Quand le directeur lui décrit des élèves exemplaires, Célestin Freinet se dit à lui-même : « Moi, mon problème c’est l’inverse. Ils ne sont pas indisciplinés, ils sont amorphes. Ils ont l’air absents, abattus […] Ils jettent parfois des regards désespérés vers la fenêtre ou vers l’horloge » (Poblete, 2018, p. 24). Freinet regorge d’idées pour guérir de l’ennui : donner des cours en plein air, contextualiser les savoirs, écrire pour un lectorat, étudier les mollusques parce qu’un escargot distrait la classe… Freinet sent que son rôle consiste moins à contribuer à « l’accroissement continuel de la matière » (1920, p. 134) qu’au développement des êtres et la formation des intelligences. Cette attitude, visant une curiosité autoentretenue, se retrouve de la maternelle à l’université. Utopique, Chabrun (2015) invitait à débarrasser l’école de toute forme d’ennui, d’échec et de compétition. Terre-à-terre, le physicien Richard Feynman (1979) prônait l’astuce consistant à amuser avant de refiler « en douce un peu de matériel éducatif » (p. 214). Il voulait faire découvrir les lois de la physique comme on assemble les pièces d’un puzzle (Feynman, 1993). Intrigant, Lucien Jerphagnon (2011) considérait que pour bien enseigner, il faut dire ce qu’il y a à dire, de telle façon que les élèves attendent la suite et tentent de le garder en tête. Jerphagnon prenait soin de placer chaque chose dans son contexte, le texte dans son siècle, le philosophe dans son histoire et, toujours, insistait sur la nature provisoire de la connaissance. Surtout, il n’enseignait pas, « il racontait », il animait le concept sous les yeux ébahis de ses étudiants. L’un d’entre eux raconte : La plupart des auteurs anti-ennui sont conscients d’être idéalistes. Ils savent que l’on finit toujours par surprendre l’ennui, bouté hors de la classe, qui revient en passant par la fenêtre. C’est que l’expérience humaine se déroule, tout entière, entre l’extase et l’ennui (Cioran, 1952) ; entre la souffrance et l’ennui (Schopenhauer, 1819). Vincent et ses collègues (2003) regrettaient que l’ennui soit considéré comme un ennemi à abattre. Que beaucoup d’étudiants s’ennuient, ils en conviennent, mais pas qu’il faille nécessairement y remédier. Pour Meirieu (2019), ce qu’il est important d’apprendre n’est pas forcément intéressant et ce qui est intéressant n’est pas forcément important. Pour Sponville (2018a), le bon élève n’est pas celui qui ne s’ennuie pas, mais celui qui accepte de s’ennuyer. Il est celui qui surmonte les passages ennuyeux présents dans tous les grands livres (Russell, 1962). Pour Sponville, le mauvais élève rejette le livre qui fait naitre son ennui (« c’est nul », pense-t-il), tandis que le bon élève persévère (« je ne suis peut-être pas à la hauteur »). Inversement adaptées à l’âge de l’apprenant, les pédagogies de l’intérêt (spontané ou suscité) aimeraient éviter ce que l’élève ne désire pas (Meirieu, 2019). Malheureusement, ce qu’il ne désire pas, c’est-à-dire ce qui l’intéresse, n’est pas forcément dans son intérêt (Meirieu, 2017). Dès lors, ces pédagogies prennent le risque de s’abîmer dans le plaisir, et d’évacuer l’apprentissage (Meirieu, 2019). Donner sens à l’ennui, c’est assumer la tension entre l’envie et l’impossibilité de le faire disparaitre. En évitant divertissement et dissipation, l’élève peut passer du plaisir immédiat au but lointain (Russell, 1962). Sans cela, jamais il ne progresse (Sponville, 2003, 2018a) : un musicien répète inlassablement des gammes, un chimiste nettoie mille fois ses éprouvettes… L’enseignant peut dire non et oui à l’ennui. La clef de ce pseudo-paradoxe se trouve dans la relation pédagogique : l’enseignant d’un côté, l’élève de l’autre. Apprendre n’est pas enseigner. L’enseignant doit faire son travail : alimenter la curiosité (Freinet), intriguer (Jerphagnon), susciter l’attention (Sponville), …
Parties annexes
Bibliographie
- Alain. (2015). Propos sur l’éducation. Presses universitaires de France. (Oeuvre originale publiée en 1932).
- Chabrun, C. (2015). Entrer en pédagogie Freinet. Libertalia.
- Cioran, E. (1952). Syllogismes de l’amertume. Gallimard.
- Feynman, R. (1979). Qu’est-ce que la science?. (H. Isaac, J.-M. Lévy-Leblond et F. Balibar, trad.). Dans La nature de la physique (p.209-232). Éditions du Seuil. (Oeuvre originale publiée en 1966a)
- Feynman, R. (1993). À la recherche de lois nouvelles (H. Isaac, J.-M. Lévy-Leblond et F. Balibar, trad.). Dans La nature de la physique (p.177-207). Éditions du Seuil. (Oeuvre originale publiée en 1965).
- Freinet, C. (1920). Chacun sa Pierre, capitalisme de culture. L’école émancipée, 32.
- Meirieu, P. (2017). Peut-on susciter le désir d’apprendre ?. Dans Ouvrage collectif, La motivation (p. 48-54). Éditions Sciences Humaines.
- Meirieu, P. (2019). De l’ennui en pédagogie. https://www.meirieu.com/ARTICLES/ennui.pdf
- Onfray, M. (2014). Ne pas écrire sous soi [préface]. Dans J.-L. Dumas (dir.). Lucien Jerphagnon. Mes leçons d’antan. Platon, Plotin et le néoplatonisme. Les belles lettres.
- Poblete, M. (2018). Célestin Freinet. Non à l’ennui à l’école. Actes Sud.
- Russell, B. (2001). La conquête du bonheur (N. Robinot, trad.). Payot. (Oeuvre originale publiée en 1962).
- Schopenhauer, A. (1966). Le monde comme volonté et comme représentation. (A. Burdeau, trad.). Presses universitaires de France. (Oeuvre originale publiée en 1819).
- Sponville, A.-C. (2018a). L’inconsolable et autres impromptus. Presses universitaires de France.
- Sponville, A.-C. (2018b, 2 mars). L’inconsolable et autres impromptus : la mélancolie contemporaine. La grande libraire [émission de télévision]. France 5.
- Vincent, J.-D., Sponville, A.-C., Bergounioux, P., Meirieu, P., Todorov T., Roustang, F. Vaillant A., Audigier, M.-N., Birouste, J., Dubet, F., Flahault, F., Hussenet, A., Jullien, L., Lipovetsky, G., Nahoum-Grappe, V. et Tavoillot, P.-H. (2003). L’ennui à l’école. Albin Michel.