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Dès les années 1990, l’Australie se positionne comme un meneur en ce qui a trait à la réforme de son administration en faveur des principes de la nouvelle gestion publique, prônant notamment l’efficacité, la gestion axée sur les résultats, la reddition de compte et une diminution du rôle de l’État et des dépenses publiques.

Au même moment, préoccupée par la problématique de la santé psychologique déclinante de sa population et de ses effets sur les finances publiques, l’Australie adoptait une stratégie nationale visant l’amélioration de la santé mentale de la nation[1]. Dans le secteur éducatif, cela se traduit notamment à partir de 1997 par la mise en oeuvre de programmes d’éducation positive dans les écoles australiennes. L’objectif de ces programmes est alors de promouvoir la santé mentale et le bien-être chez les élèves en misant sur l’apprentissage des compétences socioémotionnelles, telles que l’empathie, l’écoute ou l’ouverture à l’autre. En 2011, près de 70 % des écoles primaires et secondaires australiennes intégraient, à différents niveaux, des mesures d’éducation positive dans leurs classes (Australian Government, 2013) et aujourd’hui, le pays est considéré comme l’un des plus avancés dans ce domaine.

Un bilan mitigé

Certaines recherches menées en Australie suggèrent que la mise en oeuvre de ces programmes a notamment été associée à la réussite scolaire (Oberle et al., 2016) et à une diminution des signes de détresse psychologique chez les élèves (Chodkiewicz & Boyle, 2017). Toutefois, on note une absence de consensus des chercheurs quant à la réussite et aux effets réels des programmes d’éducation positive, plusieurs ayant mis en évidence de nombreuses limites, notamment sur le plan méthodologique, des recherches réalisées à ce jour. À ce titre, jusqu’à aujourd’hui, peu d’études longitudinales auraient été menées sur la mise en oeuvre des programmes d’éducation positive en Australie, ce qui tend à affaiblir plusieurs conclusions avancées quant à leurs effets positifs (Svane et al., 2019).

Par ailleurs, en dépit des objectifs des programmes d’éducation positive, il s’avère qu’en 2018, en comparaison avec ceux des autres pays de l’OCDE, les élèves australiens rapportent vivre en plus grande proportion de l’intimidation, un sentiment de solitude et la peur de l’échec, en plus de démontrer un taux d’absentéisme plus important (OCDE, 2019). On observe également une croissance de la détresse psychologique chez les jeunes, en Australie comme ailleurs dans les pays de l’OCDE : la proportion de jeunes Australiens vivant avec une santé psychologique fragilisée passe alors de 18,6 % en 2012 à 26,6 % en 2020 (Brennan et al., 2021). Ainsi, en misant sur les programmes d’éducation positive depuis plus de 20 ans, l’Australie ne semble pas avoir réussi à contrecarrer l’augmentation de la détresse psychologique des jeunes observée au niveau mondial et peu de résultats probants ont été démontrés concernant l’amélioration de la santé mentale et du bien-être des élèves.

Si l’intention était noble et l’objectif valeureux, il semble paradoxal qu’un pays faisant la promotion de la gestion axée sur les résultats et de l’efficacité et de l’efficience de ses politiques publiques persiste à investir des fonds publics dans la mise en oeuvre de programmes qui, sur le plan des résultats scolaires autant que du point de vue socioémotionnel, n’atteignent pas depuis plus de 20 ans les objectifs ciblés. Ainsi, en 2021, l’Australie a d’ailleurs lancé Be You, une plateforme visant à outiller l’ensemble des éducateurs dans leur implantation des programmes d’éducation positive existants dans les écoles. Cette initiative s’inscrit dans la mise en oeuvre du National Children’s Mental Health and Wellbeing Strategy, un plan à long terme publié en 2021. Comment se fait-il donc que l’Australie se montre aussi persévérante et continue d’investir dans des programmes d’éducation positive quand ceux-ci ne semblent pas passer le test de la réalité ?

