Corps de l’article

Introduction

Notre recherche s’inscrit dans la continuité des travaux de Fischer et al. (2019), dont l’objectif était d’étudier les effets d’un dispositif de formation interdisciplinaire sur le développement des compétences réflexives des étudiants. Dans cet article, nous examinons plus particulièrement les effets de la création et de la mise en oeuvre de ce dispositif sur le développement professionnel des formateurs impliqués, qui constituent un des leviers principaux dans l’apprentissage des étudiants (Galand et Janosz, 2020).

La réflexivité et le travail collaboratif sont des enjeux importants dans le domaine de l’enseignement et de la formation à l’enseignement. Les tâches complexes des enseignants (Coen et al., 2008), telles que la résolution de problèmes, la prise de décisions complexes et l’adaptation aux besoins individuels des élèves, nécessitent des compétences réflexives élevées. Les enseignants capables de réfléchir de manière critique sur leur pratique pédagogique sont mieux préparés pour composer avec des situations d’enseignement complexes et pour adapter leur pratique en conséquence. Parallèlement, il s’avère tout aussi crucial de se centrer sur le développement professionnel des formateurs (Lessard et al., 2019), car cela a une influence sur la qualité de l’enseignement (Galand et Janosz, 2020).

Notre recherche porte sur la construction de savoirs professionnels (Nizet et Leroux, 2015), la mise en oeuvre du travail collaboratif et l’influence de cette pratique sur le développement professionnel des formateurs impliqués (Carlile, 2004). Nous considérons le dispositif de formation comme un objet frontière (Trompette et Vinck, 2009) par sa création et sa régulation dans le temps, car il implique la collaboration entre des didacticiens et des psychopédagogues. Ces éléments nous amènent à poser la question de recherche suivante : quels sont les effets perçus par les formateurs d’un travail collaboratif mené autour de la conception d’un dispositif de formation à la réflexivité d’étudiants, futurs enseignants, sur le développement professionnel des formateurs universitaires qui y ont pris part ?

Pour apporter des éléments de réponse à cette question, nous développons le contexte particulier de ce dispositif de formation. Puis, nous proposons notre cadre théorique reposant sur les notions de travail collaboratif, de développement professionnel et de transfert des apprentissages. Ensuite, nous explicitons notre méthodologie en apportant notamment des éléments de compréhension plus spécifiques par rapport au dispositif mis en oeuvre, la récolte des données et leur traitement. Enfin, nous présentons nos résultats de recherche et les discutons avec les éléments de notre cadre théorique. Pour terminer, nous relevons les limites de notre recherche et proposons des perspectives possibles.

Contexte

En Belgique francophone, la formation initiale des enseignants du secondaire supérieur (élèves de 15 à 18 ans) est organisée par l’université et correspond au niveau 7 du CEC[1]. Les étudiants suivent, après un bac disciplinaire, soit un cursus de 30 ECTS après un master disciplinaire (agrégation), soit un master à finalité didactique (60 ECTS). Le contenu théorique et pratique de la formation est défini dans le décret D.08-02-2001[2].

Au sein de l’université de Namur, cette formation concerne une centaine d’étudiants par an. Lors du cursus, les étudiants suivent des cours de didactique spécifique en fonction de la matière qu’ils se préparent à enseigner et des cours de psychopédagogie. L’équipe de formateurs est constituée de cinq didacticiens issus des sciences économiques, sociales et de gestion, des mathématiques, de la chimie, de la physique ou de la biologie ainsi que de trois psychopédagogues.

Les formateurs[3] intervenant dans la formation des futurs enseignants[4] ont constaté que leurs étudiants disaient éprouver des difficultés à gérer des situations professionnelles complexes et incertaines (gestion de classe, situations relationnelles, etc.), notamment lors du premier stage pratique. Ils rapportaient également des difficultés à transposer les savoirs théoriques sur le terrain et avaient une représentation tronquée du métier, se basant particulièrement sur des représentations liées à leur vécu d’élève au secondaire. Ceci contribuait à rendre leur insertion professionnelle plus compliquée.

