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En plus d’être des artistes visuelles célébrées, qu’ont en commun Louise Bourgeois, Corita Kent, Georgia O’Keefe et Faith Ringgold ? Elles ont toutes travaillé en tant qu’enseignantes dans des écoles publiques ou privées. Étant donné la nature souvent subversive de leurs créations artistiques – les sculptures anxiogènes de Bourgeois, les vagins stylisés de O’Keefe, les courtepointes antiracistes de Ringgold –, on peut se demander ce qui serait advenu si ces travaux avaient été créés en même temps qu’elles travaillaient dans les écoles. Les activités créatives de ces enseignantes, réalisées hors du cadre scolaire, auraient-elles pu faire l’objet de sanctions professionnelles ?

Cet article explore comment les projets artistiques des enseignant.e.s dans leur vie privée peuvent entrer en conflit avec les attentes de la société à leur égard. En effet, être à la fois artiste et enseignant.e demande de naviguer entre le monde de l’art contemporain, souvent conçu pour déranger ou critiquer la société, et le monde scolaire, occupé par la transmission de valeurs traditionnelles comme la famille, le travail et la politesse.

École et art contemporain

Jusqu’à la modernisation de l’enseignement au milieu du XXe siècle, il était primordial de bien faire comprendre aux générations successives d’enseignant.e.s qu’ils et elles seraient tenu·es d’incarner les principes moraux de la communauté, à la fois au travail en présence des élèves et dans leurs activités privées. Aussi étonnant que cela puisse paraître, un vestige de cette conception préprofessionnelle de l’enseignement peut encore être trouvé à la section 264(1)(c) de la Loi sur l’éducation de l’Ontario qui stipule que les devoirs de l’enseignant.e sont d’« inculquer, par les préceptes et l’exemple, le respect de la religion et des principes de la morale judéo-chrétienne et la plus haute considération pour la vérité, la justice, la loyauté, le patriotisme, l’humanité, la bienveillance, la sobriété, le zèle, la frugalité, la pureté, la modération et toutes les autres vertus ». Bien que les codes d’éthique des enseignant.e.s fassent davantage preuve de réserve et qu’aucune conduite ne soit explicitement interdite, plus de la moitié des codes en vigueur au Canada mentionnent, par exemple, que les enseignant.e.s ont le devoir de s’abstenir d’activités privées qui pourraient « déshonorer » la profession enseignante (Maxwell & Shwimmer, 2016).

Pour sa part, l’art contemporain, tradition au sein de laquelle plusieurs enseignant.e.s artistes ont été formé·es, a tendance à s’opposer à un des rôles sociaux primordial qu’on demande aux enseignant.e.s d’endosser. En effet, les artistes contemporains perçoivent généralement que leur rôle est de défier le statu quo, d’exposer des injustices cachées dans certaines pratiques sociales et institutions publiques ou privées et d’encourager les gens à penser autrement. Pousser les limites de ce qui est socialement acceptable cohabite difficilement avec le conformisme et le traditionalisme véhiculés dans les écoles et les systèmes scolaires où les enseignant.e.s artistes travaillent.

En outre, plusieurs incidents montrent comment les attentes de la société à l’égard des enseignant.e.s artistes revêtent encore un caractère moral. Pour n’en nommer que quelques-uns, Stephen Murmur fut suspendu de son emploi d’enseignant d’art après qu’une série d’impressions faites à partir de la matrice de ses fesses fut portée à l’attention de l’administration scolaire ; Carla Clarissa, une enseignante dans une école privée prestigieuse de Mexico, fut contrainte de démissionner lorsqu’un enregistrement vidéo la montrant participant à un concours de danse sexuellement évocatrice devint viral sur Internet ; Judy Buranich, en Pennsylvanie rurale, se retrouva au milieu d’une tempête médiatique lorsque son identité fut révélée comme auteure de plusieurs romans de gare, que certains parents qualifiaient d’« osés ».

Encore aujourd’hui, c’est l’obligation professionnelle des enseignant.e.s de jouer le rôle de « modèle de moralité » auprès des jeunes qui fait l’objet de remarques chez les parents, les administrations scolaires et les élèves – et qui parfois se retrouve devant un tribunal.

L’affaire Shewan

Bien qu’il date de quelques dizaines d’années, le jugement de la Cour suprême de Colombie-Britannique dans l’affaire Shewan représente un précédent légal important. En effet, Shewan a été la première cause importante post-Charte à s’être rendue en cour supérieure canadienne et portant sur la conduite d’enseignant.e.s hors du travail.

Tous deux enseignant.e.s à la même commission scolaire dans la ville d’Abbotsford en Colombie-Britannique, John et Ilze Shewan, dans la trentaine à l’époque, mariés et parents d’un jeune enfant, ne se définissaient pas nécessairement comme artistes. Cependant, tôt dans l’année 1985, avait été publiée une photographie de l’enseignante Ilze Shewan à demi nue, portant des collants, des talons hauts et un porte-jarretelles, dans le Gallery Magazine, principalement consacré à la publication de photos sexuellement explicites. La photo avait été prise par le mari de Ilze Shewan, John, et soumise avec le consentement de son épouse à un concours.

