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La pandémie de COVID-19, en raison du passage (en tout ou partie) à la formation à distance, a été l’occasion d’un raz-de-marée de nouvelles plateformes numériques dans le monde de l’éducation. Qu’il s’agisse de Microsoft Teams ou encore de Google Classroom, ces plateformes existaient toutefois depuis plusieurs années. D’ailleurs, bien des établissements les avaient déjà intégrés à l’éventail des solutions numériques adoptées pour soutenir les enseignements et les apprentissages. En revanche, jusqu’au premier confinement, leur usage restait marginal ou exceptionnel. Or, le contexte dans lequel elles ont été généralisées n’a évidemment pas permis de les soumettre à un débat de fond.

Précisons, d’emblée, que le propos de ce texte n’est pas de discuter de la pertinence qu’ont récemment pu avoir ces outils. Quand bien même les usages que l’on en fait méritent être discutés, bonifiés et pourquoi pas sévèrement critiqués, nul ne saurait nier l’utilité qu’ils ont eue dès le début du confinement. En revanche, on aurait tort d’aborder ce sujet sous le seul prisme de l’utilitarisme, car ces plateformes ne sont pas neutres : c’est la raison pour laquelle nous devons discuter du recours massif à celles-ci. Cela implique notamment de prendre conscience de la force potentielle des entreprises du numérique sur les politiques publiques et de ses conséquences (notamment économiques, sociales, culturelles et environnementales).

Entreprises privées et politique publique de l’éducation

L’engagement des compagnies du numérique dans la sphère publique, singulièrement en éducation, n’est pas à proprement parler inédit : dès les années 1980, l’industrie de la micro-informatique et du logiciel a investi les écoles, notamment en proposant des solutions technologiques à coût faible, voire nul, aux institutions, aux personnels et aux apprenant·es. Aujourd’hui, plusieurs fondations bien connues illustrent cette nouvelle philanthropie qualifiée de « philanthrocapitaliste » et qui se caractérise par le soutien à des programmes à vocation sociale en escomptant bénéficier de retours sur investissement à long terme ou, plus passivement, de tirer parti d’investissements « socialement responsables » (« The Birth of Philanthrocapitalism. The Leading New Philanthropists See Themselves as Social Investors », 2006). Au cours des derniers mois, des entreprises (incluant les Google, Facebook et Microsoft) ont répondu aux appels de l’UNESCO en faisant don de capitaux et en mettant à disposition des plateformes et des applications pour faire face aux défis éducatifs. Plus que dans d’autres sphères, le philanthrocapitalisme numérique se démarque par sa capacité à mobiliser des capitaux importants, à agir rapidement et avec une large influence (Saura, 2020).

Toutefois, cette philanthropie n’est pas sans effet. D’abord, par des mécanismes fiscaux que l’on retrouve dans de nombreux pays, elle érode le soutien aux dépenses gouvernementales. Soustrayant les investissements à l’impôt, elle ne permet pas d’abonder le financement de l’éducation public dont on connaît pourtant les défis. Ensuite et surtout, elle permet de sortir du débat public les choix qui devraient procéder de la discussion et de la délibération collective, avec les actrices et acteurs de l’éducation, les commissions et centres scolaires, les ministères, etc. Au même titre que la séparation des pouvoirs, une réflexion doit donc être menée afin de maintenir un état de vigilance sur les interférences potentielles entre sphère publique et sphère privée (McGoey, 2021).

Respect de la vie privée et environnement : deux des angles morts du débat public

La question de gouvernance n’est pas la seule qui doit nous préoccuper. Savoir s’il est ou non préférable de confier à des intérêts privés le choix de retenir la plateforme d’une entreprise plutôt qu’une autre n’est que la partie émergée de l’iceberg. En fait, les enjeux du numérique en éducation incluent des préoccupations aux multiples ressorts. On sait que l’hyperprésence du numérique inquiète, parfois pour de bonnes raisons, certains parents d’élèves, pédagogues, professionnels de la médecine et psychologues. En ce sens, le gouvernement du Québec a entrepris des consultations concernant l’impact du temps d’écran chez les plus jeunes. Cette initiative, malgré ces imperfections, est utile pour reprendre la main sur le sujet du numérique.