Devant ce constat, les formateurs ont élaboré un projet autour d’un dispositif de formation prenant appui sur le développement d’une démarche réflexive chez les étudiants. Ce projet nommé Transpro visait à faciliter chez les étudiants la transition entre la formation initiale et le monde professionnel.

Cadre théorique et conceptuel

Le travail collaboratif

Le développement d’un nouveau dispositif de formation pour les étudiants a représenté l’occasion d’effectuer un travail collaboratif pour les formateurs, visant à « coordonner les actions pédagogiques et à générer des compétences enseignantes collectives » (Letor, 2009, p. 15). Nous pouvons également parler de collaboration dans l’inter (Bordeleau et Leblanc, 2019) reposant sur une participation volontaire, basée sur la poursuite de buts communs, par l’entremise de responsabilités partagées, permettant aux participants de développer une confiance commune et un sentiment d’appartenance au groupe.

Dans cet article, nous interrogeons les effets perçus du travail collaboratif par les formateurs qui, « dans certaines conditions, produit des apprentissages individuels, collectifs et organisationnels, c’est-à-dire le développement de compétences professionnelles pour les individus qui y prennent part » (Letor, 2009, p. 17). Le travail collaboratif fait partie du développement professionnel des enseignants sous certaines conditions. Trois sphères permettent de développer l’apprentissage individuel et collectif : la sphère cognitive (apprentissages et conflits sociocognitifs), la sphère sociale (esprit collectif) et la sphère affective (confiance).

Le travail collaboratif permet de réaliser à la fois des apprentissages individuels et collectifs par les membres du groupe (Letor, 2009). « Un collectif d’individus apprend en faisant, développe des ressources cognitives dans le cadre des pratiques d’échanges, de collaborations et de coordinations » (Lefeuvre et al., 2009, p. 286). Ainsi, le travail collaboratif représenterait, à travers des mises en action et d’échanges, une occasion privilégiée de développement professionnel.

Le développement professionnel

Le développement professionnel est un processus dynamique et continu qui se produit par l’interaction entre les compétences professionnelles et l’identité professionnelle de l’individu (Donnay et Charlier, 2006). Selon Mukamurera et Uwamariya (2005), il est étroitement lié au développement personnel. Le développement professionnel se construit à travers les différentes expériences de l’individu, tant dans le domaine professionnel que personnel, et il est ancré dans l’activité (Barbier, 2017).

Ce processus se produit également par confrontation à l’altérité. Le travail collaboratif offre l’opportunité de confronter le praticien aux lectures de ses collègues, à leurs points de vue parfois divergents, engageant chez celui-ci la décentration que suppose une posture réflexive. Ainsi, le travail collaboratif place le praticien dans une perspective réflexive, au cours de laquelle il « se prend lui-même comme objet de sa réflexion » (Donnay et Charlier (2006), (p. 47), mobilisant également « des savoirs, des théories et des concepts » favorisant cette décentration (Fischer et al., 2019). La réflexivité implique le passage de données intuitives d’une situation professionnelle à une analyse basée sur des concepts ancrés dans des modèles conceptuels.

Les compétences réflexives augmentent les possibilités d’action du praticien en situation (Donnay et Charlier, 2006) et pourraient augmenter le sentiment d’efficacité personnelle et le transfert des apprentissages (Bandura, 2003). Wittorski (2008) envisage la construction d’une identité collective à travers l’action en lien avec le développement des compétences collectives.

En somme, le développement professionnel est un processus complexe qui nécessite une réflexion constante sur ses compétences, son identité professionnelle et son expérience pratique. Les pratiques collaboratives et la réflexivité constituent des outils importants dans ce processus (Lison, 2013).