Peu de temps après la publication, un journaliste de la radio locale appela leur employeur, le directeur de la commission scolaire, et en l’espace d’une semaine le couple fut informé que l’incident représentait un cas d’inconduite hors fonction. En vertu des dispositions de la Loi scolaire, le comité disciplinaire de la commission scolaire suspendit les Shewan sans solde pour plusieurs semaines. Ces derniers firent immédiatement appel de la décision et le cas fut transféré à une commission indépendante. À la suite de longues procédures, un jugement d’inconduite professionnelle fut prononcé par la Cour suprême de la Colombie-Britannique et l’affaire fut portée en appel devant la Cour d’appel de la province qui finit par rejeter l’appel, maintenant ainsi la décision de la cour inférieure.

Dans l’affaire Shewan, les juges devaient s’intéresser au droit d’entretenir des activités créatives ou expressives privées, que certains membres de la communauté locale peuvent trouver controversées, inappropriées, immorales ou offensantes. La question déterminante a été de savoir à quel standard moral spécial il était légitime de s’attendre des enseignant.e.s pour une conduite hors des heures de travail, en vertu de leur position de confiance et d’influence auprès des élèves.

Un critère juridique arbitraire

Les juges de la Cour suprême de la Colombie-Britannique ont réellement tenté de trouver un critère objectif permettant de contourner le caractère arbitraire des valeurs et des perceptions de la communauté. Pour ce faire, ils ont mis l’accent sur les devoirs des enseignant.e.s de maintenir la confiance du public et d’éviter les dérangements dans le milieu scolaire. Au-delà de la « mise à disposition de l’enseignement », ils se sont basés sur une conception très large des attentes professionnelles, en considérant par exemple la capacité des enseignant.e.s à créer et à maintenir des relations de travail saines et productives avec les collègues et les parents, à assurer l’autorité et la discipline en classe et à conserver la confiance de la communauté.

Certes, cette interprétation a le mérite de prendre en compte l’obligation professionnelle des enseignant.e.s à être des exemples de moralité et de citoyenneté responsable et d’envisager l’enseignement dans sa globalité, dépassant le simple rendement en classe. Cependant, en pratique, une telle conception a fait en sorte que la notoriété du comportement hors fonction et l’opinion publique à son égard sont devenues les seuls critères décisifs pour juger si les Shewan étaient en mesure d’enseigner (Shotwell, 2009).

En fait, la définition de ce qu’est un dérangement du fonctionnement efficace du système éducatif et de ce qui fonde la confiance est toujours relative à ce que la communauté juge comme méritant son attention, comme ayant de l’importance ou non (Reyes, 1995). Ce sont les perceptions sociales qui déterminent en grande partie ce qui sera considéré comme controversé ou plutôt anodin. Par conséquent, même le standard que les juges ont mis au point pour sortir du raisonnement circulaire qui priorisait l’opinion publique n’a pas eu l’effet escompté d’objectivité. L’effet a plutôt été d’octroyer à la communauté un droit largement illimité de décider de la norme de conduite des enseignant.e.s.

L’effet du bocal à poissons

Les Shewan enseignaient dans la région d’Abbotsford où résidait une grande population de chrétiens évangélistes ayant la réputation de défendre avec ferveur des valeurs et des modes de vie socialement conservateurs. L’opinion de cette communauté a certainement exercé une grande influence. Cependant, si le couple avait enseigné ailleurs, la publication n’aurait-elle tout simplement pas affecté leur carrière ?

Il est certainement vrai que ce qui peut être acceptable dans un contexte progressiste ne le sera pas nécessairement dans un milieu conservateur, tout comme ce qui est accepté en contexte urbain ne le sera pas nécessairement en campagne, ce que le jugement de la Cour suprême de la Colombie-Britannique souligne d’ailleurs explicitement au paragraphe 85 (Abbotsford School District 34 Board of Trustees v. Shewan, 1986). Toutefois, juger le comportement d’un·e enseignant.e hors du travail en regard de son acceptabilité sociale dans un milieu particulier est difficile à justifier, car le standard utilisé est entièrement relatif à ce milieu et donc, largement arbitraire.

De plus, les administrations gèrent des plaintes pour plusieurs raisons, allant d’aires de jeu négligées à des manques flagrants de discernement pédagogique. Bien que de telles situations puissent causer de réels problèmes, de toute évidence, le fait qu’un membre de la communauté se dise insatisfait d’un aspect quelconque du fonctionnement d’une école ne signifie pas en soi que la plainte est bien fondée.