Du reste, la question de la confidentialité des données et du consentement à l’exploitationde ces données continue de se poser. On connaît la situation de fuites involontaires de données, parfois dues à l’incurie d’entreprises ayant insuffisamment sécurisé leurs serveurs (p. ex. le piratage d’Equifax en 2017) ou à la malveillance d’employés (p. ex. la fuite de données chez Desjardins). À ce compte, le secteur éducatif n’est pas en reste. Le Government Accountability Office, l’organisme d’audit, d’évaluation et d’investigation du Congrès étatsunien, a ainsi déterminé qu’une centaine de brèches de données a affecté plusieurs milliers d’élèves de la maternelle au secondaire entre 2016 et 2020 aux États-Unis (GAO, 2020). EDUCAUSE met ainsi de l’avant la question de la sécurité des données comme étant un enjeu saillant en enseignement postsecondaire (voir, notamment, Kelly et al., 2021). Aussi, même si le scandale « Facebook-Cambridge Analytica » a peut-être permis de sensibiliser à la façon dont les données personnelles pouvaient être exploitées à des fins discutables, on mésestime encore l’utilisation de données que l’on consent à accorder aux plateformes. En éducation, un certain flou est concédé aux entreprises du numérique qui peuvent ainsi accéder aux données nominatives des apprenant·es et de leur·es enseignant·es, à leurs habitudes d’utilisations, leurs résultats, etc., et ainsi optimiser, par exemple, des algorithmes publicitaires. L’entreprise Facebook s’étant placée, à son tour, comme une potentielle actrice du numérique éducatif, qu’advient-il des métadonnées des apprenant·es récoltées dans le cadre d’activités pédagogiques ? Le sujet est d’autant plus problématique lorsque l’on fait manipuler, en classe, des matériels et applications à des mineurs. Le recours à des logiciels libres fait partie des solutions, car leur dimension collaborative permet d’identifier plus rapidement les vulnérabilités. Cela dit, à ce sujet, il importe de disposer de stratégies de soutien développées par les plus hautes instances décisionnelles (notamment à l’échelon gouvernemental), car leur adoption n’est pas toujours chose aisée.

Enfin, même si l’on voit depuis plusieurs années une volonté sérieuse de se saisir de la question environnementale en éducation tandis que la crise climatique est à nos portes (voir, notamment, Léna et Wilgenbus, 2020), l’impact environnemental du numérique reste tout à fait mésestimé. En raison de l’enseignement à distance relié à la pandémie et si le travail à distance devait se poursuivre jusqu’à la fin de 2021, il avait été estimé que l’empreinte carbone mondiale pourrait augmenter de telle sorte que l’on aurait besoin d’une forêt équivalent, en surface, à deux fois le Portugal ou la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean pour séquestrer entièrement toutes ces émissions (Obringer et al., 2021). Quand les rapports du GIEC ne cessent de plaider pour une réduction des gaz à effet de serre, la tendance ne paraît guère soutenable.

Vers une nouvelle autonomie numérique

Le recours raisonné au numérique constitue un point d’équilibre encore précaire. Depuis une quinzaine d’années, nous sortons de l’approche enthousiaste et « terre-à-terre » sur le sujet ; ainsi, le Cadre de référence de la compétence numérique (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2019) comporte les ferments d’un changement de paradigme. Entre empowerment, souci du développement durable, protection de la vie privée et développement d’une citoyenneté numérique, cette nouvelle approche doit conduire à outiller sérieusement les apprenant·es, ainsi que les enseignant·es et futur·es enseignant·es afin de développer une posture critique à l’égard du numérique et de leurs propres pratiques. Pour cela, les travaux en sciences de l’éducation ne peuvent se borner à traduire plus ou moins explicitement une simple prescription vers davantage d’usage des TIC. Enfin, une large réflexion devra être menée sur le curriculum de formation initiale déjà pauvre quant au numérique, en impliquant pouvoirs publics, actrices et acteurs de l’éducation et société civile.