Le transfert des apprentissages

Le transfert est un concept multidimensionnel (Yelon et al., 2014) qui, au-delà de la vision individuelle, peut soutenir le changement de pratiques collectives au sein de l’organisation.

Ford et al. (2018) mettent de l’avant la généralisation du transfert qui nécessite plus qu’une reproduction, en lien avec la diversité des personnes, pratiques ou situations rencontrées au sein de l’organisation.

Oliveira (2017) propose de définir le transfert des apprentissages dans une vision longitudinale, comme un processus de développement et de transformation individuel lié à différentes interactions sociales à l’intérieur d’un contexte spécifique.

Enfin, Roussel (2011, p. 1) définit le transfert comme la « capacité pour un individu de réutiliser ce qu’il a appris », ce qui suppose « une recontextualisation d’un apprentissage qui nécessite une résolution de problèmes qui comporte une part d’inconnu ». Il s’agit donc d’un passage à l’acte basé sur les éléments appris durant la formation. Nous différencions, avec Ford et al. (2011), le transfert de l’intention de transfert, qui est la verbalisation de certains changements que la personne souhaiterait mettre en place sans qu’il y ait nécessairement déjà une mise en action. De même, Roussel (2014) met de l’avant le soutien de la hiérarchie et le soutien financier de l’organisation pour favoriser le transfert et établit une corrélation entre le sentiment d’efficacité personnelle et le transfert.

Questions de recherche

Ces éléments théoriques nous permettent de préciser nos questions de recherche en ces termes :

  • Comment est perçu le travail collaboratif de construction d’un dispositif de formation ?

  • Quels en sont les effets perçus ?

    • Sur les formateurs et leur propre démarche réflexive ?

    • Sur leur développement professionnel ?

    • Sur leur enseignement ?

Méthodologie

Genèse et description du dispositif mis en place

Le dispositif présenté ci-dessous est le fruit d’un travail d’équipe s’étalant sur six années. En 2012, le projet a démarré dans le cadre d’un programme de soutien à l’innovation pédagogique appelé PUNCH[5], au sein de l’institution des formateurs. Les formateurs ont conçu et planifié le projet en s’appuyant sur une analyse des contenus proposés et leur articulation au sein de la formation. En 2013, l’équipe a recueilli des séquences d’enseignement filmées dans les différentes disciplines par l’entremise des stages. Les formateurs ont établi des grilles d’analyse communes pour décrire et analyser les capsules vidéo. Les étudiants ont été intégrés aux modalités d’évaluation du projet. Enfin, des séminaires d’analyse de pratiques ont été organisés en coanimation pour développer la pratique réflexive des étudiants. En 2014, l’équipe a construit une méthodologie favorisant la coconstruction des analyses avec les étudiants. Depuis 2015, l’équipe poursuit le dispositif et sa régulation continue.

Un dispositif interdisciplinaire

Le dispositif est interdisciplinaire et a été conçu pour aider les étudiants à développer leurs compétences réflexives (Devos et Paquay, 2013). Pour ce faire, les formateurs ont opté pour une décomposition du processus réflexif en quatre étapes successives : décrire, problématiser, analyser et imaginer d’autres actions possibles (Charlier et al., 2012). Cette approche vise l’intégration par les étudiants d’une démarche réflexive méthodique, son apprentissage ayant pour objectif de favoriser le transfert des compétences réflexives à la réalité de terrain professionnel (Charlier et al., 2012). Les formateurs ont également développé une approche méta- et cadrée pour dépasser le choc de la pratique (Devos et Paquay, 2013).

Le dispositif prend appui sur des capsules vidéo présentant des situations d’enseignement authentiques et banales, permettant d’établir un lien entre la formation et la pratique enseignante complexe et « réelle » (Godin et Charliès, 2012). De plus, elles permettent d’aborder différentes facettes du métier qui constitueraient des leviers lors de l’insertion professionnelle (Ria et Leblanc, 2011). En se reconnaissant dans la pratique d’autrui, les vidéos permettent à l’étudiant d’ouvrir le champ des possibles sur le plan des pratiques et de faciliter la prise de distance par rapport à leur propre pratique (Ria, 2018).