« La valeur publique » comme explication au paradoxe soulevé

Shaw et Richet (2012) proposent une piste intéressante pour mieux comprendre ce paradoxe. Aux logiques du marché, de la concurrence et de la rationalité néolibérale guidant l’action publique se juxtaposerait, dans le contexte australien, une approche plus interactionniste de partenariat, d’intersectorialité et de gouvernance des politiques publiques. C’est ce que ces auteurs nomment la « valeur publique » et celle-ci serait au coeur des représentations des problèmes publics et des politiques à mettre en oeuvre pour y remédier. Ainsi, l’Australie concevrait plutôt le bien-être dans un paradigme de santé publique où des changements durables sont visés, dans une vision holistique et de développement de la capacité d’agir de chacun.

La dimension interactionniste met l’accent sur les relations interpersonnelles dans l’élaboration et la conception des politiques, ce qui semble par ailleurs constituer une innovation en soi. Pour le réseau scolaire, cela signifie renouer avec la facette humaine du métier, négligée après plusieurs années de nouvelle gestion publique. Dans ces dimensions relationnelles, globales et holistiques, la valeur publique n’est pas sans rappeler la théorie du faire sens de Spillane et al. (2002) pour qui les organisations doivent leur existence aux interactions quotidiennes des acteurs en place, créant ainsi un sens aux actions et aux objectifs encourus.

La théorie du « faire sens » se concentre sur les dimensions symbolique et intersubjective des phénomènes et invite les acteurs d’une organisation à rendre intelligible un concept continuellement en mouvement, à l’intérieur d’un processus global et organisé (Spillane et al., 2002). C’est à l’issue et à travers ce processus qu’émergerait alors un sens aux situations parfois ambiguës du quotidien et du métier. Ainsi, l’essence interactive de la « valeur publique » pourrait concourir à créer du sens dans les établissements scolaires et les dimensions polysémique, subjective et évolutive du bien-être pourraient constituer un terreau fertile pour une démarche de création de sens à qui veut bien s’y intéresser et s’y atteler.

Par exemple, l’évaluation de la mise en oeuvre du programme d’éducation positive australien implanté au primaire a mis de l’avant le fait que le programme constitue un vecteur de sens et est créateur de sentiment d’appartenance chez les enseignants et les élèves. En effet, cultiver une compréhension commune du bien-être paraît s’inscrire dans les principes défendus par Spillane et al. (2002) selon lesquels les relations, les interactions et la collaboration seraient au coeur d’une démarche de faire-sens.

La persévérance de l’État australien à l’égard des programmes d’éducation positive en dépit des résultats quantitatifs décevants pourrait s’expliquer notamment par la portée universelle du bien-être et le sens que cette notion engendre chez les acteurs de l’école. Ainsi, analyser ces programmes à la lumière de la théorie du sensemaking pourrait permettre de dégager une compréhension renouvelée de la notion de « valeur publique » et potentiellement plus fine du phénomène en cours. Lorsque l’on sait que le sens vécu est un élément central de la théorie de l’épanouissement personnel (flourishing) de Seligman (2012) et que cela constitue un ingrédient clé au bien-être, créer du sens dans l’action publique ne peut qu’engendrer des comportements, des émotions et des résultats positifs.

Pour autant, la mise en oeuvre des programmes d’éducation positive s’inscrit également dans une logique néolibérale de la gestion axée sur les résultats, le bien-être étant perçu comme un moyen de favoriser la réussite scolaire et sociale. Enfin, certaines recherches suggèrent que les pratiques néolibérales seraient en partie responsables de la détresse psychologique à l’école (Maranda et al., 2014). Reste donc à savoir si le sens dégagé par l’intégration des programmes d’éducation positive menée en 2021 doublée à la valeur publique australienne réussira à agir plus efficacement sur la santé psychologique des élèves.