Corps de l’article

La collaboration entre les milieux scolaires et universitaires prend parfois des formes inattendues. Celle dont il sera question dans cette chronique est issue des suites d’un séminaire à la maîtrise en orthopédagogie.

Le rôle de l’orthopédagogue

Selon le Référentiel des compétences professionnelles liées à l’exercice de l’orthopédagogue au Québec (ADOQ, 2018), l’orthopédagogue doit non seulement intervenir directement auprès des élèves en difficulté, mais également collaborer et coopérer avec les membres de l’équipe-école à l’établissement et au maintien de pratiques éducatives, pédagogiques, didactiques soutenant la réussite pour tous. Il est ainsi amené à « identifier et instaurer des modalités et des conditions favorables à la réussite de qualité des apprenants » (p. 27). Sur la base de ce rôle d’accompagnement et de soutien, l’orthopédagogue dont il est question dans cette chronique a puisé dans les savoirs acquis lors d’un séminaire universitaire pour proposer à son équipe-école une nouvelle approche pour enseigner la grammaire : l’apprentissage de l’abstraction.

Une nouvelle approche : l’apprentissage de l’abstraction

Après avoir observé des lacunes importantes dans les savoirs grammaticaux des élèves de son école, dont la syntaxe, la ponctuation et l’orthographe grammaticale, elle s’est questionnée sur l’avantage de proposer de nouvelles approches à ses collègues. L’apprentissage de l’abstraction (Barth, 2004) consiste à exploiter des exemples positifs et négatifs pour amener les élèves à dégager les caractéristiques essentielles d’un concept (ici, les classes de mots). Selon Barth (2015), un concept représente beaucoup plus qu’un mot pour désigner une réalité abstraite. Pour comprendre ce qu’est un concept, il faut en faire l’expérience singulière et contextualisée. Ainsi, un concept est à la fois un mot qui le désigne, des attributs qui l’identifient et une pluralité de cas auxquels les attributs s’appliquent. Au cours du séminaire, deux activités ont été expérimentées par les étudiantes, les plaçant en posture d’apprenant. La professeure a animé l’activité proposée par Barth (2015) à partir des toiles impressionnistes, puis une autre pour dégager les caractéristiques d’une fonction syntaxique, soit l’attribut du complément direct. Des exemples de corpus pour les élèves ont également été présentés. À la suite de ces expériences et des échanges en séminaire, l’orthopédagogue a choisi de s’engager dans cette voie avec son équipe-école.

L’orthopédagogue avait établi avec les enseignants de son école une solide et étroite collaboration au fil des années. Il était important pour elle, dès son arrivée dans cette école primaire, de sortir du cadre habituel de l’intervention orthopédagogique en dénombrement flottant et de travailler avec les enseignants pour actualiser les pratiques et offrir un service efficace ayant des retombées sur le plus grand nombre d’élèves possibles. Adepte du coenseignement, elle allait donc régulièrement dans les classes pour mettre en place de nouvelles approches pédagogiques avec les enseignants, ce qui a permis de créer un véritable climat de confiance et d’entraide au sein de l’équipe.

Devant l’engouement généré par l’orthopédagogue de renouveler les pratiques enseignantes de l’équipe-école, la direction d’établissement avait aussi décidé de dégager des sommes afin que s’organisent des rencontres collaboratives animées par l’orthopédagogue. Lors de ces rencontres, cette dernière pouvait partager avec dix enseignants ses découvertes issues de ses lectures et de sa formation continue et entreprendre avec eux la planification de matériel ou d’une nouvelle séquence didactique reposant sur des pratiques efficaces reconnues par la recherche. Ces rencontres collaboratives, formelles et ayant lieu tous les deux mois, permettaient également de réguler les pratiques et de réfléchir en équipe à des solutions pouvant apaiser certaines craintes alimentées par un changement de pratique parfois radical. Ainsi, après avoir travaillé longuement à innover sur le plan des pratiques pédagogiques en lecture, l’équipe-école avait décidé de s’attaquer à l’enseignement de savoirs grammaticaux se prêtant très bien à l’apprentissage de l’abstraction.