Comme le montre la figure 1 ci-dessus, ce dispositif est organisé en trois moments :

  • Les didacticiens travaillent les compétences de description et de problématisation au sein des cours de didactique sur la base d’une vidéo.

  • À domicile, les étudiants visionnent une seconde vidéo présentant des séquences d’enseignement filmées en stage. Ils réalisent les étapes de description et de problématisation. Des vidéos explicatives présentent les principes sous-jacents à ces processus constitutifs de la réflexivité et en proposent quelques illustrations.

  • Une séance collective et interdisciplinaire est organisée pour mettre en commun le travail réalisé à domicile. Par groupe d’une quinzaine d’étudiants, ils s’attellent aux deux étapes d’analyse et d’imagination d’autres possibles. Une méthodologie spécifique pour l’analyse du contenu d’une séquence authentique d’enseignement filmée leur est proposée. Cette séance est préparée et animée par un binôme de formateurs (psychopédagogue et didacticien).

  • À la fin de la séance collective, les étudiants et les formateurs remplissent un formulaire d’évaluation du dispositif qui soutient son analyse et sa régulation continue.

Un dispositif en trois temps

Figure 1

Dispositif actuel de formation Transpro

Dispositif actuel de formation Transpro

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Ancrage méthodologique

Notre recherche s’ancre dans une démarche qualitative qui rend compte de situations réelles et récolte des données par voie directe par rapport à ces situations (Miles et coll., 2003). Elle permet d’appréhender et de comprendre des situations complexes à travers leur contexte. Cette approche met en lien les données récoltées avec les significations que leur donnent les individus interrogés. Il s’agit d’une recherche en condition écologique qui permet de prendre en compte de la complexité de la situation étudiée (Wang et Hannafin, 2006).

La recherche est de l’ordre de la documentation de pratiques, car elle fait état des effets produits par la création et la mise en oeuvre d’un dispositif pédagogique interdisciplinaire particulier sur un groupe de formateurs durant plusieurs années.

Profil des participants

Huit formateurs ont été interrogés en mars 2019 à l’aide d’entretiens menés sur la base d’un guide d’entretien. Le tableau 1 présente le profil de ces formateurs.

Tableau 1

Profil des formateurs interrogés

Profil des formateurs interrogés

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Recueil des données

Le guide d’entretien

Nous avons établi quatre thématiques à aborder lors de l’entretien : les représentations des formateurs sur la formation, les étapes du projet, les effets perçus et le rapport au contexte.

La première partie de l’entretien interroge les formateurs sur leurs expériences « avant le dispositif » et sur leurs représentations de l’innovation pédagogique, de la formation des enseignants et du travail d’équipe.

La seconde partie aborde le projet en tant que tel. Les questions portent sur les étapes du projet, la posture du formateur et son positionnement par rapport à l’équipe. Cette partie interroge le formateur sur le projet, sur ce qu’il considère comme marquant, facile, difficile.

La troisième partie comprend des questions sur les effets perçus du projet sur chacun, par rapport à lui-même ou à ses pratiques. Nous interrogeons également les formateurs sur le développement de leurs compétences réflexives et sur les changements dans leurs pratiques.

Les entretiens se sont déroulés dans les locaux de l’Université et ont été menés par un chercheur non impliqué dans le processus de formation. Les huit entrevues, d’une durée de 30 minutes à 1h30, ont été enregistrées et transcrites intégralement.

