon volcan », mais aussi car :

De toute façon, s’il arrive quelque chose, ça sonne, et puis quoi? On va où? On est bloqué sur l’île : les bateaux ne viennent pas s’il y a un risque de tsunami, et s’il y a des cendres, l’hélicoptère ne vient pas non plus. Puis en plus, évacuer tout le monde en hélicoptère, ce serait beaucoup trop long.

Geronimo, octobre 2021

J’en reviens au « procès de scotomisation » de Giovanni Gugg (2019). On comprend, dans ce cas, le besoin de mettre à l’écart le danger au quotidien pour mitiger l’anxiété liée à la possibilité d’une éruption qu’il est convaincu de ne pas pouvoir fuir. Le paradigme du risque n’est pas absent, il est mitigé par des stratégies individuelles et collectives. Comme je l’ai déjà mentionné, le « risque » comme concept est d’ailleurs souvent mentionné par mes interlocuteurs, mais dans une dimension « raisonnable », en ce qu’il autorise à vivre – pas uniquement à survivre – sur les pentes du volcan.

Le volcan, mortifère?

Les risques sont bien souvent imposés par le haut à ceux qui les vivent sans qu’ils aient leur mot à dire là-dessus. Et on l’aura bien compris, les Strombolani ne définissent pas les éruptions comme des désastres, et ils pensent encore moins leur vie sur le volcan comme une gestion constante des dangers. Il me semble dès lors primordial de rappeler la relativité du concept de risque. Le calcul probabiliste d’exposition à un potentiel danger ne peut être compris que dans la diversité des contextes sociaux et individuels. Le paradigme du risque ne correspond pas au vécu des Strombolani pour qui le volcan ne peut pas être uniquement perçu comme une menace, et pour qui de nombreux facteurs rationnels en font un attrait, pour l’agriculture, l’industrie mais aussi et surtout pour le tourisme (Doocy et al., 2013).

Les concepts de risque et de désastre n’étant pas les plus adaptés pour parler de la relation au Stromboli, celui de résilience ne l’est pas non plus. Le volcanisme n’est pas un bouleversement en soi, mais un donné avec lequel, à travers une série d’ajustements individuels et collectifs, il est possible de vivre au quotidien. La crainte du volcan est, en plus de ces ajustements, mitigée par l’habitude et l’observation quotidienne de son activité. Ensembles, ces stratégies permettent de réguler l’anxiété attribuable à l’incertitude quant à la possibilité d’une éruption importante. C’est un processus constant, intériorisé mais pas minimisé, qui fait que la vie sur l’île n’est pas, pour mes interlocuteurs, une vie en suspens, mais plutôt une cohabitation respectueuse, pleine d’humilité, avec un voisin autoritaire mais bienveillant, qui ne leur veut pas de mal mais qui n’est pas pour autant prévisible. La montagne a pour eux une âme, et la combinaison des « cinq éléments : terre, eau, feu, air et volcan » (Hugo, novembre 2021) donne à l’île une énergie.

Stromboli, selon les témoignages que j’ai pu recueillir, est bien plus qu’un volcan, c’est une communauté diversifiée qui a cela de particulier que le volcanisme y est particulièrement ancré dans la vie quotidienne. Ce cas invite à dépasser l’approche dichotomique des volcans, qui les considère soit comme un danger, soit comme un outil offrant des possibilités de subsistance, tant par l’exploitation du sol que par son attrait touristique. Au-delà de l’approche des risques, il y a donc encore tout un travail à faire dans le domaine du sensible et dans l’étude d’une vie qui, au-delà d’inclure des non-humains comme les plantes et les animaux, prend en compte l’élément minéral (Pálsson et Swanson, 2016; Raffles, 2020), donnant à l’anthropologie la possibilité d’approcher des horizons encore peu investigués.