En outre, faire de l’acceptation sociale l’unique critère pour juger d’inconduite a pour effet que les enseignant.e.s comprennent rapidement qu’à moins qu’ils dérangent les moeurs locales et plus spécifiquement les parents, leurs actions ne feront vraisemblablement pas l’objet de plaintes et seront donc acceptées.

Il ne faut pas oublier que la plupart des enseignant.e.s sont déjà profondément conscients de « l’effet du bocal à poissons » : ils savent que leur conduite privée est constamment susceptible d’être examinée publiquement et que l’école et d’autres autorités locales sont assez préparées à les sanctionner s’ils échouent à satisfaire aux normes de conduite hors fonction.

On le sait depuis longtemps déjà : pour se protéger d’une ingérence qu’ils jugent injustifiée, les enseignant.e.s se censurent souvent eux·elles-mêmes (Manley-Casimir & Piddocke, 1990). La meilleure option devient souvent une politique du secret. De façon regrettable, le fait qu’un tribunal de grande instance justifie, même implicitement, un jugement d’inconduite professionnelle sur la base de l’acceptabilité sociale de l’acte reproché renforce le conformisme et les attitudes précautionneuses de l’« effet du bocal à poissons ».

Dans ce contexte, les enseignant.e.s artistes finissent soit par graviter autour de thèmes qui ont peu de chance d’être perçus comme provocants, difficiles ou critiques, soit en séparant publiquement leur identité d’enseignant.e de leur identité de personne créative. Le doute quant à ce qui sera acceptable ou non peut provoquer de l’inquiétude, de la honte, un sentiment de fragilité ou de manque d’intégrité.

Vers une plus grande autonomie pour les enseignant.e.s artistes

Tout le monde convient qu’en vertu de la position de confiance et d’autorité que détiennent les enseignant.e.s auprès des jeunes, il est légitime de s’attendre à ce que leur conduite hors des heures de travail rejoigne un standard plus élevé de décorum moral.

Dans la cause Shewan, tout comme dans plusieurs causes similaires, il apparaît que d’autres intérêts légitimes peuvent contribuer à définir ce standard. Ces intérêts sont non seulement le droit des enseignant.e.s à la liberté d’expression, mais aussi l’intérêt éducatif qu’il y a à reconnaître la diversité éthique qui existe parmi le personnel d’une école. En effet, du point de vue des élèves, il est certainement vrai qu’ils ont besoin que les adultes qui les entourent incarnent les valeurs prônées par la société et leur inculquent un sens collectif de la communauté dans laquelle ils vivent.

Cependant, dans des sociétés libérales comme le Québec et le Canada, l’autonomie personnelle, la liberté d’expression et de conscience et le droit d’aspirer à sa propre conception de la vie font aussi partie des valeurs collectives. Les différences sont censées pouvoir s’épanouir, l’excentricité doit pouvoir être permise et le pluralisme est habituellement perçu comme ayant de la valeur.

De ce point de vue, où qu’ils vivent, tous les jeunes devraient pouvoir bénéficier du contact avec des adultes – et même des enseignant.e.s – qui agissent, pensent et vivent de manières très différentes que leurs parents et d’autres adultes du même avis.

Que ce soit en regard de l’intérêt éducatif d’un personnel scolaire diversifié ou pour offrir une meilleure protection du droit individuel des enseignant.e.s de choisir comment vivre leur vie sans ingérence injustifiée, les motifs d’inconduite professionnelle hors fonction gagneraient à être précisés. Les codes d’éthique canadiens et la loi scolaire en vigueur au Québec ne contiennent souvent pas beaucoup plus que de nobles idéaux et sont trop vagues quant à l’orientation qu’ils procurent (Maxwell & Schwimmer, 2016). À ce titre, les associations d’enseignant.e.s peuvent jouer un rôle clé pour travailler à définir le standard éthique « plus élevé » auquel les communautés peuvent s’attendre.

Une première étape serait que les associations d’enseignant.e.s en art – comme l’Association québécoise des éducatrices et éducateurs spécialisés en arts plastiques et la Société canadienne de l’éducation par l’art – prennent position pour définir les limites entourant les activités artistiques que ses membres considèrent en accord avec la fonction d’enseignement. Si cela devait sembler improbable, on peut se rappeler que les écoles privées demandent systématiquement aux enseignant.e.s d’adhérer à un code de conduite hors fonction, lié à la mission et aux valeurs de l’école. Jusqu’à maintenant, les tribunaux canadiens ont généralement adopté une position favorable envers de tels codes de conduite (Crook & Truscott, 2007).

Si les associations professionnelles ne font rien pour revendiquer leur droit de participer à établir les normes morales de conduite des enseignant.e.s ainsi que les balises artistiques de leurs projets privés, la situation demeurera telle qu’elle est aujourd’hui. La tâche de débroussailler ces questions sera laissée aux aléas de l’opinion publique, au gré des intuitions morales des autorités et aux raisonnements parfois discutables des juges.