Traitement des données

Nous avons organisé et sélectionné des données en nous appuyant sur une analyse de contenu (Bardin, 1977) et une analyse inductive de contenu (Blais et Martineau, 2006 ; Paillé et Mucchieli, 2016). Nous avons préparé les données, établi des catégories et créé une grille de codage pour analyser les entretiens en utilisant une démarche de traitement des données par catégorisation conceptualisante (Paillé et Muchielli, 2013). Deux chercheurs ont analysé les données de manière croisée et ont codé chaque entretien. Nous avons établi quatre catégories : travail collaboratif, compétences réflexives, développement et identité professionnelle, et transfert des apprentissages, en nous concentrant sur les effets perçus par les formateurs sur eux-mêmes et leur enseignement.

Résultats

Perception du travail collaboratif

Les formateurs ont travaillé en équipe pour concevoir et expérimenter un dispositif de formation visant à développer les compétences réflexives de leurs étudiants. Le projet, élaboré lors de réunions régulières, a favorisé la coordination de leurs actions pédagogiques et la cohérence de leurs enseignements et évaluations. Les formateurs ont également développé leurs compétences réflexives et leur qualité d’interaction avec les étudiants lors des séances. Certains ont cependant regretté le taux de roulement important de membres du groupe, le manque de leadership lors de certaines réunions et l’absence de définition commune des concepts au départ du travail en équipe. Ils ont tous souligné la difficulté à dégager du temps pour investir dans le projet en raison d’agendas surchargés. Les formateurs ont relevé des conditions favorables, comme la visée commune et un climat constructif et sécurisant lors des échanges, « le fait de mieux se connaitre, d’échanger, de travailler en équipe, de développer un projet, d’être à deux quand on fait des séances » (G, l. 418-419), ainsi que des conditions défavorables telles que le manque de temps et le taux de roulement important.

Effets perçus du travail collaboratif sur les formateurs

Tous les formateurs disent qu’ils ont développé davantage de cohérence dans les enseignements proposés aux étudiants grâce aux partages des pratiques avec les pairs. En effet, ceux-ci participent à une meilleure connaissance de ce qui est fait dans les autres cours, ainsi que des attentes des collègues (notamment en lien avec la charge de travail à domicile des étudiants) : « c’est sans doute un des points forts de Transpro, c’est de nous avoir réuni, d’avoir fait que l’on apprenne à se connaître et à travailler ensemble » (G, l. 340-342).

Une meilleure connaissance de l’ensemble de la formation et les échanges avec les pairs ont contribué à développer le sentiment d’efficacité personnelle des formateurs :

Le feedback de mes collègues […] ça m’a permis aussi de mieux appréhender les besoins de mes étudiants, et de mieux y répondre quand ceux-ci m’expliquaient comment ils interagissent avec eux[6], et toutes les expériences qu’ils ont vécues avec les étudiants, ce qui me permettait de continuer à cheminer avec mes questionnements à moi, avec les étudiants.

C, l.110-115

Reconnaissant la diversité des définitions des termes pédagogiques utilisés au départ du projet, plusieurs formateurs épinglent le développement progressif d’un langage commun, ferment d’une identité collective : « Il y a le fait d’utiliser les mêmes mots pour dire les choses et de pouvoir partager des choses » (G, l. 377-378).

Effets du travail collaboratif sur le développement professionnel des formateurs

Les formateurs pointent des modifications dans leurs représentations sur le plan tant des rôles que de leur posture. Certains évoquent le fait de quitter le rôle de transmetteur pour adopter celui d’accompagnateur pour les étudiants lors des supervisions de stage.

Le projet m’a plutôt mis en réflexion par rapport à ma pratique et notamment, essentiellement, ma pratique au niveau de la supervision des stages. C’est surtout ça qui m’a fait changer de posture dans le sens où il est très, très difficile de relater des faits. J’essaye maintenant, quand je vais en supervision de stages, d’essayer de me limiter à des faits, et ça m’a conduit aussi à changer.

F, l.123-130

En effet, ils voient un lien entre ce changement de posture et le fait de développer leurs compétences réflexives en lien avec la mise en oeuvre de la démarche proposée au sein du dispositif. Le fait d’adopter un regard particulier lors de la description des capsules vidéo semble notamment avoir favorisé des changements de postures.