Si la démarche est bien explicitée par Barth, les activités concrètes pour la mettre en application en classe sont quasi absentes. Pour l’orthopédagogue, il s’avérait essentiel de s’appuyer sur des conditions de collaboration efficaces, soit la disponibilité du matériel et l’accompagnement en classe (Giguère et al., 2018). Or, pour offrir ce matériel à plusieurs niveaux scolaires, elle devait construire les exemples-oui et les exemples-non pour chacun des concepts grammaticaux à l’étude de même que les consignes dirigeant l’activité. La collaboration informelle entre elle et la professeure a constitué le point de bascule entre le projet et sa réalisation.

Le besoin de soutien

Une fois l’intérêt et le questionnement manifestés, l’orthopédagogue a ressenti le besoin d’être validée dans sa démarche de conceptualisation. Elle a donc entrepris un échange de courriels avec son ancienne professeure dans lequel elle désirait d’abord s’assurer que les activités élaborées avec l’équipe-école, comme les exemples contrastés, étaient adéquates et en nombre suffisant. Elle souhaitait ensuite partager avec elle certaines interrogations liées à l’implantation de cette nouvelle approche, fort différente de ce à quoi les élèves étaient habitués. Par exemple, l’orthopédagogue se questionnait sur la façon de faire progresser efficacement l’activité si les élèves ne parvenaient pas à dégager les caractéristiques de l’objet à l’étude.

La professeure a répondu aux questions de l’orthopédagogue et validé les corpus d’exemples en faisant ressortir les conditions nécessaires à cette construction (variété des exemples, anticipation des réponses des élèves, clarté des consignes, etc.) permettant une reproduction pour de futures expérimentations.

Travailler les classes de mots par le biais de l’apprentissage de l’abstraction a duré quelques mois pour l’orthopédagogue et son équipe et, bien que certains enseignants se soient montrés sceptiques au départ envers cette approche, ils ont été forcés d’en reconnaître le succès. Ils ont constaté qu’après six séances, la grande majorité des élèves connaissaient les classes de mots et les distinguaient sur la base de leurs caractéristiques lorsqu’ils effectuaient des exercices d’écriture tels que des dictées métacognitives (dictée 0 faute ou phrase dictée du jour). De plus, s’ils ont eu besoin de plus d’accompagnement pour dégager les caractéristiques des classes de mots à l’étude lors de la première période où des exemples contrastés leur étaient présentés, les élèves ont rapidement compris le fonctionnement dès la deuxième période et ils avaient hâte de découvrir les prochaines classes de mots ciblées. Ils ont démontré une grande motivation tout au long des activités et plusieurs, tant des élèves performants que des élèves considérés comme étant en difficulté, ont verbalisé qu’ils avaient maintenant une meilleure compréhension des classes de mots. Ceci s’est évidemment répercuté dans la qualité de l’orthographe de leurs productions écrites.

Conditions d’efficacité

Sans l’ouverture et le soutien de la professeure, l’orthopédagogue n’aurait pas expérimenté l’apprentissage de l’abstraction dans son école. Par conséquent, les enseignantes n’auraient pas développé cette nouvelle approche et les élèves n’auraient pas bénéficié d’un enseignement efficace et durable. C’est donc une collaboration informelle entre le milieu universitaire et le milieu scolaire qui a permis la réalisation d’une collaboration formelle dans une équipe-école pour la réussite des élèves. La bienveillance, l’accessibilité et la disponibilité des chercheur·euse·s demeurent une condition essentielle à cette forme de collaboration. La confiance, le respect et l’engagement des orthopédagogues à collaborer avec les enseignants représentent également une condition pour la réussite de tous les élèves.