Ils mentionnent également le fait de se sentir plus compétents dans les réponses proposées aux étudiants lors de la séance interdisciplinaire du dispositif.

Ce qui m’a impressionnée effectivement, c’est les échanges qui peuvent avoir lieu entre d’une part le psychopédagogue et les étudiants, et puis entre moi et le psychopédagogue effectivement, il y a une construction quelque part de nouvelles compétences et d’une nouvelle perception, donc ça aussi c’est un élément fondamental pour le développement personnel.

E, l. 235-239

Nous notons un renforcement dans l’identité professionnelle et personnelle chez plusieurs formateurs. « ça m’a fait du bien en tant que formatrice, mais je pense aussi en tant que personne, parce que j’ai pris beaucoup plus confiance en moi » (H, l. 656-658).

De plus, la moitié des formateurs fait état d’un développement de leurs compétences réflexives. L’un d’entre eux évoque même un apprentissage en miroir par rapport aux compétences réflexives des étudiants, à travers de ce qu’il qualifie de double niveau de réflexivité.

Comme on est tout le temps en double niveau de réflexivité, quand on se voit sur la capsule vidéo au tableau en train de donner son cours, je ne peux que projeter les moments où tu donnes cours et où tu réfléchis en effet à certaines questions ou à certains actes que tu poses ou que tu ne poses pas.

A, l. 197-201

Effets du travail collaboratif dans leur enseignement

Les formateurs rapportent des intentions de transfert, ainsi que des éléments déjà transformés dans leurs pratiques. Ils notent des modifications dans les pratiques d’accompagnement des stages, dans les analyses de pratiques de stage, l’utilisation de la capsule vidéo dans d’autres contextes.

J’ai adapté mes gestes professionnels. Je l’ai dit sur l’acte d’analyse, sur l’acte de problématisation, sur l’acte de description. Tout ce qui concerne le dispositif et qui a fait l’objet de plein de discussions. Donc, tous les gestes professionnels cités dans ce dispositif-là, que je viens de citer et réinvestir dans l’action aussi. J’ai vraiment adapté mes consignes et j’ai travaillé et j’ai donné d’autres types de consignes à mes étudiants.

C, l. 137-144

Un autre évoque le fait qu’ayant introduit des changements dans sa manière d’évaluer son enseignement, il a réajusté sa pratique tout au long des séances de travail en équipe. « j’avais le retour des étudiants peut-être plus systématique, puisqu’on a fait des évaluations des séances, donc je pouvais revenir sur mes pratiques et les compétences réflexives à travers les séances avec mes collègues » (B, l. 129-131). D’autres formateurs ont conscience de changements, mais n’arrivent pas à les exprimer :

Ma façon de voir les choses a évolué et je pense que la manière du coup de l’amener aux étudiants a changé. J’aurais beaucoup de mal effectivement, à pouvoir dire, c’est tel point. J’ai l’impression que j’ai été baigné, formaté dans ce qu’on a mis en place.

E, l. 220-222

Bien qu’ayant réalisé des apprentissages différents et transféré des éléments différents à leurs pratiques (à travers leur posture, leur perception d’eux-mêmes et l’évolution de leurs pratiques pédagogiques notamment), les formateurs attribuent le transfert ou les intentions de transfert à des modalités partagées d’apprentissage comme les pairs, le travail en binôme, en observation des pratiques de l’autre et des feedbacks étudiants à travers les évaluations du dispositif réalisées chaque année après la séance transdisciplinaire du projet.

Interprétation

Les formateurs perçoivent le travail collaboratif comme un facteur de changement et un soutien au développement du changement, sur le plan tant individuel que collectif. Le travail collaboratif au sein du projet est perçu comme une occasion privilégiée de se développer professionnellement en améliorant ses compétences et en clarifiant son identité professionnelle (Lefeuvre et al., 2009).

Les formateurs relèvent des évolutions de compétences professionnelles qui sont tantôt partagées et font l’objet d’apprentissage collectif (Letor, 2009), comme le développement de la réflexivité ; tantôt spécifiques à chaque formateur, comme une meilleure utilisation des supports vidéo. Chacun apprend en regard des spécificités de son cours, de sa fonction dans le cursus de formation ou de ses projets de développement de ses enseignements. Ainsi, chacun épingle des apprentissages et des transferts qui lui sont propres. De plus, le travail collaboratif a eu des effets spécifiques en favorisant l’appropriation et le développement des bénéfices « secondaires » qui soutient une adaptation des pratiques professionnelles à la connaissance de son environnement de travail et à ses objectifs d’enseignement.

La capacité de décodage de ses propres situations de travail repose notamment sur la capacité réflexive de chacun. En élaborant en équipe un dispositif de formation visant à développer la réflexivité de leurs étudiants, la moitié des formateurs disent avoir développé leurs compétences réflexives (Guillaumin, 2009). Ce projet a permis de se prendre comme objet de réflexion en prenant de la distance par rapport à leurs situations d’enseignement et en prenant du recul par rapport à eux en situation (Donnay et Charlier, 2006). Développer la réflexivité des formateurs sur un objet significatif qui leur est « extérieur » plutôt que sur leurs propres pratiques permettrait de ne pas les remettre directement en cause et faciliterait le développement de cette compétence. L’apprentissage en miroir évoqué par un formateur constitue une piste intéressante pour contourner l’insécurité engendrée par des dispositifs trop directement centrés sur une analyse de ses propres pratiques, et pourrait représenter une étape vers la participation à des dispositifs plus incisifs.

Notons que le développement de cette capacité réflexive et de ce travail collaboratif a permis aux formateurs de se sentir plus efficaces et ainsi de développer un sentiment d’efficacité personnelle (Bandura, 2003), indispensable à tout changement de pratiques à long terme (Oliveira, 2017). Oser changer parce qu’on se sent davantage armé pour développer de nouvelles pratiques constitue un des piliers qui permettra à la réflexivité de déboucher sur une remise en cause de ses actions et à une intégration d’autres stratégies d’action.

De plus, les formateurs favorisent le développement d’une identité collective pour soutenir le développement professionnel des enseignants. Cette identité leur permettrait de se présenter comme un collectif à l’institution et de faire reconnaître leur rôle au sein de l’université. Le travail collaboratif renforce cette identité collective.

La construction d’un langage commun, évoquée par certains comme une des dimensions d’un travail en équipe inscrit dans la durée, soutient cette identité collective en rendant possibles des analyses de pratiques et des discours partagés (Bordeleau et Legrand, 2019). Cet élément est important pour le développement d’un curriculum qui paraîtrait plus cohérent. Nous pouvons émettre l’hypothèse que ce langage commun est aussi un facteur de persistance du projet dans la durée, dans la mesure où il favorise les échanges entre formateurs et ouvre à ceux-ci la possibilité de réaliser de nouveaux projets en commun. aussi outre, il constitue un tremplin pour une réponse concertée en équipe dans le cas des réformes à venir.

Notre recherche permet également de faire état de certains éléments du développement professionnel des formateurs en lien avec le dispositif. Les formateurs affirment avoir modifié leurs représentations de leur rôle, de leur posture et avoir l’intention de modifier ou avoir déjà changé certaines pratiques dans et en dehors du projet. Il s’agirait de transferts (Roussel, 2011) ou d’intentions de transferts (Ford et al, 2011) liés notamment à la reconnaissance par les formateurs de la plus-value et des bénéfices attendus du dispositif pour les étudiants. Ce facteur est cité par tous les formateurs comme un élément les ayant motivés à entrer dans le projet et à le poursuivre. De plus, nous faisons l’hypothèse que le développement de la compétence réflexive des formateurs constitue un soutien au transfert réalisé.

Le concept de développement professionnel (Donnay et Charlier, 2006) et celui de transfert (Roussel, 2011) s’inscrivent dans la durée, mais ne présument pas du temps nécessaire à l’apparition des changements de pratiques. Nous nous interrogeons sur cette temporalité. Quel est le temps nécessaire pour engendrer les transformations évoquées par les formateurs ? En quoi la durée du projet a-t-elle constitué un facteur favorable aux changements relevés ?

Limites et perspectives

Limites

Notre étude porte sur une équipe de huit formateurs d’une même institution, limitant ainsi la portée de la recherche. Cependant, dans une perspective exploratoire, cette étude de cas soulève des hypothèses et des questions intéressantes pour d’autres projets d’innovation. Nous avons pris une option différente en nous intéressant à la perception des effets du projet par les formateurs après six ans de travail collaboratif (Van der Maeren et Yvon, 2009). Cette étude a permis de recueillir leur point de vue et d’analyser les effets d’un processus impliquant tous les participants sur la durée.

Perspectives

Nous avons mis en lien les effets perçus du travail collaboratif avec le développement professionnel des formateurs en matière d’apprentissages collectifs et individuels de compétences professionnelles et de transfert des apprentissages. Ceci nous conduit à nous interroger sur les modalités du travail d’équipe des enseignants dans l’enseignement universitaire.

L’analyse des résultats permet de dégager quelques pistes pour les formateurs d’enseignants et les gestionnaires du changement au sein des universités.

Les formateurs impliqués dans le projet se sont inscrits dans un double niveau de réflexivité. En créant un dispositif pour développer les compétences réflexives des étudiants, ils développaient en parallèle leurs propres compétences réflexives de façon indirecte. Nous mettons en évidence certaines conditions favorisant ce processus, comme l’organisation du travail autour d’un but commun, la participation volontaire au projet, l’organisation des réunions régulières dans un climat de confiance, le travail sur un objet significatif, mais extérieur aux participants, etc. Une formation à la réflexivité construite sur ces présupposés permettrait de dépasser l’insécurité liée à des dispositifs au cours desquels les participants analysent directement leur propre fonctionnement (Lison, 2013).

La construction d’un dispositif de formation des étudiants à la réflexivité semble avoir circonscrit les changements dans l’ensemble du curriculum de formation de ces étudiants. En effet, les formateurs affirment avoir acquis une vision plus globale de la formation dans laquelle ils inscrivent leurs intentions de changement de pratiques ou des changements effectifs de leurs stratégies pédagogiques et didactiques.

Cette recherche nous conduit à nous interroger sur les modalités de collaboration à l’université : quelles sont les stratégies à mettre en oeuvre par les institutions ? Comment valoriser une pluralité de voies de collaboration afin de rencontrer les différents types d’acteurs et les réalités de chaque institution ? Faut-il développer des approches indirectes pour amener les enseignants à collaborer ? Quels sont les effets des modalités de travail sur les enseignants, leur développement professionnel et leur identité personnelle dans l’enseignement universitaire ?

Pour terminer, les résultats de cette recherche permettent de dégager des perspectives d’action concernant la collaboration à l’université : proposer des opportunités pédagogiques pour les enseignants peut amener une dynamique et favoriser les échanges, créer des espaces d’échange. Une option pourrait être le questionnement en équipe d’une partie du curriculum pour amener une dynamique de changement. Ces éléments pourraient nourrir une vision plus globale et permettre aux enseignants d’entrer dans des projets collectifs qui les amèneraient à développer de nouvelles compétences. Cela pourrait contribuer au développement professionnel et constituer un levier à l’innovation pédagogique par l’entremise du collectif.

Ces perspectives pourraient offrir l’opportunité de mettre en oeuvre une nouvelle recherche afin d’affiner nos premiers résultats et d’observer dans la durée les effets sur les changements de pratiques dans l’enseignement des formateurs.